Histoire du matérialisme/Tome I/Partie III/Chapitre 1

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Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 1p. 229-242).


TROISIÈME PARTIE

LE MATÉRIALISME DU XVIIe SIÈCLE


CHAPITRE PREMIER

Gassendi.


Gassendi rénovateur de l’épicurisme. — Préférence donnée à ce système comme le mieux adapté aux nécessités de l’époque, particulièrement au point de vue de l’étude de la nature. — Conciliation avec la théologie. — Jeunesse de Gassendi ; ses Exercitationes paradoxicæ. — Son caractère. — Polémique contre Descartes. — Sa doctrine. — Sa mort. — Son rôle dans la réforme de la physique et de la philosophie naturelle.


En attribuant à Gassendi la rénovation d’une conception complète du monde, d’après les principes du matérialisme, nous sommes tenus de justifier l’importance que nous lui accordons. Avant tout, nous faisons ressortir que Gassendi a remis en lumière le système matérialiste le plus parfait le l’antiquité, celui d’Épicure, et qu’il l’a transformé d’après les idées du XVIIe siècle. Mais c’est précisément sur cette circonstance qu’on s’est appuyé pour refuser de voir dans Gassendi un rénovateur de la philosophie comme Bacon et Descartes, et pour le considérer comme le simple continuateur de la période pendant laquelle on avait fait des efforts impuissants pour reproduire les systèmes classiques de l’antiquité (1).

En jugeant ainsi, on méconnaît la différence essentielle qui existait entre le système d’Épicure et les autres systèmes de l’antiquité par rapport à l’époque où vivait Gassendi. Tandis que la philosophie dominante d’Aristote, tout antipathique qu’elle eût été aux Pères de l’Église, s’était presque fondue avec le christianisme durant le moyen âge, Épicure personnifiait le paganisme expirant ainsi que l’opposition dirigée contre Aristote. Si l’on ajoute les calomnies sans nombre que la tradition avait accumulées autour du nom d’Épicure et dont, en passant, des philologues perspicaces avaient signalé l’exagération, sans les faire disparaître, on devra regarder la réhabilitation d’Épicure et la tentative de restaurer sa philosophie comme un acte qui, ne fût-ce que par son côté négatif, par son opposition systématique contre Aristote, mérite d’être rangé parmi les entreprises les plus originales de cette époque. Mais cette réflexion même ne suffit pas à faire comprendre toute l’importance de l’œuvre de Gassendi.

Ce ne fut ni par hasard ni par une simple manie d’opposition que Gassendi s’occupa de la philosophie et de la personne d’Épicure. Il étudiait la nature en sa qualité de physicien et d’empirique. Or déjà Bacon, luttant contre Aristote, avait désigné Démocrite comme le plus grand philosophe de l’antiquité. Gassendi, versé dans l’histoire et la philologie, avait étudié tous les systèmes philosophiques de l’antiquité ; il choisit parmi tous ces systèmes, avec un jugement sûr, celui qui répondait le plus complètement aux tendances empiriques des temps modernes. L’atomistique, empruntée ainsi par Gassendi à l’antiquité, acquit une importance durable, malgré les transformations successives qu’elle subit entre les mains des savants, aux âges qui suivirent (2).

On pourrait hésiter à ériger en père du matérialisme moderne le prieur de Digne, le prêtre orthodoxe, le catholique Gassendi. Mais le matérialisme, malgré ses affinités avec l’athéisme, ne lui est pas nécessairement associé. Épicure aussi faisait des sacrifices aux dieux. Grâce à un long exercice, les savants du XVIIe siècle avaient acquis une merveilleuse habileté il entretenir d’excellents rapports avec la théologie. Ainsi Descartes, en expliquant par ses corpuscules la formation du monde, commençait par déclarer qu’il était incontestable que Dieu avait créé l’univers en une seule fois, mais qu’il y avait un grand intérêt à examiner comment le monde aurait pu se limiter par un développement successif, quoique nous sachions parfaitement qu’il n’en est rien. Une fois engagé dans la théorie physique, on ne voit plus partout que cette hypothèse cosmogonique ; elle est parfaitement d’accord avec les faits et ne laisse rien à désirer. La création divine devient dès lors une simple formule d’hommage. Il en est de même du mouvement. Après en avoir reconnu Dieu comme la cause première, le savant ne se préoccupe plus de cet aveu. Le principe de la conservation de la force par la transmission continuelle de l’impulsion mécanique, quoique très-peu théologique au fond, revêt ainsi néanmoins une forme théologique. Le prieur Gassendi procède de la même manière. Mersenne, autre théologien naturaliste, en même temps savant hébraïsant, publia sur la Genèse un commentaire dans lequel il réfutait toutes les objections des athées et des naturalistes, mais de telle sorte que maint lecteur hochait la tête, car l’auteur paraissait s’être plus attaché à rassembler les objections qu’à les réfuter. Mersenne, ami de Descartes et de Gassendi, cherchait à concilier leurs doctrines ; il était aussi l’ami de l’anglais Hobbes. Ce dernier, grand partisan du roi et du clergé anglican, n’en est pas moins regardé comme le chef et le père des athées.

