Histoire du matérialisme/Tome I/Partie IV/Chapitre 3

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Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 1p. 377-411).


CHAPITRE III

Le Système de la nature.


Les organes du mouvement littéraire en France, leurs relations avec le matérialisme. — Cabanis et la physiologie matérialiste. — Le Système de la nature ; son caractère général ; — l’auteur est le baron d’Holbach. — Autres écrits de d’Holbach. — Sa morale. — Sommaire de l’ouvrage ; la partie anthropologique et les principes généraux de l’étude de la nature. — La nécessité dans le monde moral ; rapports avec la Révolution française. — « L’ordre et le désordre ne sont pas dans la nature » ; polémique de Voltaire contre cette thèse. — Conséquences tirées du matérialisme en vertu de l’association des idées. — Conséquences pour la théorie esthétique. — L’idée du beau chez Diderot. — Loi des idées morales et esthétiques. — Lutte de d’Holbach contre l’âme immatérielle. — Assertion relative à Berkeley. — Essai pour fonder la morale sur la physiologie. — Passages politiques. — Deuxième partie de l’ouvrage ; lutte contre l’idée de Dieu. — Religion et morale. — Possibilité générale de l’athéisme. — Conclusion de l’ouvrage.


S’il entrait dans notre plan de suivre en détail les formes multiples qu’a reçues la conception matérialiste de l’univers, d’apprécier la logique plus ou moins serrée des penseurs et des écrivains, qui tantôt ne rendent hommage au matérialisme qu’incidemment, tantôt s’en rapprochent de plus en plus par un lent développement, tantôt enfin se montrent nettement matérialistes, mais pour ainsi dire contre leur volonté, aucune époque ne nous fournirait plus de matériaux que la deuxième moitié du XVIIIe siècle ; aucun pays ne prendrait, dans notre tableau, une place plus large que la France. Nous rencontrons d’abord Diderot, cet homme plein d’esprit et de feu, que l’on nomme si souvent le chef et le général des matérialistes, tandis qu’il eut besoin d’un développement lent et progressif pour arriver à une conception vraiment matérialiste ; bien plus, son esprit resta jusqu’au dernier instant dans un état de fermentation, qui ne lui permit ni de compléter ni d’élucider ses idées. Cette noble nature, qui recélait toutes les vertus et tous les défauts de l’idéaliste, en premier lieu le zèle pour le bonheur de l’humanité, une amitié dévouée et une foi inébranlable au bien, au beau, au vrai, à la perfectibilité du monde, fut entraînée, comme nous l’avons déjà vu, en quelque sorte contre son gré, par le courant de l’époque vers le matérialisme. L’ami et le collègue de Diderot, d’Alembert, avait au contraire déjà dépassé de beaucoup le matérialisme ; car « il se sentait tenté de penser que tout ce que nous voyons n’est qu’une illusion des sens, qu’il n’existe en dehors de nous rien qui corresponde à ce que nous croyons voir. » Il aurait pu devenir pour la France ce que Kant est devenu pour le monde entier, si cette pensée s’était conservée dans son esprit et s’était élevée en quelque sorte au-dessus de la simple expression d’un scepticisme passagers Mais, en faisant ce qu’il fit, il ne devint pas même le « Protagoras » de son temps, ainsi que l’appelait Voltaire en plaisantant. Buffon, réservé et circonspect ; Grimm, à la discrétion diplomatique ; Helvétius, vaniteux et superficiel, tous se rapprochent du matérialisme, sans nous montrer cette fermeté de principes, cet achèvement logique d’une pensée fondamentale qui distinguaient de la Mettrie, malgré toute la frivolité de son style. Nous devrions mentionner Buffon comme naturaliste, traiter surtout plus amplement de Cabanis, le père de la physiologie matérialiste, si notre but ne nous forçait d’entrer promptement sur le terrain décisif, en nous réservant de faire suivre, plus tard seulement, d’un coup d’œil sur les sciences spéciales, l’exposé historique des principales questions dont il s’agit ici. Nous croyons donc avoir raison de nous borner à effleurer la période qui s’écoula entre L’Homme-machine et le Système de la nature, malgré les riches enseignements qu’elle fournirait à l’historien de la littérature, pour passer immédiatement à l’ouvrage qui a été souvent nommé le code ou la bible du matérialisme.

Le Système de la nature, avec son langage franc et loyal, la marche presque allemande de ses idées et sa prolixité doctrinaire, donna d’un coup le résultat précis de toutes les idées ingénieuses qui fermentaient à cette époque ; et ce résultat, présenté sous une forme rigoureuse et définitive, déconcerta ceux même qui avaient le plus contribué à l’atteindre. De la Mettrie avait principalement effrayé l’Allemagne. Le Système de la nature effraya la France. Si l’insuccès de de la Mettrie en Allemagne fut en partie dû à sa frivolité, qui est souverainement antipathique aux Allemands, le ton grave et didactique du livre de d’Holbach eut certainement sa part dans la répulsion qu’il inspira en France. Une grande différence aussi résulta de l’époque où les deux livres parurent, vu l’état des esprits chez les deux nations respectives. La France approchait de sa révolution, tandis que l’Allemagne allait entrer dans la période de floraison de sa littérature et de sa philosophie. Dans le Système de la nature, nous sentons déjà le souffle impétueux de la Révolution.

C’est en 1770 que parut, soi-disant à Londres, en réalité à Amsterdam, l’ouvrage intitulé : Système de la nature ou des loix du monde physique et du monde moral. Il portait le nom de Mirabaud, mort depuis dix ans et, par superfétation, il donnait une courte notice sur la vie et les écrits de cet homme, qui avait été secrétaire de l’Académie française. Personne ne crut à cette paternité littéraire ; mais, chose remarquable, personne ne devina la véritable origine du livre, bien qu’il fût sorti du quartier général matérialiste et qu’il ne fût en réalité qu’un anneau de la longue chaîne des productions littéraires d’un homme tout à la fois sérieux et original.

