Histoire du Parnasse/La question Déroulède

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Éditions "Spes" (p. 329-338).

CHAPITRE XV
La question Déroulède

Pendant qu’ils travaillaient péniblement à reconquérir un public qui avait bien d’autres idées en tête que la poésie, et qui s’acharnait à reconstituer la prose de son existence, voici que, à côté de leurs noms encore peu connus, apparaît un nom de plus en plus répété : aux magasins des libraires surgissent des piles de petits livres qui s’enlèvent : les Chants du Soldat atteignent en 1881 leur soixante-dixième édition, autant d’éditions que celles de tout le Parnasse réuni. D’où sort ce Déroulède qui rafle les suffrages du public, dédaignés devant la galerie, mais au fond tant désirés ?

Jusqu’en 1870, Déroulède n’est et ne veut être qu’un poète à la façon d’Alfred de Musset ; il adore son maître ; il a toujours sur lui un petit Musset de poche qu’il emportera à Sedan, et dans les prisons allemandes[1]. Il aime tant l’auteur de Rolla que, déjà combatif, mais sur les questions d’art seulement, il empêche un jour, à lui seul, Émile Deschanel de terminer, à la Salle des Capucines, une exécution de son dieu[2]. Heureux de vivre, fils d’un avoué de Paris qui le laisse suivie ses goûts littéraires, il a une pièce jouée aux Français, le 9 juin 1869, Juan Strenner, drame en un acte et en vers, dit l’affiche, en vers qui ne sont ni bons ni mauvais, étant dédiés à Émile Augier, son oncle et son maître[3]. Le neveu va plus loin que l’oncle, et l’élève abandonne le maître sur un point : Déroulède est cosmopolite, sinon internationaliste ; il lit chaque dimanche La Rue de Jules Vallès ; à toutes les manifestations d’étudiants il hurle avec conviction :


Les peuples sont pour moi des frères I


Il est citoyen du monde, compatriote de l’étranger, comme Sully Prudhomme. Il est en revanche, plein de froideur pour son pays, et d’aversion pour les choses militaires : nous sommes à la fin du Second Empire ; la France a la fièvre, et quand la France est malade, elle croit qu’elle n’aime plus son armée. Comme tant de jeunes gens qui ont la pudeur de leurs vertus et le cynisme de leurs défauts, Déroulède affiche les mêmes sentiments qu’un autre faux sceptique, atteint lui aussi par la malaria de l’époque : Mérimée écrit à une amie, le 15 septembre 1870 : « j’ai, toute ma vie, cherché à me dégager des préjugés, à être citoyen du monde avant d’être français, mais tous les manteaux philosophiques ne servent de rien[4] ». Dix jours après il meurt de chagrin, tandis que Déroulède, libéré de sa haine du militarisme, se bat avec entrain, et se fait décorer pour être entré le premier dans la ville de Montbéliard, après avoir pourchassé les Allemands, avec sa compagnie de tirailleurs, le 15 janvier 1871[5]. Le Ier mars, il envoie à ses parents la protestation des représentants de l’Alsace-Lorraine, et leur annonce que, engagé pour la durée de la guerre, il reste dans l’armée : « je ne dois pas seulement être prêt à me faire tuer pour la France, je dois ne plus vivre que pour elle. Mon but est de lui préparer des libérateurs et des soldats… À dater d’aujourd’hui, je me voue à la Revanche, et, pour tout aussi longtemps que nos frères séparés n’auront pas été réunis à nous,… je me donne à l’Armée, corps et âme[6] ». Tandis que Leconte de Lisle exprime l’idée que nous reprendrons l’Alsace et la Lorraine, Déroulède se consacre à la réalisation du projet. Il ne songe plus qu’à la guerre contre l’étranger, et goûte peu la guerre civile ; il se bat contre la Commune parce qu’il le doit, mais il épargne les communards, même celui qui lui a cassé le bras[7]. Leconte de Lisle et Anatole France le trouveraient tiède en matière de répression.