Il est intéressant de voir Gassendi, pour excuser son attitude équivoque, s’étayer non sur les jésuites, ce qui eût été tout aussi possible, mais sur l’exemple d’Épicure. Dans sa biographie du philosophe grec se trouve une dissertation prolixe qui peut se résumer ainsi : intérieurement, Épicure pouvait penser ce qu’il voulait ; extérieurement, il devait se soumettre aux lois de son pays. Hobbes formula ce principe d’une manière encore plus énergique : l’État possède un pouvoir absolu en fait de culte ; l’individu ne doit pas manifester son opinion, mais il peut la garder intérieurement, car nos pensées ne sont pas soumises à la volonté d’autrui ; aussi ne peut-on forcer personne à croire (3).

En réhabilitant Épicure et en restaurant sa doctrine, Gassendi ne pouvait pas se permettre trop de libertés. Son avant-propos de la biographie d’Épicure fait assez voir que l’on paraissait plus téméraire en s’avouant épicurien qu’en mettant au jour une cosmogonie nouvelle (4). Toutefois sa justification manque de profondeur ; elle se distingue par une dialectique habile, mais superficielle, tactique dont on s’est toujours mieux trouvé, vis-à-vis de l’Église, que lorsqu’on a voulu concilier, d’une manière savante et originale, les doctrines de l’Église avec des éléments étrangers ou même hostiles.

Si Épicure était païen, Aristote l’était aussi. Épicure avait raison de combattre la superstition et même la religion, car il ne connaissait pas la vraie religion. En enseignant que les dieux ne punissent ni ne récompensent et en les adorant à cause de leur seule perfection, il manifestait une vénération enfantine, mais non servile, par conséquent une piété plus pure et plus rapprochée de celle des chrétiens. Les erreurs d’Épicure doivent être soigneusement évitées : Gassendi le fait dans cet esprit cartésien, que nous avons appris à connaître, à propos des théories de la création et du mouvement. Il déploie le zèle le plus sincère pour revendiquer en faveur d’Épicure, de préférence à tous les autres philosophes de l’antiquité, la plus grande pureté de mœurs. On ne nous contestera donc pas le droit de considérer Gassendi comme le véritable rénovateur du matérialisme, d’autant plus que son influence fut très-grande sur les générations qui le suivirent.

Pierre Gassendi, né en 1592, aux environs de Digne en Provence, était le fils de pauvres campagnards. D’une intelligence précoce et heureusement cultivée, il était à seize ans professeur de rhétorique, et à dix-neuf professeur de philosophie à Aix. Dès cette époque, il écrivit un ouvrage qui indique nettement ses tendances : Exercitationes paradoxicæ adversus aristoteleos, ouvrage plein de sève juvénile et qui contient une attaque des plus vives et des plus arrogantes contre la philosophie d’Aristote. Cet écrit fut imprimé partiellement, d’abord en 1624, puis en 1645. Gassendi en brûla cinq livres, d’après les conseils de ses amis. Le savant conseiller au Parlement, Peirese fit nommer Gassendi bientôt après chanoine et ensuite prieur à Digne.

Ces carrières qu’il traversa rapidement l’obligèrent de s’adonner aux études les plus diverses. Comme professeur de rhétorique, il dut enseigner la philologie et il est probable que sa prédilection pour Épicure naquit alors à la lecture de Lucrèce qui, depuis longtemps, était fort apprécié par les philologues. En 1628, Gassendi se trouvant dans les Pays-Bas, Eryceus Puteanus (Dupuy Henri), philologue de Louvain, lui fit cadeau de l’empreinte d’un camée auquel il attachait un grand prix, et qui représentait Épicure (5).

Les Exercitationes paradoxicæ devaient être réellement une œuvre d’une audace extraordinaire et d’une extrême sagacité. Aussi avons-nous tout lieu de croire que cet écrit ne resta pas sans influence sur les savants français, car les amis qui conseillèrent de brûler les cinq livres durent conserver le souvenir de leur contenu ! On conçoit du reste que Gassendi ne consulta que des hommes dont les idées se rapprochaient des siennes, des hommes capables de comprendre, d’apprécier son ouvrage et d’y démêler autre chose que les dangers auxquels il pouvait l’exposer. Plus d’un incendie semblable peut s’être allumé et propagé secrètement à cette époque, et, après avoir couvé sous la cendre, s’être déclaré soudainement sur un autre point. Par bonheur, il nous est resté un sommaire de livres perdus. Nous y voyons, que dans le quatrième livre, il exposait le système de Copernic ainsi que la théorie de l’immensité du monde, empruntée à Lucrèce par Giordano Bruno. Comme ce même livre renfermait une attaque contre les éléments d’Aristote, il nous est permis de conjecturer que l’atomistique y était louée, contrairement aux idées péripatéticiennes. Bien plus, le septième livre contenait un éloge de la morale épicurienne (6).

