Histoire du matérialisme/Tome I/Partie I/Chapitre 2

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Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 1p. 30-44).


CHAPITRE II

Le sensualisme des sophistes et le matérialisme moral d’Aristippe.


Sensualisme et matérialisme. — Les sophistes, en particulier Protagoras. — Aristippe. — Rapport entre le matérialisme théorique et le matérialisme pratique. — Dissolution de la civilisation hellénique sous l’influence du matérialisme et du sensualisme.


Le rôle joué dans la nature extérieure par la matière, est joué dans la vie interne de l’homme par la sensation. Quand on croit que la conscience peut exister sans la sensation, on est dupe d’une illusion subtile. L’activité de la conscience peut se déployer avec énergie sur les questions les plus élevées et les plus importantes, en même temps que les sensations sont presque imperceptibles. Mais toujours il y a en jeu des sensations dont les rapports, l’harmonie ou le désaccord déterminent la nature et le prix des idées perçues par la conscience : ainsi une cathédrale est formée de pierres brutes, un dessin compliqué de lignes matérielles fines et déliées, une fleur de matières organisées. De même que le matérialiste, contemplant la nature extérieure, explique les formes des objets par la nature de leurs éléments matériels et fait de ces derniers la base de sa conception du monde, de même le sensualiste dérive des sensations toutes les idées de la conscience.

Ainsi, au fond, le sensualisme et le matérialisme donnent tous deux la préférence à la matière sur la forme ; il s’agit maintenant de savoir en quoi ils diffèrent l’un de l’autre.

Évidemment, il n’y a pas eu de contrat en vertu duquel on pourrait être sensualiste dans la vie intérieure, et matérialiste dans la vie extérieure ; ce point de vue existe très-fréquemment sans doute dans la pratique inconséquente, mais il n’est pas philosophique.

Bien plus, le matérialiste conséquent niera que la sensation existe séparée de la matière ; aussi ne trouvera-t-il dans les actes de la conscience que les effets de changements matériels ordinaires et il les considérera sous le même point de vue que les autres faits matériels de la nature extérieure. De son côté, le sensualiste sera forcé de nier que nous sachions quelque chose des éléments et des objets du monde extérieur en général ; car nous ne possédons que la perception des choses et nous ne pouvons savoir le rapport de cette perception aux objets considérés en eux-mêmes. La sensation est pour lui non-seulement le substratum de tous les actes de la conscience, mais encore la seule donnée matérielle immédiate, attendu que nous n’avons connaissance des choses du monde extérieur que par nos sensations.

Or, par suite de l’incontestable vérité de cette théorie, qui est très-éloignée de la conviction ordinaire et présuppose une conception unitaire du monde, le sensualisme doit apparaître comme un développement naturel du matérialisme (30). Ce développement se fit, chez les Grecs, par l’école qui, en général, entra le plus profondément dans la vie antique en l’agrandissant d’abord et la décomposant ensuite, par la sophistique.

Quelque temps après Démocrite, on racontait que ce philosophe, se trouvant dans Abdère, sa ville natale, avait vu un portefaix disposer, d’une façon particulièrement habile, les morceaux de bois composant son fardeau. Démocrite lia conversation avec lui et fut si étonné de son intelligence qu’il le prit pour élève. Ce portefaix fut l’homme qui provoqua une grande révolution dans l’histoire de la philosophie : il se posa comme marchand de sagesse ; c’était Protagoras, le premier des sophistes (31).

Hippias, Prodicus, Gorgias et une longue liste d’hommes moins célèbres, connus principalement par les écrits de Platon, parcoururent bientôt les villes de la Grèce, enseignant et discutant. Quelques-uns d’entre eux acquirent de grandes richesses. Partout ils attiraient à eux les jeunes gens les plus distingués par le talent. Leur enseignement fut bientôt à la mode ; leurs doctrines et leurs discours devinrent l’objet des conversations quotidiennes dans les classes élevées de la société ; leur célébrité se répandit avec une incroyable promptitude.