Alors, forcé par une nouvelle blessure de quitter l’armée, il se donne pour mission de secouer « la morne immobilité de la nation », d’entretenir le patriotisme français, sans le pousser jusqu’aux excès du patriotisme allemand, mais en l’empêchant de sombrer à nouveau dans la niaiserie humanitaire[8]. Ainsi, il trouve Bergerat en train de composer un Bella matribus detestata mis au goût du jour : une allemande et une française échangent des lamentations sur la mort de leurs deux enfants tués l’un par l’autre, et les deux voceratrices chantent l’horreur des massacres : « Non ! non ! lui crie Déroulède, pas ça ! ce n’est pas le moment ! Je vous en prie, brûlez ce poème I » La sincérité de son exaltation est manifeste : pour Déroulède il n’y a plus que les Prussiens, et la Revanche[9]. En 1872, paraissent les Chants du Soldat, puis toute la série des autres Chants ; le succès est tel que les jalousies s’éveillent vite. Flaubert, qui partage les idées de Leconte de Lisle, cite « en fait d’ineptie » le triomphe de l’Hetman, en 1877 : « quels vers ! » soupire-t-il[10] ; et pourtant, cela vaut presque, fond et forme, les drames de son ami L. Bouilhet. Deux ans plus tard le succès a encore grandi, et la colère de Flaubert augmente : « Voilà bien les journaux ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Déroulède assimilé à Leconte de Lisle… ! La vie est lourde[11] ! « Flaubert n’a pas pu cacher son indignation au principal intéressé ; on l’entend d’ici : — Vous, de Lisle, comparé à Déroulède ! Hénorme ! Hénaurrmme !! — Leconte de Lisle, quand on prononce devant lui le nom détesté, répète une formule qui est un mot d’ordre : « Ce n’est pas assez de ne pas parler de ce jeune homme, il faut encore en mal parler[12] ». J’ignore où les frères Tharaud ont trouvé ce mot, mais on peut leur faire confiance. Ils le commentent brièvement : — Ah ! la parole sotte et méchante ! — Méchante, oui certes ; mais sotte, non pas. C’est, chez Leconte de Lisle, une conviction réfléchie, et fort ancienne ; Calmettes, qui l’en blâme du reste, trouve en lui « un adversaire déclaré des Muses patriotiques[13] ». Il l’était pendant le siège ; il l’est, plus que jamais, quand il s’agit des Chants du Soldat, parce que le succès de Déroulède est la vivante et triomphale réfutation de la théorie qu’il exposait en 1864 à propos de Béranger : « les sentiments patriotiques, très vénérables en eux-mêmes, sont impuissants à créer un poète, impuissants à enseigner le génie de l’Art… L’Esprit souffle où il veut, et les mystérieux trésors de la poésie ne sont pas le salaire obligé des vertus morales[14] ». Mêmes coups de cravache, un peu plus tard, sur le dos d’Auguste Barbier ; le vrai moraliste se contente d’étudier les mœurs : « son œuvre est un miroir dont la netteté fait le prix. Que chacun s’y regarde et s’y reconnaisse, pour peu qu’il y tienne. Mais le moraliste ne corrige point les mœurs, et, par suite, il ne prêche point, parce qu’il n’appartient à qui que ce soit d’enseigner l’héroïsme aux lâches et la générosité aux âmes viles, non plus que l’esprit aux niais, et le génie aux imbéciles. Il serait aussi facile aux chimpanzés de donner des leçons de zend et de sanscrit à leurs petits ». Mais le poète ? Le poète satirique peut être un moraliste excellent, au sens que Leconte de Lisle vient de définir, « pourvu qu’il ne s’abaisse pas au niveau des excitateurs à la vertu par l’appât des mauvaises rimes… Dès qu’il cède à cette tentation déplorable et qu’il monte en chaire, l’artiste meurt en lui, sans profit pour personne, car il n’existe d’enseignement efficace que dans l’art qui n’a d’autre but que lui-même[15] ». Leconte de Lisle aurait pu se contenter d’appliquer à Déroulède cette doctrine qu’il avait mise au point du temps qu’il était un penseur solitaire. Mais maintenant il a derrière lui une troupe de séides, et il leur donne un mot d’ordre meurtrier, qui est obéi. Catulle Mendès, constatant qu’on leur oppose la brusque célébrité de l’auteur des Chants du Soldat, couvre de fleurs cet homme estimable, à l’âme hautaine, qui a l’élan, la force, la sincérité ; aucun Parnassien ne lui conteste la loyauté, l’ardeur, l’inspiration même : « mais voilà, il n’est pas un artiste. Seuls, les artistes, les vrais artistes, demeurent. M. Paul Déroulède n’a pas daigné travailler, ou n’a pas pu… Pour être longtemps entendues, il faut que, même patriotiques, les trompettes ne sonnent pas faux[16] ». La consigne passe de bouche en bouche : Jules Tellier lance aussi son anathème, à la fin de son chapitre sur les poètes penseurs : « je pourrais faire de M. Déroulède un philosophe… Car, si l’on se donne pour mission de pousser les hommes à la frontière, ce ne peut être qu’en raison d’une certaine notion du devoir. Mais y a-t-il nécessité à ce que je parle de M. Déroulède [17] ? » M. Lanson est de cet avis, et ne prononce même pas le nom de l’artiste dédaigné. M. Strowski, qui admire l’homme, nie l’écrivain[18]. M. Léon Daudet le trouve « excellent homme et orateur entraînant, mais cerveau vide[19] ». M. Lalou l’exécute en quatre lignes[20]. Enfin, au dernier degré de la virulence, Huysmans se permet d’écrire : « le patriotisme de Déroulède, quelle admiration assurée auprès des imbéciles[21] ! » Mais depuis combien de temps Joris-Karl Huysmans était-il français[22] ?