Gassendi était, au reste, une de ces heureuses natures, auxquelles on pardonne un peu plus qu’à d’autres. Le développement précoce de son esprit ne l’avait pas, comme Pascal, dégoûté, de bonne heure, de la science et fait tomber dans la mélancolie. Aimable et gai, il se faisait bien accueillir partout ; et, malgré la modestie de ses manières, il cédait volontiers à son inépuisable verve humoristique, quand il était avec des amis. Dans ses anecdotes, il s’amusait surtout aux dépens de la médecine routinière, qui se vengea de lui d’une façon assez cruelle. Toutefois, une certaine gravité paraît ne pas avoir fait défaut à son caractère. Chose remarquable, parmi les écrivains qui l’avaient passionné dans sa jeunesse et délivré d’Aristote, celui qu’il nomme en première ligne n’est pas le spirituel railleur Montaigne, mais le pieux sceptique Charron et le grave Louis Vivès, qui alliait une logique sévère à l’austérité du jugement moral.

De même que Descartes, Gassendi dut aussi renoncer à « ses idées personnelles » dans l’exposé de sa conception du monde, mais il ne lui vint pas à l’esprit de pousser au delà des bornes sa complaisance pour les doctrines de l’Église. Tandis que Descartes faisait de nécessité vertu, et enveloppait le matérialisme de sa philosophie naturelle dans le large manteau d’un idéalisme éblouissant par sa nouveauté, Gassendi restait essentiellement matérialiste, et contemplait, avec un déplaisir marqué, les inventions de celui qui jadis avait eu les mêmes opinions que lui. Chez Descartes, le mathématicien l’emporta ; chez Gassendi, le physicien. Le premier, comme Platon et Pythagore dans l’antiquité, se laissa entraîner par les mathématiques au point de dépasser avec ses conclusions le champ de toutes les expériences possibles ; le second se maintint dans l’empirisme et, tant que le dogme religieux ne lui en imposa pas l’impérieuse obligation, il ne franchit jamais les limites d’une spéculation dont les théories les plus hardies sont encore en conformité avec les analogies fournies par l’expérience. Descartes s’éleva à un système qui scinde violemment la pensée et l’intuition des sens et, par là même, ouvre la voie aux assertions les plus téméraires ; Gassendi maintint inébranlable l’unité de la pensée et de l’intuition.

En 1643, il publia ses Disquisitiones anticartesianæ ouvrage regardé, à bon droit, comme le modèle d’une polémique aussi fine, aussi courtoise que solide et ingénieuse. Descartes avait commencé par douter de tout, même de la vérité des données sensibles, Gassendi démontre qu’il est tout simplement impossible de faire abstraction jusqu’au bout de toute donnée sensible, que, par conséquent, le cogito ergo sum n’est nullement la vérité sublime et première, d’où découlent toutes les autres.

Et de fait, ce doute cartésien, que l’on se permet un beau matin semel in vita pour débarrasser l’âme de tous les préjugés dont elle s’est imbue depuis l’enfance, n’est qu’un jeu frivole sur des idées creuses. Dans un acte psychique concret, on ne peut jamais séparer la pensée d’avec les données sensibles ; mais de même que nous calculons avec de simples formules, comme par exemple , sans pouvoir nous représenter cette quantité, de même nous avons parfaitement le droit de regarder le sujet qui doute et même l’acte du doute comme égaux à zéro. Nous n’y gagnons rien, mais nous n’y perdons rien non plus, si ce n’est le temps employé à des spéculations de ce genre.

La plus célèbre objection de Gassendi : on peut déduire l’existence de tout autre acte aussi bien que de l’acte de penser (7), se présente si naturellement qu’on l’a répétée souvent, sans connaître Gassendi et que, non moins souvent, on l’a déclarée superficielle et inintelligible. Selon Büchner, le raisonnement cartésien équivaudrait à celui-ci : le chien aboie, donc il existe. Buckle (8) déclare étroite toute critique de ce genre, parce qu’il s’agit d’une question psychologique et non d’une question logique.

Mais à cette défense bénévole on peut opposer ce fait clair, comme le jour, que celui qui confond ensemble les questions logique et psychologique est Descartes lui-même, et qu’en les séparant rigoureusement l’une de l’autre, on voit toute l’argumentation s’écrouler.

Et d’abord le droit formel de l’objection se fonde incontestablement sur ces mots des Principia (I, 7) : « Repugnat enim, ut putemus, id quod cogitat, eo ipso tempore, quo cogitat, nihil esse. » Ici l’assertion purement logique est employée par Descartes lui-même, ce qui provoque la deuxième objection de Gassendi. Mais si l’on veut y substituer la question psychologique, on vient se heurter contre la première objection de Gassendi : à savoir qu’un tel processus psychologique n’existe, ni ne peut exister, et qu’il est purement imaginaire.

Ce qui nous égare par une apparente raison, c’est la défense adoptée par Descartes lui-même, qui fonde la valeur de l’argument sur la déduction logique et croit trouver la différence suivante : dans mon argument, la prémisse je pense est certaine ; mais dans l’argument : « Je vais me promener, donc je suis », la prémisse est douteuse et par conséquent la conclusion impossible. Mais cela encore est de la pure sophistique. Si je vais réellement me promener, je puis sans doute regarder cette promenade comme la simple apparence d’un fait réellement différent ; et je puis en dire autant de ma pensée considérée comme fait psychologique ; mais je ne puis pas plus, sans mentir complètement, annuler l’idée même que je vais me promener, que l’idée de ma propre pensée, surtout si le cogitare de Descartes implique en même temps le velle, l’imaginari et même le sentire.