C’était une nouveauté en Grèce : les anciens combattants de Marathon, les vétérans des guerres de la délivrance, hochaient la tête avec une répugnance conservatrice ; les partisans eux-mêmes des sophistes les admiraient à peu près comme on admire aujourd’hui un chanteur célèbre ; mais presque tous, malgré leur admiration, auraient rougi de se faire sophistes. Socrate avait l’habitude d’embarrasser les élèves des sophistes en se bornant à leur demander quelle était la profession de leurs maîtres : de Phidias on apprenait la sculpture, d’Hippocrate la médecine, mais quoi de Protagoras ?

L’orgueil et le faste des sophistes ne purent remplacer l’attitude digne et réservée des anciens philosophes. Le dilettantisme aristocratique, en fait de sagesse, fut estimé plus haut que la pratique de cette même sagesse par les philosophes de profession.

Nous ne sommes pas loin de l’époque où l’on ne connaissait que les côtés faibles de la sophistique. Les railleries d’Aristophane, l’austère gravité de Platon, les innombrables anecdotes philosophiques des périodes subséquentes finirent par accumuler sur le nom de la sophistique tout ce qu’on put imaginer de charlatanisme, de dialectique vénale et d’immoralité systématique. Sophistique est devenu synonyme de toute fausse philosophie ; et depuis longtemps la réhabilitation d’Épicure et des épicuriens était ratifiée par les savants, alors que le nom de sophiste résumait encore toutes les hontes et l’on continuait de regarder, comme la plus insoluble des énigmes, le fait d’un Aristophane représentant Socrate comme le chef des sophistes.

Hegel et son école, réunis aux philologues modernes, débarrassés de toutes préventions, amenèrent l’Allemagne à juger les sophistes avec plus d’équité. Leur honneur fut défendu avec plus d’énergie encore en Angleterre par Grote, dans son Histoire de la Grèce, et avant lui par Lewes. Ce dernier déclare que l’Euthydème de Platon était aussi exagéré que les Nuées d’Aristophane. « La caricature de Socrate par Aristophane se rapproche de la vérité, autant que la caricature des sophistes par Platon, avec cette différence que l’une fut déterminée par des motifs politiques, et l’autre par une antipathie spéculative (32). » — Grote nous montre que cette haine, en quelque sorte fanatique, était toute particulière à Platon et à son école. Le Socrate de Xénophon est loin d’être aussi acharné contre les sophistes.

Protagoras ouvre une ère mémorable et décisive dans l’histoire de la philosophie grecque. Le premier, il prend pour point de départ non plus l’objet, la nature extérieure, mais le sujet, l’essence intellectuelle de l’homme (33). Il est en cela, sans aucun doute, le précurseur de Socrate ; bien plus, il se trouve, dans un certains sens, à la tête de tout le mouvement anti-matérialiste, que l’on fait ordinairement commencer à Socrate. Cependant Protagoras conserve encore les relations les plus étroites avec le matérialisme, par cela même qu’il prend la sensation pour point de départ, comme Démocrite la matière. Protagoras diffère de Platon et d’Aristote d’une manière tranchée, dans le sens matérialiste : l’important pour lui c’est l’unité et l’individualité ; pour eux la généralité. Au sensualisme de Protagoras se rattache un relativisme, qui fait songer à Büchner et Moleschott. L’assertion que quelque chose existe, a toujours besoin d’être précisée par cette autre : par rapport à quoi cette chose existe-t-elle ou devient-elle ? Autrement c’est comme si l’on n’avait rien dit (34). Ainsi, Büchner, pour combattre la chose en soi, affirme que « les choses n’existent que les unes par rapport aux autres et que, sans relations mutuelles, elles n’ont aucun sens » (35). Moleschott dit d’une manière encore plus nette : « sans une relation avec l’œil, dans lequel il envoie ses rayons, l’arbre n’existe pas. »

De pareilles affirmations passent encore aujourd’hui pour du matérialisme ; mais, selon Démocrite, l’atome était un être en soi. Protagoras abandonna l’atomistique. Pour lui, la matière est quelque chose d’essentiellement indéterminé, soumis à une fluctuation et à des vicissitudes éternelles. Elle est ce qu’elle paraît à chacun.

La philosophie de Protagoras est surtout caractérisée par ces thèses fondamentales de son sensualisme :

1° L’homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont, en tant qu’elles sont ; de celles qui ne sont pas, en tant qu’elles ne sont pas.