Heureusement pour l’honneur de l’École il s’est trouvé au moins deux Parnassiens pour défendre Déroulède. Louis Ménard, en 1899, s’indigne de sa condamnation, et écrit là-dessus à Coppée des lettres admirables[23]. Louis de Fourcaud fait son éloge funèbre, le 30 janvier 1914 : « c’était une âme exaltée, mais une âme héroïque, le plus désintéressé des patriotes, le plus fidèlement et le plus farouchement attaché à ses convictions… Il meurt enveloppé dans les plis du drapeau… Somme toute un beau type de Français. Honneur à sa mémoire[24] ! » C’est ce que dit, avec quelques réserves de lettré, Henri Chantavoine[25]. Enfin, un bon poète, Charles Le Goffic, refuse de dire du mal de ce grand cœur :


Comme d’autres le fanatisme de la Croix
Il eut, lui, la folie insigne de la France[26].


Il y a plus de valeur d’esprit à défendre une réputation attaquée par des conjurés qu’à répéter une formule courante ; c’est un cliché de nier la valeur artistique des Chants du Soldat, de dire que ça n’existe pas. Pourtant leur auteur a pour lui le signe à peu près certain du talent : la modestie. En 1879, l’Académie devait décerner pour la première fois le grand prix quinquennal de dix mille francs ; on prononçait des noms, entre autres celui de Déroulède ; le Secrétaire Perpétuel reçut du neveu d’Émile Augier cette lettre, probablement unique dans les archives de l’Institut : « mon oncle m’apprend que mon nom est mis en avant pour le prix Jean Raynaud : je suis, vous n’en pouvez pas douter, profondément sensible à la haute bienveillance que me témoignent ceux des membres de l’Académie qui ont bien voulu… parler pour moi ; mais ces flatteuses sympathies ne sauraient faire que j’aie à cette récompense littéraire les titres hors ligne qu’elle exige. Le Poète-Soldat ne se sent pas assez poète pour une pareille consécration, et il est trop soldat pour admettre que jamais aucun prix soit dû au patriotisme ». Quinze ans après, les Chants du Paysan sont couronnés, et Camille Doucet, donnant lecture de la lettre de 1879, conclut : « l’Académie décerne le prix Jean Raynaud à M. Paul Déroulède, qui n’a plus le droit de s’en croire indigne[27] ». Sans nous demander combien de Parnassiens auraient été capables de cet héroïsme littéraire, tâchons d’évaluer la valeur artistique de ces Chants. On a dit que, seuls avec les chansons de Béranger, ils avaient touché l’âme populaire : c’est vrai, et c’est bien quelque chose. On a dit encore qu’il y avait là plus d’éloquence que de lyrisme ; c’est vrai, et c’est dans la tradition de Malherbe. On a dit enfin qu’on rencontrait souvent dans ces Chants des vers admirables frappés à la Corneille[28] : ceux qui l’ont dit ont parfaitement raison, et, si je ne cite pas quelques-uns de ces vers-médailles, c’est pour laisser au lecteur le plaisir de découvrir lui-même ces passages qui ont fait battre le cœur de la France. En 1879, Déroulède était donc, vraiment, trop modeste. Il ne voulait pas se surfaire au moment où quelques-uns s’acharnaient à le diminuer. Il ne s’est pas attardé à ciseler des sonnets à l’époque où il s’agissait de refaire la frontière. Il a voulu mettre une vertu au cœur du pays, une arme au poing de la France. On admire fort les rapières du XVIe siècle, niellées, damasquinées, ou les épées-bijoux du xviiie siècle, mais une simple baïonnette Lebel, venue de la Tranchée sainte, mériterait la place d’honneur dans la plus belle des panoplies. L’arme forgée par Déroulède est admirablement trempée ; C. Coquelin la faisait vibrer, quand il disait Le vieux Sergent, ce chef-d’œuvre où le poètesoldat avait mis ses émotions de guerre, son admiration pour les vieux briscards, sa douleur fraternelle aussi, dans ces vers qui serrent le cœur et mettent des larmes aux yeux :


Mais un jet de sang noir s’échappa de sa bouche…


Il l’avait vu, ce jet de sang noir, s’échapper de la bouche de son frère André blessé à la poitrine, quand il essayait de le soulever, de le redresser, de l’emmener à l’abri[29]. Oserai-je déclarer devant les purs esthètes que ce vers ainsi commenté me paraît plus touchant, et plus beau, que les vers d’Homère sur la blessure d’Aphrodite, ou d’Harpalion, ou d’Hector, même dans la traduction de Leconte de Lisle : « Aias arrêta Hektôr qui se ruait, et il lui blessa la gorge, et un sang noir en jaillit[30] ».