De toutes les conclusions, la moins solide est celle qui aboutit à l’affirmation d’un sujet qui pense, comme l’a très-bien fait ressortir Lichtenberg : « Il pense, devrait-on dire, comme on dit : il tonne. Dire cogito est déjà trop, quand on le traduit par je pense. Accepter, exiger le je, est un besoin pratique (9).

Dans l’année 1646, Gassendi fut nommé professeur royal de mathématiques à Paris, où son nombreux auditoire se composait d’hommes de tout âge, entre autres de savants distingués. Il s’était déterminé à contre-cœur à quitter sa résidence méridionale et, comme il ne tarda pas à être atteint d’une affection de poitrine, il retourna à Digne, où il resta jusqu’en 1653. C’est de cette période de sa vie que datent la plupart de ses écrits sur Épicure, ainsi que l’exposé de ses propres doctrines. Il rédigea, dans le même temps, outre plusieurs ouvrages astronomiques, une série de biographies substantielles, parmi lesquelles on remarque surtout celles de Copernic et de Tycho-Brahé. De tous les représentants éminents du matérialisme, Gassendi est le seul qui soit doué du sens historique et il l’est d’une manière remarquable. Dans son Syntagma philosophicum aussi, il commence par traiter chaque question historiquement sous toutes ses faces.

En ce qui concerne l’univers, il déclare que les principaux systèmes sont ceux de Ptolémée, de Copernic et de Tycho-Brahé. Il rejette complètement celui de Ptolémée ; celui de Copernic, ajoute-t-il, est le plus simple et le plus conforme à la réalité, mais il faut adopter celui de Tycho-Brahé, parce que la Bible admet positivement le mouvement du soleil. Remarquons, comme trait caractéristique de ce temps-là, que Gassendi, ordinairement si prudent, après avoir, sous tous les autres rapports, complété son système matérialiste, sans se brouiller avec l’Église, ne put pas même repousser le système de Copernic, sans encourir le soupçon d’hérésie en fait de conception de l’univers, à cause des éloges qu’il avait accordés à ce savant. On comprend toutefois jusqu’à un certain point la haine des partisans de l’ancien système du monde, quand on voit comment Gassendi eut l’habileté, sans l’attaquer ouvertement, d’en miner les fondements. Une assertion favorite des adversaires de Copernic était en effet : si la terre se ment, il est impossible qu’un projectile lancé en l’air dans le sens vertical retombe sur le canon d’où il est sorti. Gassendi raconte (10) qu’il fit faire une expérience à bord d’un navire allant à grande vitesse : une pierre, lancée en l’air perpendiculairement, retomba sur la partie même du pont d’où elle avait été projetée. La même pierre, qu’on laissa tomber du haut d’un mât, arriva verticalement au pied de ce même mat. Ces expériences, qui nous paraissent si naturelles, avaient une importance décisive alors que Galilée venait seulement de découvrir et de publier les lois du mouvement ; elles détruisirent sans retour l’argument principal des adversaires de Copernic.

Gassendi considère l’univers comme un tout coordonné ; mais il se demande en quoi consiste cet ordre ; et d’abord si l’univers a une âme ou non. Si l’on entend par âme du monde Dieu et si l’on se borne à affirmer que Dieu, par son existence et sa présence, conserve, gouverne et, pour ainsi dire, anime tout, il n’y a, en quelque sorte, rien à objecter. Tous les philosophes aussi reconnaissent que la chaleur est répandue dans le monde entier ; cette chaleur pourrait également être appelée l’âme du monde. Mais c’est contredire les phénomènes réels que d’accorder au monde une âme qui végète, sente ou pense. Car le monde ne donne pas la vie à un autre monde comme font les animaux et les plantes ; il ne grandit ni ne mange ni ne boit pour soutenir son existence ; encore moins possède-t-il la vue, l’ouïe et les autres organes des êtres animés.

Gassendi regarde le temps et l’espace comme indépendants et existants par eux-mêmes, comme n’étant ni substances ni accidents ; là où cessent toutes les choses corporelles, continue à s’étendre l’espace infini et, avant la création du monde, le temps s’écoulait aussi uniformément qu’aujourd’hui. Par le principe matériel ou la matière première, il faut entendre la matière qui ne peut pas se dissoudre davantage. Ainsi l’homme se compose d’une tête, d’une poitrine, d’un ventre, etc. ; ces parties sont formées de chyle et de sang ; ceux-ci, à leur tour, proviennent de la nourriture ; la nourriture de ce qu’on appelle les éléments ; les éléments, des atomes qui sont le principe matériel ou la matière première. La matière en soi n’a donc pas encore de forme. Il est vrai que, sans masse matérielle, il n’y a pas de forme ; la matière est le substratum permanent, tandis que les formes changent et passent. Aussi la matière est-elle en soi indestructible, ingénérable et aucun corps ne peut provenir de rien, ce qui toutefois n’équivaut pas à nier la création de la matière par Dieu. Les atomes sont tous identiques quant à la substance ; différents, quant à la forme.

Les autres détails sur les atomes, le vide, l’indivisibilité infinie, le mouvement des atomes, etc., sont calqués sur Épicure. Il est à remarquer seulement que Gassendi identifie la pesanteur ou le poids des atomes avec leur faculté naturelle interne de se mouvoir. Au reste l’impulsion première de ce mouvement a été donnée aux atomes par Dieu.