2° Les assertions diamétralement opposées sont également vraies.

De ces thèses, la seconde est la plus remarquable et en même temps celle qui rappelle, avec la plus grande netteté, l’impudent charlatanisme, que l’on regarde trop fréquemment comme constituant toute la sophistique ancienne. Elle acquiert cependant un sens plus profond, pour peu qu’on l’élucide à l’aide de la première thèse, qui résume les doctrines de Protagoras.

L’homme est la mesure des choses, c’est-à-dire : la manière dont les choses nous apparaissent dépend de nos sensations ; et cette apparence est notre seule donnée. Ainsi, non seulement l’homme considéré dans ses qualités générales et nécessaires, mais encore chaque individu, à chaque instant donné, est la mesure des choses. S’il s’agissait ici des qualités générales et nécessaires, on pourrait complètement regarder Protagoras comme le précurseur de la philosophie théorique de Kant ; mais Protagoras, pour l’influence du sujet comme pour l’appréciation de l’objet, s’en tenait strictement à la perception individuelle et, bien loin d’envisager « l’homme en général », il ne peut, à strictement parler, pas même faire de l’individu la mesure des choses ; car l’individu est variable et, puisque la même température paraît au même homme tantôt fraîche, tantôt chaude, les deux sensations sont également vraies, chacune dans son moment ; en dehors de cette vérité, il n’y en a pas d’autre.

Maintenant, sa deuxième thèse s’explique aisément sans absurdité, si on la précise, comme l’exige le système de Protagoras, en ajoutant : dans l’esprit de deux individus différents.

Protagoras ne s’avisait pas de déclarer, en même temps, vraie et fausse, la même assertion dans la bouche d’un seul et même individu ; mais il enseignait qu’à chaque assertion d’une personne, on peut, avec un droit égal, opposer une assertion contraire émise par une autre personne.

Il est incontestable que dans cette appréciation des choses il y a beaucoup de vérité ; car, le fait certain, la donnée immédiate, est, en réalité, le phénomène. Mais notre esprit réclame quelque chose de stable dans la mobilité des phénomènes. Socrate tâcha d’atteindre à cet élément de stabilité ; Platon, croyant l’avoir trouvé dans le principe le plus directement opposé à celui des sophistes, dans la généralité, fit ainsi dégénérer le phénomène isolé en une apparence fantastique. Dans cette polémique, les sophistes ont raison au point de vue purement spéculatif ; et la philosophie théorique de Platon ne peut établir sa supériorité que sur le pressentiment profond d’une vérité cachée et sur les relations de cette vérité avec les sphères idéales de la vie.

C’est dans la morale, surtout, que se manifestent les conséquences fatales du point de vue adopté par Protagoras ; il est vrai que ce n’est pas lui qui déduisit ces conséquences. Il déclarait que le plaisir était le mobile des actions, mais il traçait une ligne de démarcation entre les bons citoyens, les hommes généreux qui ne trouvent leur plaisir que dans le bien et la vertu, et les hommes méchants, vulgaires, qui se sentent entraînés au mal (36). Toutefois, de la conception théorique du monde, qui découle de ce relativisme absolu, on devait conclure que le bien et le juste, pour l’homme, sont ce qui chaque fois lui paraît juste et bon.

Comme hommes pratiques, même comme professeurs de vertu, les sophistes se tiraient d’affaire en s’appropriant en bloc la morale hellénique transmise par la tradition. Il ne pouvait être question de déduire cette morale d’un principe, et même le système d’après lequel il fallait favoriser les idées utiles à l’État, ne fut pas élevé à la hauteur d’un précepte de morale, bien qu’il s’en rapproche considérablement.

On comprend de la sorte que les déductions morales les plus graves furent tirées du principe que le caprice de l’individu est l’unique loi, non-seulement par des adversaires fanatiques tels que Platon, mais aussi quelquefois par des élèves téméraires des sophistes. L’art célèbre de faire paraître bonne une cause qui est mauvaise, trouve un apologiste dans Lewes (37), qui voit dans cet art une dialectique à l’usage des gens pratiques : « l’art d’être son propre avocat » ; mais le revers de la médaille est évident. L’apologie réussit à montrer les sophistes comme des hommes honnêtes et irréprochables, sur le terrain de la morale vulgaire des Hellènes ; elle ne suffit pas pour réfuter le reproche d’après lequel la sophistique constitua, dans la civilisation hellénique, un élément dissolvant.