Quant à ceux qui trouvent sa pensée médiocre, cela prouve simplement qu’ils condamnent sans lire, ayant cette petitesse d’obéir, sans s’en douter, au mot d’ordre de Leconte de Lisle. Je leur conseillerai de lire deux pages sur l’obstination qui sied au vrai soldat. Il n’y a rien d’aussi beau dans Servitude et Grandeur Militaires, et c’est plus réconfortant que la théorie de l’art pour l’art[31]. À l’étranger, on se rendait mieux compte de la valeur de ses idées ; quand il eut décidé, en 1886, le directeur du Novoïé Vremia, Katkof, à suggérer, très prudemment, l’idée d’une alliance de l’Empire russe avec une république, on dit, dans l’entourage de Bismarck : — il y a du Déroulède là-dessous[32].

Toute la flamme de son patriotisme a passé dans ses vers, comme dans son éloquence. Sybil, qui ne l’aimait pas pourtant, nous a donné un tableau vivant de son action oratoire, un jour qu’il parlait de la route du Rhin : la voix sonore, brève, la phrase martelée, haletante, les yeux levés, ne se baissant plus, fixés sur l’au-delà, voyant à travers l’espace et les collines la flèche du Munster : spectacle inoubliable[33] ! Inoubliables aussi, les paroles qu’il prononçait en 1913, debout dans une automobile, révélant son rêve suprême : « le vieux crieur de guerre accomplira sa tâche jusqu’au bout… Au jour de la bataille sanglante il ira en automobile, sur la ligne de feu, prendre part avec vous, ô mes jeunes frères d’armes, à la décisive et sainte victoire qui remettra le monde civilisé en équilibre, en replaçant la Prusse en Prusse, l’Alsace-Lorraine en France, et la France dans toute sa splendeur, dans toute son indépendance, et dans toute sa gloire[34] ».

Chaque lecture incline le lecteur dans le sens où penche l’auteur : il était donc bon que la France lût encore Déroulède en 1913. Etait-il aussi utile au pays que, en 1914, l’officier de liaison entre le Grand Quartier Général et le Gouvernement pût citer de mémoire des pages entières d’un écrivain « qui l’inclinait à un doux scepticisme », Anatole France[35] ?

L’enterrement même du héros, « où la vie éclatait jusque dans le trépas », est le dernier acte d’une tragédie où ne manque que le monde officiel, et ses pompes ; dans un article intitulé Déroulède petit-fils de Corneille, Maurice Barrès émet ce regret, ou plutôt ce blâme : « si l’on savait employer les forces de la France,… le Gouvernement prendrait la tête d’un immense cortège national…, et conduirait au Panthéon cet homme-drapeau[36] ». Mais le peuple, qui décerne seul, par sa présence, les vraies funérailles nationales, est là[37]. Place de la Concorde, il y a une minute de silence religieux quand, devant la statue de Strasbourg, s’arrête le cortège[38] ; suivons-le en pensée pour nous rendre compte de la vraie grandeur de l’homme dont on avait mal parlé. Après les obsèques, un de ses amis avise un ouvrier qu’il avait déjà remarqué à Saint-Augustin : « Vous connaissiez Déroulède ? — Je ne lui ai jamais parlé, mais je l’ai vu bien des fois. Il était grand… — Et s’arrêtant comme s’il eût cherché une comparaison, il suivit du regard la fumée de sa cigarette… — grand comme une fumée, ajouta-t-il tout à coup. Je le regardai tout saisi. Cet homme avait trouvé le mot. Grand comme une fumée ! Comme la fumée de nos déceptions, de nos rêves, et de notre invincible espérance[39] ». Grand comme la colonne de fumée qui jadis guidait le peuple élu, et qui nous a conduits à Strasbourg.