Dieu, qui fit produire à la terre et à l’eau des plantes et des animaux, créa un nombre déterminé d’atomes, qui devaient être les semences de toutes choses. C’est alors seulement que commença la série de productions et de destructions, qui dure encore aujourd’hui et durera ultérieurement.

« La cause première de tout est Dieu », mais la dissertation ne s’occupe ensuite que des causes secondaires, qui donnent immédiatement naissance à toutes les modifications. Le principe en doit être nécessairement corporel. Sans doute, dans les produits artificiels, le principe moteur diffère de la matière ; mais, dans la nature, l’agent opère intérieurement et n’est que la partie la plus active et la plus mobile de la matière. Quant aux corps visibles, toujours l’un est mû par l’autre ; l’atome est le principe qui se meut par lui-même. Gassendi explique la chute des corps par l’attraction de la terre : mais cette attraction ne peut pas être une actio in distans. Si quelque chose de la terre ne s’ajoutait pas à la pierre et ne venait pas la saisir, la pierre ne s’inquiéterait pas du tout de la terre ; de même l’aimant doit saisir le fer, quoique d’une manière invisible, pour l’attirer à soi. Mais, pour qu’on ne voie pas dans cette attraction le jet grossier de harpons ou d’hameçons, Gassendi l’explique par l’exemple remarquable de l’enfant attiré par la pomme que ses sens seuls lui ont fait connaître (11). N’oublions pas que Newton, qui, sur ce point, suivit les traces de Gassendi, ne se figura nullement sa loi de la gravitation comme une action immédiate à distance (12).

La naissance et la disparition des choses ne sont qu’une réunion et une séparation des atomes. Quand un morceau de bois se brûle, les atomes de la flamme, de la fumée, des cendres, etc., ont déjà existé, mais dans une combinaison différente. Toute modification n’est qu’un mouvement des parties d’un objet ; aussi ce qui est simple ne peut-il pas se modifier, mais seulement continuer à se mouvoir dans l’espace.

Gassendi semble avoir bien senti le côté faible de l’atomisme, l’impossibilité d’expliquer par les atomes et par le vide les facultés intellectuelles et la sensation (voir plus haut, p. 18 et suiv. ; 136 et suiv.) ; car il s’occupe de ce problème en détail ; il fait ressortir aussi clairement que possible les explications présentées par Lucrèce et il s’efforce de leur donner encore plus de poids par de nouveaux arguments. Il avoue toutefois qu’il y a ici quelque chose d’incompréhensible ; mais, ajoute-il, les autres systèmes sont également impuissants en face de cette difficulté (13). Cela n’est pas tout à fait exact, car la forme de la combinaison, d’où résulte ici l’effet, est quelque chose de réel pour les aristotéliciens ; pour l’atomistique au contraire, elle n’est rien.

Ici, sans doute, Gassendi diffère de Lucrèce en ce qu’il admet un esprit immortel et incorporel ; mais, pareil au dieu de Gassendi, cet esprit est tellement en dehors du système qu’on peut très-bien se passer de lui. Gassendi ne s’avise pas non plus de l’admettre pour résoudre le problème de l’unité ; il l’admet parce que la religion l’exige. Comme son système ne connaît qu’une âme matérielle, composée d’atomes, il faut que l’esprit se charge du rôle de l’immortalité et de l’incorporalité. La manière, dont Gassendi procède, rappelle tout à fait l’averroïsme. Par exemple, les maladies mentales sont des maladies du cerveau ; elles n’affectent pas la raison immortelle ; seulement celle-ci ne peut pas se manifester, parce que son instrument est dérangé. Mais dans cet instrument réside aussi la conscience individuelle, le moi, qui, en réalité, est trouble par la maladie et qui ne la regarde pas alu dehors, — voilà un point auquel Gassendi évite de toucher de trop près. Au reste, même sans être gêné par l’orthodoxie, il pouvait avoir peu de propension à poursuivre les détails d’un problème qui l’éloignait du terrain de l’expérience.

La théorie de la nature extérieure, à laquelle l’atomistique rend de grands services, plaisait et Gassendi infiniment plus que la psychologie, où, pour compléter son système, il se contentait d’un minimum d’idées personnelles, tandis que Descartes, sans compter sa conception métaphysique du moi, essaya encore de construire une doctrine originale sur ce terrain.

À l’université de Paris, où, parmi les anciens professeurs, la philosophie d’Aristote était encore en vogue, les jeunes professeurs prirent de plus en plus fait et cause pour Descartes et Gassendi ; il se forma ainsi deux écoles nouvelles, celle des cartésiens et celle des gassendistes : les uns voulaient laient en finir avec la scolastique au nom de la raison, les autres au nom de l’expérience. Cette lutte fut d’autant plus remarquable que précisément à cette époque, grâce à un courant réactionnaire, la philosophie d’Aristote avait pris un nouvel élan. Le théologien Launoy, homme du reste très-savant et relativement libéral, s’écrie tout stupéfait en entendant exposer les opinions de son contemporain Gassendi : « Si Ramus, Litaud, Villon et Clavius avaient professé ces opinions, que n’aurait-on pas fait à ces hommes-là » (14) !