En réfléchissant à l’assertion que le plaisir est le mobile des actions, nous comprendrons aisément que le sensualisme de Protagoras est le germe de la théorie du plaisir, adoptée par l’école cyrénaïque et développée par un disciple de Socrate, Aristippe.

Sur la brûlante côte de l’Afrique septentrionale, était située la colonie grecque de Cyrène, florissante par son commerce. La mollesse de l’Orient s’y réunissait aux raffinements de la civilisation hellénique. Fils d’un riche négociant de cette ville, élevé dans les idées de luxe et de magnificence, le jeune Aristippe se rendit à Athènes, où l’attirait la renommée de Socrate.

Remarquable par sa beauté, par le charme de ses manières, par sa conversation spirituelle, Aristippe sut gagner tous les cœurs. Il s’attacha à Socrate et fut regardé comme un disciple de ce philosophe, malgré la divergence de leurs doctrines. Son penchant naturel pour le faste et les jouissances joint à la puissante influence des sophistes, lui inspira sa doctrine : le plaisir est le but de l’existence. Aristote le traite de sophiste ; mais on reconnaît chez lui des traces de l’enseignement de Socrate, qui mettait le souverain bien dans la vertu, identifiée avec la science. Aristippe enseignait qu’en se maîtrisant soi-même et en suivant la raison (deux principes éminemment socratiques), on était sur la seule voie qui assurât des jouissances durables. Le sage seul pouvait être réellement heureux. Il est vrai que, pour lui, le bonheur, c’était la jouissance.

Aristippe distinguait deux formes de sensations : l’une résultant d’un mouvement doux de l’âme, l’autre d’un mouvement rude et brusque ; la première était le plaisir, la seconde la souffrance ou le déplaisir.

Comme le plaisir des sens produit évidemment des impressions plus vives que le plaisir intellectuel, la logique inexorable de la pensée hellénique amenait Aristippe à conclure que le plaisir du corps vaut mieux que le plaisir de l’esprit ; que la souffrance physique est pire que la souffrance morale. Épicure imagina même un sophisme pour justifier cette doctrine.

Enfin, Aristippe professa formellement que le but vrai de la vie n’est pas la félicité, résultat durable de nombreuses et agréables sensations, mais le plaisir sensuel de chaque moment. Sans doute, cette félicité est bonne, mais encore faut-il qu’elle se produise d’elle-même : elle ne peut donc être le but que l’homme se propose.

Aucun sensualiste de l’Antiquité, ni des temps modernes, ne fut, en morale, plus conséquent qu’Aristippe : sa vie constitue le meilleur commentaire de sa doctrine.

Socrate et son école avaient fait d’Athènes le centre des aspirations philosophiques. Si c’est d’Athènes que partit la grande réaction contre le matérialisme, c’est aussi dans Athènes que se manifestèrent les conséquences morales de ce système, avec une intensité suffisante pour provoquer cette réaction que Platon et Aristote changèrent en une victoire décisive.

Athènes n’exerça probablement pas d’attrait sur Démocrite. « Je suis allé, aurait-il dit, dans cette ville et personne ne m’a reconnu. » Homme célèbre, il se serait donc rendu au nouveau et brillant foyer de la science pour étudier de près le mouvement qui s’y manifestait et il serait reparti silencieusement, sans se faire connaître. Il se pourrait, du reste, que le sérieux et vaste système de Démocrite ait influé sur cette époque de fermentation intellectuelle, d’une manière moins immédiate que certaines théories moins logiques, mais plus faciles à entendre de ce matérialisme, au sens le plus large du mot, qui domine toute la période philosophique antérieure à Socrate. La sophistique, dans la bonne comme dans la mauvaise acception du mot, trouva un terrain favorable dans Athènes où, depuis les guerres médiques et sous l’influence des idées nouvelles, s’était produite une révolution qui avait pénétré dans toutes les couches sociales. Grâce à la puissante direction de Périclès, l’État acquit la conscience de sa mission. Le commerce et la domination des mers favorisaient le développement des intérêts matériels, l’esprit d’entreprise des Athéniens arrivait à des proportions grandioses ; l’époque où professait Protagoras était peu éloignée de celle qui vit s’élever les imposantes constructions de l’Acropole.