Dans cette ville, commençant son cours libre sur le Génie du Rhin, évoquant le souvenir des Strasbourgeois morts dans nos rangs, dont il reconnaît les familles en deuil dans la salle, Barrès prononce la suprême oraison funèbre de Déroulède : « parmi ces morts, qu’il me soit permis de placer le poète patriote qui dévoua totalement sa vie à la préparation morale des âmes à la guerre, et qui ne voulut être qu’un sonneur de clairon pour sonner et sonner sans trêve le ralliement des Français autour de Metz et de Strasbourg, jusqu’à ce que le souffle lui manquât, au matin même de la Revanche qu’il avait prophétisée, et comme au seuil de la Terre promise[40] ».

Il serait fâcheux que la poésie n’apportât pas, elle aussi, son hommage à celui qui avait le culte de la patrie. On voudrait trouver dans Leconte de Lisle une citation qui serait une sorte de réparation ou de réconciliation entre un grand artiste et un grand patriote ; mais il n’y en a pas. Il faut bien la prendre dans Hugo :


Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie
Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie.
Entre les plus beaux noms leur nom est le plus beau.
Toute gloire près d’eux passe et tombe éphémère,
                  Et, comme ferait une mère,
La voix d’un peuple entier les berce en leur tombeau[41].


Peut-on comparer l’œuvre de Déroulède à celle de Leconte de Lisle ? Ce sont deux plans différents, mais qui se coupent en une même ligne : l’effet produit sur les âmes. Tout en s’interdisant de prêcher, Leconte de Lisle a développé trop souvent, trop longtemps, devant ses lecteurs, le plus noir pessimisme : cette noirceur n’est cachée que par la splendeur du style. Déroulède a communiqué à ses auditeurs le plus vivifiant patriotisme. De quel côté est la doctrine de force, de santé, de vie ?

Nous avons vu le rôle de Leconte de Lisle ; quel est celui de Déroulède ? Dans le Traité de la formation des petites unités, la théorie définit ainsi la fonction du colonel : il doit faire planer sur le régiment l’ombre du drapeau. C’est ce qu’a fait Déroulède, en plus grand : pendant quarante-quatre ans, il a fait planer sur le pays l’ombre du drapeau.

Il a comblé la lacune du Parnasse.


  1. Bergerat, Annales du 23 février 1919, p. 179.
  2. Bergerat, Souvenirs d’un Enfant de Paris, I, 62-63 ; cf. Tharaud, La Vie et la Mort de Déroulède, p. 226.
  3. Banville, Critiques, p. 331-332.
  4. Revue de Paris, Ier décembre 1920, p. 514.
  5. Feuilles de Route, II, p. 132.
  6. Feuilles de Route, II, p. 338.
  7. Tharaud, La Vie, pp. 15-18.
  8. Feuilles de Route, II, p. 132 ; Barrès, L’Âme française et la Guerre, X, 283.
  9. Bergerat, Annales du 23 février 1919, p. 179.
  10. Correspondance, IV, p. 256.
  11. Correspondance, p. 347.
  12. La Vie et la Mort de Déroulède, p. 20.
  13. Leconte de Lisle et ses Amis, p. 217.
  14. Derniers Poèmes, p. 243.
  15. Derniers Poèmes, p. 266-267.
  16. Rapport, p. 147.
  17. Nos Poètes, p. 157.
  18. Histoire de la Littérature française au xixe et au xxe siècle, p. 456.
  19. Le Stupide xixe siècle, p. 80.
  20. Histoire de la Littérature, p. 33.
  21. Revue, 1925, P- 332.
  22. H. Bachelin, Huysmans, p. 10-11, 14.
  23. Coppée, dans Le Tombeau de Ménard, p. 104.
  24. Rocheblave, Louis de Fourcaud, p. 399.
  25. Dans l’Histoire de la Langue et de la Littérature française dirigée par Petit de Julleville, VIII, 59-60.
  26. Figaro du 19 novembre 1927.
  27. Le Temps, supplément du 23 novembre 1894.
  28. J. et J. Tharaud, La Vie, p. 19-20.
  29. Feuilles de Route, I, 208.
  30. Leconte de Lisle, Iliade, p. 84-85, 246, 123.
  31. Feuilles de Route, II, 220-221.
  32. J.-J. Tharaud, La Vie, p. 47.
  33. Charles Benoist, Revue Bleue du 2 novembre 1889, p. 546.
  34. J. J. Tharaud, La Vie, p. 199-200.
  35. Jean de Pierrefeu, G. Q. G., Secteur Ier, tome Ier, p. 200.
  36. Écho de Paris du 2 février 1914.
  37. Lavedan, Émotions, p. 108, sqq.
  38. Tharaud, La Vie, p. 242-243.
  39. Id., ibid., p. 257.
  40. R. D. D.-M., 15 décembre 1920, p. 674.
  41. Chants du Crépuscule, p. 37.