Gassendi ne périt pas victime de la théologie parce qu’il était destiné à périr victime de la médecine. Un traitement de la fièvre, suivant les procédés de l’époque, lui avait enlevé toutes ses forces. Ce fut en vain qu’il chercha momentanément, dans son pays natal, à se rétablir. Revenu à Paris, il fut de nouveau saisi par la fièvre, et treize nouvelles saignées mirent fin à son existence. Il mourut le 24 octobre 1655, dans la 63e année de son âge.

La réforme de la physique et de la philosophie naturelle, que l’on attribue d’ordinaire à Descartes, est pour le moins autant l’œuvre de Gassendi. Bien des fois, par suite de la célébrité que Descartes doit à sa métaphysique, on lui a directement attribué ce qui appartenait avec plus de justice Gassendi ; il est vrai que le mélange tout particulier d’opposition et d’accord, de lutte et d’alliance entre les deux systèmes faisait que les courants cartésien et gassendiste se confondaient complètement. Ainsi Hobbes, le matérialiste et l’ami de Gassendi, était partisan de la théorie corpusculaire de Descartes, tandis que Newton avait sur les atomes l’opinion de Gassendi. Les découvertes faites plus tard amenèrent la réunion des deux théories ; on laissa subsister côte à côte atomes et molécules, après que les deux idées eurent reçu le développement qu’elles comportaient ; incontestablement l’atomistique actuelle s’est formée, pas à pas, des théories de Gassendi et de Descartes, remontant ainsi par ses origines jusqu’à Leucippe et à Démocrite.



1. Gassendi est assurément (ce qui n’a pas été dit assez nettement dans la 1re édition de l’Hist. du matér.), un précurseur de Descartes ; il est indépendant de Bacon de Verulam. Descartes, qui n’était guère porté à reconnaître le mérite d’autrui, regardait Gassendi comme une autorité dans les sciences de la nature[1] ; il est très-vraisemblable qu’il connaissait les Exercitationes paradoxicæ (1624) et qu’il avait appris par la tradition orale, sur le contenu des cinq livres brûlés, un peu plus que nous n’en savons aujourd’hui d’après la table des matières. Plus tard, il est vrai, lorsque, par crainte de l’Église, Descartes imagine un monde, dont les bases étaient toutes différentes de celles du système de Gassendi, il changea de ton à l’égard de ce dernier, surtout depuis qu’il était devenu un grand homme pour avoir cherché une conciliation entre la science et la doctrine de l’Église. — Par une conception plus exacte des relations qui existaient entre Gassendi et Descartes, le droit du premier à être considéré comme l’auteur d’une conception de l’univers, qui a encore des partisans de nos jours, n’en devient que plus évident. D’ailleurs plus on étudie Descartes, plus on acquiert la conviction qu’il développa et propagea des théories matérialistes. Voltaire[2] déclare avoir connu bien des personnes que le cartésianisme avait amenées au point de ne plus reconnaître de Dieu ! — On ne comprend pas que Schaller[3] ait pu mettre Hobbes avant Gassendi. Sans doute Hobbes était né avant Gassendi, mais son développement intellectuel s’effectua très-tard, tandis que celui de Gassendi fut très-précoce ; aussi, durant son séjour à Paris, Hobbes joua-t-il le rôle d’élève de Gassendi, sans compter que celui-ci avait depuis longtemps publié des travaux littéraires.

2. Neumann, Grundriss der Thermochemie, Brunswick, 1869, ouvrage d’une grande valeur scientifique, a cependant tort de dire, page 11 : « La théorie atomistique de la chimie n’a rien de commun avec celle de Lucrèce et de Démocrite ». La continuité historique que nous démontrerons dans le cours de notre ouvrage, est déjà un trait commun, malgré toute la différence qui sépare le résultat définitif et les premiers développements de la doctrine.

Les deux théories ont d’ailleurs encore un point commun, que Fechner déclare être de la plus haute importance en atomistique, c’est d’admettre des molécules distinctes. Si ce n’est pas là un point aussi essentiel pour le chimiste que pour le physicien, il n’en conserve pas moins une importance d’autant plus grande que l’on s’efforce précisément, de concert avec Naumann, d’expliquer les phénomènes chimiques d’après les faits de la physique. Il n’est pas exact non plus (Ibid., p. 10 et 11) qu’avant Dalton personne n’ait démontré par les faits les droits et l’utilité de l’atomistique. Immédiatement après Gassendi, Boyle a donné cette démonstration pour la chimie et Newton pour la physique, et s’ils ne l’ont pas donnée dans le sens de la science actuelle, on ne doit pas oublier que la théorie de Dalton lui-même est dépassée aujourd’hui. Naumann a raison de demander (avec Fechner[4]) qu’avant de contester l’atomistique actuelle, on commence par la connaître. On peut dire aussi qu’avant de contester la parente de l’atomistique ancienne avec la moderne, il faut connaître non-seulement les faits d’histoire naturelle, mais encore les faits historiques.