La raideur primitive disparut ; l’art, parvenant au beau, atteignit cette sublimité de style, qui se manifeste dans les œuvres d’un Phidias. L’or, l’ivoire, composèrent les merveilleuses statues de Pallas Parthenos et de Jupiter Olympien ; et, tandis que la foi commençait à chanceler dans toutes les classes sociales, les processions en l’honneur des dieux étalèrent une pompe et une magnificence jusqu’alors inconnues. Sous tous les rapports, il est vrai, Corinthe était plus matérielle et plus luxueuse qu’Athènes ; mais ce n’était pas la ville des philosophes. À Corinthe se produisirent une apathie intellectuelle et un débordement de sensualisme qui furent favorisés et même enfantés par les formes traditionnelles du culte polythéiste.

C’est ainsi que, dès l’antiquité, se manifestent avec éclat la connexion entre le matérialisme théorique et pratique, aussi bien que les dissidences qui les séparent.

Si, par matérialisme pratique, on entend l’inclination dominante vers le gain et la jouissance matérielle, on voit se dresser immédiatement contre lui le matérialisme théorique et toute tendance de l’esprit vers la connaissance. On peut même dire que, par leur sévère simplicité, les grands systèmes matérialistes de l’antiquité, bien mieux qu’un idéalisme rêveur qui dégénère trop souvent en illusion, sont propres à éloigner l’esprit des choses basses et vulgaires, et à lui imprimer une direction durable vers les questions dignes de le fixer.

Les traditions religieuses surtout, qu’un élan vers l’idéal peut avoir produites, se mêlent aisément, durant le cours des siècles, aux opinions matérielles et grossières de la multitude, abstraction faite de ce « matérialisme du dogme », que l’on peut retrouver dans toute orthodoxie qui a jeté de profondes racines, pour peu que le côté purement matériel de la doctrine soit préféré à l’esprit qui lui a donné naissance. La simple analyse des traditions ne remédierait pas encore à ce vice, car l’instruction ne suffit pas pour transformer la masse des hommes en philosophes ; d’autre part, il n’y a pas de religion, si pétrifiée qu’elle soit, dont les formes sublimes ne puissent faire jaillir dans les esprits quelque étincelle de la vie idéale.

On doit se former une idée toute différente du matérialisme moral : il faut y voir un système de morale qui fait naître les actions morales de l’homme des diverses émotions de son esprit et détermine sa conduite, non par une idée impérieuse et absolue, mais par la tendance vers un état désiré. Cette morale peut être appelée matérialiste ; car, ainsi que le matérialisme théorique, elle repose sur la matière opposée à la forme. Toutefois, il ne s’agit pas ici de la matière des corps extérieurs ni de la qualité de la sensation comme matière de la conscience théorique, il s’agit des matériaux élémentaires de l’activité pratique, des instincts et des sentiments de plaisir ou de déplaisir. On peut dire qu’il n’y a là qu’une analogie et non pas une évidente uniformité de direction ; mais l’histoire nous montre presque partout cette analogie assez puissante pour expliquer la connexion des systèmes.

Un matérialisme moral de ce genre, complètement développé, non seulement n’a rien d’ignoble, mais paraît encore, comme par une nécessité intérieure, conduire finalement à des manifestations nobles et sublimes de l’existence, à un amour pour ces manifestations, bien supérieur au désir vulgaire de félicité. D’un autre côté, une morale idéaliste, si elle est complète, ne peut s’empêcher de se préoccuper du bonheur des individus et de l’harmonie de leurs penchants.

Or, dans le développement historique des peuples, il ne s’agit pas simplement d’une morale idéaliste, mais de formules morales, traditionnelles, bien déterminées, formules qui sont troublées et ébranlées par chaque principe nouveau ; car, chez l’homme vulgaire, elles ne reposent pas sur une méditation abstraite : elles sont le produit de l’éducation et constituent le patrimoine intellectuel transmis par de nombreuses générations. Toutefois l’expérience paraît nous apprendre jusqu’ici que toute morale matérialiste, quelque pure qu’elle puisse être d’ailleurs, agit comme facteur dissolvant, surtout dans les périodes de transformation et de transition, tandis que toutes les révolutions, toutes les rénovations importantes et durables ne triomphent qu’à l’aide de nouvelles idées morales.

Ce sont des idées nouvelles de ce genre que Platon et Aristote apportèrent dans l’antiquité ; mais elles ne purent ni pénétrer dans le peuple, ni s’approprier les antiques formes de la religion nationale. Ces conceptions de la philosophie hellénique n’en eurent, par la suite, qu’une influence plus profonde sur le développement du christianisme au moyen âge.

Lorsque Protagoras fut chassé d’Athènes pour avoir commencé son livre sur les dieux par les mots : « Quant aux dieux, j’ignore s’ils sont ou ne sont pas », il était trop tard pour sauver les intérêts conservateurs en faveur desquels Aristophane avait inutilement employé l’influence du théâtre ; même la condamnation de Socrate ne pouvait plus arrêter le mouvement des esprits.

Dès l’époque de la guerre du Péloponèse, peu après la mort de Périclès, la grande révolution, commencée surtout par les sophistes, avait transformé complètement la vie des Athéniens.

L’histoire n’offre point d’exemple d’une aussi prompte dissolution ; aucun peuple ne vécut aussi rapidement que celui d’Athènes. Quelque instructive que puisse être cette évolution historique, il faut se garder d’en déduire de fausses conséquences.

Aussi longtemps qu’un État maintient ses antiques traditions et ne se développe qu’avec une sage modération, comme Athènes avant Périclès, tous les citoyens se sentent unis pour défendre contre les autres États l’intérêt exclusif de leur pays. En regard de ce patriotisme étroit, la philosophie des sophistes et celle de l’école cyrénaïque ont une teinte cosmopolite.

À l’aide d’un petit nombre de raisonnements, le penseur embrasse d’un seul coup d’œil un ensemble de vérités dont l’application dans l’histoire universelle exige des milliers d’années. L’idée cosmopolite peut donc être vraie en général, et pernicieuse en particulier, parce qu’elle paralyse l’intérêt que les citoyens prennent à l’État, partant, la vitalité de l’État.

Le maintien des traditions est une barrière à l’ambition et au talent des individus ; c’est la supprimer que de faire de l’homme la mesure de toutes choses. Il n’y a que la tradition qui puisse protéger cette barrière ; mais la tradition, c’est l’absurde, parce que la réflexion pousse sans cesse vers l’innovation. Voilà ce que comprirent bientôt les Athéniens, et non seulement les philosophes, mais encore leurs adversaires les plus ardents apprirent à raisonner, à critiquer, à discuter et à faire des théories. Les sophistes créèrent aussi l’art démagogique, en enseignant l’éloquence dans le but unique de diriger la multitude selon l’esprit et l’intérêt de l’orateur.

Comme les assertions contradictoires sont également vraies, maints sectateurs de Protagoras s’attachèrent à mettre en évidence le droit de l’individu, et ils introduisirent une espèce de droit moral du plus fort. En tout cas, les sophistes possédaient une remarquable habileté dans l’art d’agir sur les esprits et une profonde sagacité psychologique ; sans quoi on ne leur aurait pas accordé des rémunérations qui, comparées aux honoraires de nos jours, sont tout au moins dans le rapport du capital à l’intérêt. D’ailleurs, on songeait moins à les payer de leur peine qu’à posséder à tout prix un art qui faisait un homme.

Aristippe, qui vivait au IVe siècle, était déjà un vrai cosmopolite. La cour des tyrans était son séjour favori, et plus d’une fois, il rencontra Platon, son antipode intellectuel, chez Denys de Syracuse. Denys l’estimait plus que les autres philosophes, parce qu’il savait tirer parti de tout ; sans doute aussi parce qu’il se prêtait aux moindres caprices du despote.