3. De vita et moribus Epicuri, IV, 4 : « Dico solum, si Epicurus quibusdam religionis patriæ interfuit cæremoniis, quas mente tamen improbaret, videri posse, illi quandam excusationis speciem obtendi. Intereat enim, quia jus civile et tranquillitas publica illud ex ipso exigebat : improbabat, quia nihil cogit animum sapientis, ut vulgaria sapiat. Intus erat sui juris, extra, legibus obstrictus societatis hominum. Ita persolvebat eodem tempore quod et aliis debebat, et sibi… Pars hæc tum erat sapientiæ, ut philosophi sentirent cum paucis, loquebentur vero, agerentque cum multis. » (« Je dis seulement que si Épicure assista à quelques cérémonies religieuses de son pays, tout en les désapprouvant au fond du cœur, sa conduite fut jusqu’à un certain point excusable. Il y assistait, en effet, parce que le droit civil et l’ordre public exigeaient cela de lui : il les désapprouvait, parce que rien ne force l’âme du sage de penser à la façon du vulgaire. Dans son for intérieur, il ne dépendait que de lui-même ; au dehors, il était lié par les lois de la société humaine. Il payait ainsi en même temps ce qu’il devait aux autres et ce qu’il se devait à lui-même… Le rôle de la philosophie était alors de penser comme le petit nombre et de parler et d’agir avec la multitude. ») La dernière phrase paraît s’appliquer à l’époque de Gassendi plutôt qu’à celle d’Épicure, lequel jouissait et usait déjà d’une grande liberté d’enseignement et de parole. Hobbes[5] affirme que l’obéissance envers la religion de l’État implique le devoir de ne pas contredire ses doctrines. Dans sa conduite, il se conforma à ses paroles mais il ne se fit pas scrupule de ruiner tous les fondements de la religion dans l’esprit de ceux qui savaient tirer des conclusions. — Le Léviathan parut en 1651 ; le première édition du De vita et moribus Epicuri avait paru en 1647 ; mais ici la priorité d’idées n’a aucune importance ; c’était l’esprit de l’époque, et dans ces questions générales, là où il ne s’agissait ni de mathématiques ni de sciences naturelles Hobbes était certainement fixé longtemps avant de se lier avec Gassendi.

4. Remarquons ici le ton solennel avec lequel, vers la fin de la préface de son écrit De vita et moribus Epicuri, Gassendi fait des réserves en faveur de la doctrine de l’Église : « En religion, je suis de l’avis des ancêtres, c’est-à-dire de la religion catholique, apostolique et romaine, dont j’ai toujours défendu et dont je défendrai toujours les décrets ; jamais discours, soit d’un savant, soit d’un ignorant, ne m’en séparera. »

5. De vita et moribus Epicuri, fin de la préface (à Luiller) : « Tu as déjà en ta possession ses deux effigies, l’une faite d’après un camée, l’autre qui m’a été communiquée, pendant mon séjour à Louvain, par l’illustre Eryceus Puteanus, qui la publia aussi dans ses lettres, avec cette explication laudative : « Contemple, mon ami, l’âme du grand homme qui respire encore dans ces traits. C’est Épicure, avec son regard et son visage. Contemple cette image digne de ces traits, de ces mains, qui mérite enfin d’attirer tous les regards. » L’autre est un dessin de la statue placée à Rome près de l’entrée des jardins du palais des Lodovigi ; elle m’a été envoyée par notre ami Naudé (le même qui publia la dissertation de Hieronymus Rorarius, mentionnée dans la partie précédente) ; ce dessin a été fait par Henri Howen, peintre attaché à la maison du même cardinal. Insère le portrait que tu préféreras ; car tu vois qu’ils se ressemblent. Je me souviens d’ailleurs que tous deux concordent avec un autre portrait d’Épicure, conservé dans le riche cabinet de l’illustre Gaspard Monconis Liergues, juge à Lyon. »

6. Exercitationes paradoxicæ adverses aristoteleos, la Haye, 1656, préface : « D’un seul mot, il fait comprendre (L. VII) l’opinion d’Épicure sur le plaisir : il nous montre, en effet, comment le bien suprême se trouve dans la volupté, et comment le mérite des vertus et des actions humaines se mesure d’après ce principe. »

7. L’exemple « je vais me promener, donc je suis », ne vient pas de Gassendi, mais de Descartes, qui du reste l’emploie dans sa réplique tout à fait dans le sens de cette objection.

8. Buckle, Hist. of civil., II, p. 281, éd. Brockhaus.

9. Il paraît du reste que la priorité de cette réflexion appartient à Kant[6], qui s’exprime ainsi : « Par ce Moi, ou Il, ou Cela (la chose) qui pense, on ne représente qu’un sujet transcendant des pensées = x, qui n’est jamais connu que par ses attributs, à savoir ses pensées, et dont séparément nous ne pouvons jamais avoir la moindre idée. » Grand est toutefois le mérite du raisonnement de Lichtenberg, qui rend évidente l’affirmation subreptice du sujet de la manière la plus simple, sans l’appui d’aucun système. — Disons, en passant, que le premier essai pour prouver l’existence de l’âme au moyen du doute lui-même, essai qui ressemble étonnamment au « cogito, ergo sum », est dû à saint Augustin, le Père de l’Église, qui argumente ainsi dans le Xe livre De Trinitate : « Si quis dubitat, vivit si dubitat, unde dubitet meminit ; si dubitat, dubitare se intelligit. » (« Si quelqu’un doute, il vit puisqu’il doute ; il se souvient des motifs de son doute ; s’il doute, il comprend qu’il doute. ») Ce passage se trouve cité dans la Margarita philosophica (1486, 1503 et autres années), jadis fort répandue, au commencement du Xe livre De Anima. Descartes, dont on appela l’attention sur la concordance de ce passage avec son principe, paraît ne l’avoir pas connu antérieurement ; il avoue que saint Augustin a réellement voulu prouver de cette manière la certitude de notre existence ; quant à lui-même, ajoute-t-il, il a employé cette argumentation pour démontrer que le moi qui pense est une substance immatérielle. Ainsi Descartes donne très-réellement comme son invention personnelle, ce qui est précisément un plagiat manifeste. (Œuvres, éd. Cousin, t. VIII, p. 421.

10. Dans la dissertation De motu impresso a motore translato qui aurait été publiée contre la volonté de l’auteur en même temps qu’une lettre de Galilée sur la manière de faire concorder l’Écriture sainte avec la théorie du mouvement de la terre, Lyon, 1649.

11. Je doute fort cependant que l’exposé d’Ueberweg[7] soit exact ; il repose probablement en partie sur un malentendu relatif à l’exposé de la 1re édition de mon Hist. du matér., p. 125, en partie aussi sur une erreur réelle de cet expose. Ueberweg dit de Gassendi : « Son atomisme a plus de vie que celui d’Épicure. Les atomes possèdent, d’après Gassendi, de la force et même de la sensibilité : de même que la vue d’une pomme décide l’enfant à quitter son chemin pour s’approcher de l’arbre, ainsi la pierre lancée est contrainte par l’attraction de la terre à quitter la ligne droite pour se rapprocher du sol. » Il me paraît erroné de lui prêter l’opinion qui accorde la sensibilité aux atomes, comme je l’avais admis dans la 1re édition de mon Hist. du mater. ; maintenant que je révise mon travail, je me vois dans l’impossibilité d’en fournir la preuve. L’erreur paraît provenir de ce que réellement Gassendi, à propos de la question difficile : Comment le sensible peut-il sortir de l’insensible, dépasse Lucrèce sur un point très-important. Je regrette de ne pouvoir citer ici que Bernier[8], attendu qu’au moment où je révise, je n’ai pas sous la main les œuvres complètes de Gassendi, et que l’impression ne peut plus être différée. On lit au passage indiqué : « En second lieu (au nombre des arguments que Lucrèce n’a pas employés, mais dont, au dire de Gassendi, il aurait pu se servir), que toute sorte de semence estant animée ; et que non-seulement les animaux qui naissent de l’accouplement, mais ceux mesme qui s’engendrent de la pourriture estant formez de petites molécules séminales qui ont esté assemblées, et formées ou dès le commencement du monde, ou depuis, on ne peut pas absolument dire que les choses sensibles se fassent de choses insensibles, mais plutost qu’elles se font de choses qui bien qu’elles ne sentent pas effectivement, sont néanmoins, ou contiennent en effet les principes du sentiment, de mesme que les principes du feu sont contenus et cachés dans les veines des cailloux, ou dans quelque autre matière grasse. » Ainsi Gassendi admet au moins ici la possibilité que des germes organiques, susceptibles d’éprouver des sensations, existent depuis le commencement de la création. Mais ces germes, malgré leur origine (inconciliable, on le conçoit, avec la cosmogonie d’Épicure), ne sont pas des atomes, mais des réunions d’atomes, bien que de l’espèce la plus simple. On aurait tort d’expliquer comme un effet purement intellectuel le mouvement de l’enfant qui voit une pomme. On ne doit entendre par là qu’un processus plus complexe d’attraction, qui se produit pareillement en vertu des lois de la physique. On peut se demander toutefois si Gassendi a ici développé le matérialisme avec autant de logique que Descartes, dans les Passiones animæ, où tout est ramené il la pression et au choc des corpuscules.

12. Voltaire dit dans ses Elém. de la phil. de Newton[9] « Newton suivait les anciennes opinions de Démocrite, d’Épicure et d’une foule de philosophes, rectifiées par notre célèbre Gassendi. Newton a dit plusieurs fois à quelques Français, qui vivent encore, qu’il regardait Gassendi comme un esprit très-juste et très-sage, et qu’il ferait gloire d’être entièrement de son avis dans toutes les choses dont on vient de parler. »

13. Bernier, Abrégé de la phil. de Gassendi, Lyon, 1684, VI, p. 32-34.

14. Joannis Launoii, De varia Aristotelis in academia Parisiensi fortuna, cap. XVIII, p. 328 de l’édition de Wittemberg utilisée par moi.

  1. Voir ses Lettres, éd. Cousin, VI, p. 72, 83, 97, 121.
  2. Œuvres complètes, éd. de 1781, t. XXXI, chap. I.
  3. Gesch. d. Naturphil., Leipzig, 1841.
  4. Atomlehre. 1855. p. 3.
  5. Leviathan, cap. XXXII.
  6. Krit. d. r. Vern. Elementari, II, 2, 2, 1, Hauptst.
  7. Grundriss,III, p. 15 et suiv.
  8. Abrégé de la philos. de Gassendi, VI, p. 48 et suiv.
  9. Œuvres compl., 1784, t. XXXI, p. 37.