Aristippe admettait avec Diogène, le chien, que rien de ce qui est naturel n’est honteux ; aussi la plaisanterie populaire, dit-on, appelait Aristippe le chien royal. Ce n’est pas là une concordance fortuite mais une similitude de principes qui subsiste, malgré la diversité des conclusions de ces deux philosophes. Aristippe aussi était sans besoins, car il avait toujours le nécessaire et, sous les guenilles du mendiant, il ne sentait son existence ni moins assurée ni moins heureuse qu’au milieu d’une pompe royale.

Mais l’exemple des philosophes qui se complaisaient à séjourner dans les cours étrangères et trouvaient ridicule de servir exclusivement l’intérêt bourgeois d’un seul État, fut bientôt suivi par les ambassadeurs d’Athènes et de plusieurs autres républiques. Aucun Démosthène ne pouvait désormais sauver la liberté de la Grèce.

Quant à la foi religieuse, il est bon de le remarquer, en même temps qu’elle diminuait dans le peuple par l’influence des œuvres dramatiques d’Euripide, on voyait surgir quantité de nouveaux mystères.

L’histoire nous a montré trop souvent que, lorsque la classe instruite commence à se moquer des dieux ou à en résoudre la notion en de pures abstractions philosophiques, la multitude à demi éclairée, devenue indécise et inquiète, s’adonne à toute espèce de folies et tente de les élever à la hauteur d’une religion.

Les cultes asiatiques, avec leurs rites étranges, parfois immoraux, obtinrent le plus grand succès. Ceux de Cybèle et de Kottyto, celui d’Adonis et les prophéties orphiques qui s’appuyaient sur des livres saints effrontément fabriqués, se répandirent dans Athènes comme dans le reste de la Grèce. Ainsi commença la grande fusion religieuse qui, depuis l’expédition d’Alexandre, relia l’Orient à l’Occident et devait être une préparation si puissante à l’expansion du christianisme.

L’art et la science ne se modifièrent pas moins sous l’empire des doctrines sensualistes. Les sciences empiriques furent popularisées par les sophistes. Ces hommes, qui étaient doués pour la plupart d’une grande érudition, complètement maîtres d’un ensemble de connaissances solidement acquises, se montraient toujours prêts à les faire passer dans la pratique. Toutefois, dans les sciences physiques et naturelles, ils n’étaient pas des chercheurs, mais des vulgarisateurs. En revanche, on doit à leurs efforts la création de la grammaire et le développement d’une prose modèle, telle que les progrès de l’époque exigeaient qu’on la substituât à la forme étroitement poétique de l’ancienne langue. On leur doit surtout de grands perfectionnements dans l’art oratoire. Sous l’influence des sophistes la poésie tomba peu à peu de sa hauteur idéale et, pour la forme comme pour le fond, elle se rapprocha du caractère de la poésie moderne : l’art de tenir la curiosité en suspens, les saillies spirituelles et le pathétique se produisirent de plus en plus dans les œuvres littéraires.

Aucune histoire ne prouve mieux que celle des Hellènes que, suivant une loi naturelle du développement humain, il n’est pas pour le beau et le bien de fixité durable. Ce sont les époques de transition dans le mouvement régulier de la transformation d’un principe en un autre qui contiennent ce qu’il y a de plus grand et de plus beau. On n’a donc pas pour cela le droit de parler d’une fleur rongée par un ver : c’est la loi elle-même de la floraison de conduire au dépérissement ; et sous ce rapport, Aristippe était à la hauteur de son époque, quand il enseignait qu’on n’est heureux qu’au moment seul de la jouissance.



30. Voir, dans l’histoire de la philosophie moderne, les rapports de Locke à Hobbes ou ceux de Condillac à La Mettrie. Cela ne veut sans doute pas dire que nous devions toujours nous attendre à une filiation historique semblable ; cependant elle est naturelle, aussi est-elle la plus fréquente. On doit en outre remarquer qu’en règle générale, les arguments sensualistes se rencontrent chez les matérialistes les plus éminents ; ils apparaissent très-évidents chez Hobbes et Démocrite. De plus, on voit aisément qu’au fond le sensualisme n’est qu’une transition vers l’idéalisme ; ainsi Locke penche tantôt vers Hobbes, tantôt vers Berkeley. Du moment que la perception sensible est la seule donnée, la qualité de l’objet devient indécise et même son existence incertaine. Toutefois, l’antiquité ne fit point ce pas.

31. On peut regarder comme une fable l’histoire du portefaix, bien que l’origine en soit très-ancienne[1]. Protagoras fut-il réellement l’élève de Démocrite ? Pour décider cette question, il faudrait d’abord résoudre celle de l’âge respectif de ces deux philosophes. Or c’est la précisément que gît la difficulté : on l’a déjà indiquée, note 10. Nous ne la trancherons point ici ; cette solution importe peu à notre sujet. L’influence de Démocrite sur la théorie sensualiste de la connaissance chez Protagoras, à supposer que l’on se décide en faveur de l’opinion la plus accréditée, celle qui fait Protagoras de vingt ans plus âgé que Démocrite, cette influence n’en reste pas moins vraisemblable. Et il faudrait alors admettre que Protagoras, d’abord simple rhéteur et professeur de politique, ne conçut son système qu’à une époque plus récente, celle de son second séjour à Athènes, dans le cours de ses polémiques avec Socrate, lorsque déjà les œuvres de Démocrite avaient pu agir sur son esprit. Zeller, à l’exemple de Frei[2] a tenté de faire dériver d’Héraclite la philosophie de Protagoras, en laissant Démocrite complètement dans l’ombre ; mais cette manière de voir n’est pas à l’abri de toute critique, car elle n’explique pas la tendance subjective de Protagoras dans la théorie de la connaissance. Si l’on veut encore attribuer à Héraclite l’idée que la sensation est produite par un mouvement alternatif entre l’esprit et l’objet[3], il n’en est pas moins vrai qu’Héraclite ignorait complètement la transformation des qualités sensibles en impressions subjectives. Par contre, le « νόμῳ γλυκὺ καὶ νόμῳ πικρὸν » etc., de Démocrite[4], forme la transition naturelle de la conception purement objectiviste du monde, des premiers physiciens, à la conception subjectiviste des sophistes. Sans doute Protagoras ne devait parvenir à formuler son système que par une marche inverse de celle de Démocrite ; mais, d’autre part, Protagoras n’est pas moins opposé à Héraclite : celui-ci ne trouve la vérité que dans l’universel, celui-là la recherche dans l’individuel. Si le Socrate de Platon[5] déclare que, selon Protagoras, le mouvement est l’origine de tout, l’histoire n’a point il s’en préoccuper. Quoi qu’il en soit, on ne saurait méconnaître l’influence d’Héraclite sur la doctrine de Protagoras, et il est vraisemblable que ce philosophe emprunte d’abord à Héraclite l’idée des éléments, et que cette idée fermenta plus tard dans son esprit sous l’influence des théories de Démocrite, qui ramenait les qualités sensibles aux impressions subjectives.

32. Lewes, Gesch. d. a. Philos., Berlin 1871, l, p. 221.

33. Frei[6] dit, avec une grande justesse : « Mais Protagoras a beaucoup contribué aux progrès de la philosophie en disant que l’homme était la mesure de toutes choses. Il a ainsi donné à l’intelligence humaine la conscience d’elle-même et il l’a rendue supérieure ans choses. » Mais c’est précisément pour ce motif qu’il faut regarder cette proposition comme la véritable base de la philosophie de Protagoras dans sa pleine maturité et non pas le « tout coule » (πάντα ῥεî) d’Héraclite.

34. Frei, Quæst. Prot., p. 81 et suiv.

35. Voir Büchner, Leipzig, Die Stellung des Menschen in der Natur, 1870, p. 117. L’opinion de Moleschott à ce sujet sera étudiée avec plus de développements dans le 2e volume. Voir Ire édition, p. 307.

36 : Frei, Quæst. Prot., p. 99. Zeller, l, p. 916 et suiv.

37. Lewes, Gesch. d. a. Philos., p. 228.

  1. Voir Brandis, Gesch. d. griech. röm. Philos., l, p. 523 et suiv. ; et aussi Zeller. I, p. 866, note 1, qui certainement insiste trop sur les « dédains systématiques » d’Épicure.
  2. Quæstiones protagoreæ.
  3. Zeller, 1. p. 585.
  4. Fragm. phys. 1.
  5. Frei, Quæst. Prot., p. 79.
  6. Frei, Quæst. Prot., p. 110.