Paul-Henri-Thierry d’Holbach, riche baron allemand, né à Heidelsheim dans le Palatinat, en 1723, vint dès sa jeunesse à Paris et, comme Grimm, son compatriote et son ami intime, il se plia complètement au tempérament de la nation française. Si l’on considère l’influence que ces deux hommes exercèrent sur leur entourage, si on leur compare les personnages de la société gaie et spirituelle qui se réunissait d’ordinaire autour du foyer hospitalier de d’Holbach, on assignera sans peine et tout naturellement un rôle prépondérant à ces deux Allemands, dans les questions philosophiques discutées par les habitués de ce salon. Silencieux, tenaces et impassibles, il restent assis comme des pilotes sûrs d’eux-mêmes au milieu de ce tourbillon de talents déchaînés. Au rôle d’observateurs, ils joignent, chacun à sa manière, une influence profonde, d’autant plus irrésistible qu’elle est moins perceptible. D’Holbach en particulier ne semblait être que l’éternellement bon et généreux maître d’hôtel des philosophes ; chacun était ravi de sa bonne humeur et de son cœur excellent ; on admirait d’autant plus librement sa bienfaisance, ses vertus privées et sociales, sa modestie, sa bonhomie au sein de l’opulence, qu’il savait rendre pleine justice au talent de chacun, lui-même n’ayant d’autres prétentions que de se montrer aimable amphitryon. Or cette modestie précisément empêcha longtemps ses amis de regarder d’Holbach comme l’auteur d’un livre, qui mettait l’opinion publique en émoi. Même après que l’on eut bien constaté que l’ouvrage était sorti du cercle de ses intimes, on s’obstina encore à en attribuer la paternité, soit au mathématicien Lagrange, qui avait été précepteur dans la maison du baron, soit à Diderot, soit à la collaboration de plusieurs écrivains. C’est aujourd’hui un fait mis hors de doute que d’Holbach fut le véritable auteur, bien que plusieurs chapitres aient été élaborés par Lagrange, pour sa spécialité, par Diderot, le maître du style, et par Naigeon, aide littéraire de Diderot et de d’Holbach (82). Non seulement d’Holbach rédigea tout l’ouvrage, mais il en fut encore l’ordonnateur et dirigea toute la composition. D’ailleurs d’Holbach apportait autre chose qu’une simple direction ; il possédait des connaissances variées et approfondies dans les sciences physiques. Il avait particulièrement étudié la chimie, donné à l’Encyclopédie des articles relatifs à cette science, et traduit de l’allemand en français plusieurs traités de chimie. « Il en était, écrit Grimm, de son érudition comme de sa fortune. On ne s’en fût jamais douté, s’il avait pu la cacher, sans nuire à sa propre satisfaction et surtout à celle de ses amis. »

Les autres écrits de d’Holbach (83), qui sont en grand nombre, traitent, pour la plupart, les mêmes questions que le Système de la nature ; quelques-uns, comme : Le Bon Sens ou Idées naturelles, opposées aux idées surnaturelles (1772), ont une forme populaire, évidemment destinée à agir sur les masses. La tendance politique de d’Holbach était aussi plus claire et plus précise que celle de la plupart de ses confrères français, bien qu’il ne se prononce en faveur d’aucune forme déterminée de gouvernement. Il ne partage pas l’engouement que bien des Français éprouvaient pour les institutions anglaises, qu’il est impossible d’importer en France, vu la différence de caractère des deux nations. Avec une vigueur calme et impassible, il explique le droit des peuples à régler eux-mêmes leurs destinées, le devoir, imposé à toutes les autorités, de s’incliner devant ce droit et de servir les aspirations vitales des nations, la nature criminelle de toutes les prétentions contraires à la souveraineté du peuple et la nullité de tous les traités, lois et formules légales, qui cherchent à soutenir les prétentions coupables de quelques individus. Le droit des peuples à faire une révolution, quand leur situation devient intolérable, est un axiome et ses yeux ; et ici il frappe juste dans toute la force du terme.

La morale de d’Holbach est grave et pure, bien qu’elle ne s’élève pas au-dessus de l’idée de bonheur. Elle manque de la sensibilité et du souffle poétique qui anime la théorie d’Épicure sur l’harmonie de la vie de l’âme ; cependant elle s’élève dans un élan remarquable au-dessus de l’individualisme et fonde les vertus sur l’intérêt de l’État et de la société. Quand nous croyons rencontrer dans le Système de la nature une inspiration frivole, il s’agit bien moins, au fond, d’un trait léger et superficiel dirigé contre la morale, — ce qui serait réellement frivole, — que de la complète méconnaissance de la valeur morale et intellectuelle des institutions du passé, spécialement de l’Église et de la révélation. Cette méconnaissance est, d’un côté, un résultat du manque de sens historique propre au XVIIIe siècle ; d’un autre côté, elle se comprend aisément chez une nation qui, comme la France d’alors, n’avait pas de poésie originale, car de cette source vitale jaillit tout ce qui, pour exister et agir, emprunte sa force à l’essence la plus intime de l’homme, et n’a pas besoin de se justifier par le raisonnement scientifique. C’est ainsi que, dans le célèbre jugement de Gœthe sur le Système de la nature, la critique la plus profonde s’associe à la plus grande injustice, par l’effet de la conscience naïve que le poète a de son activité et de ses création originales, et trahit enfin l’opposition grandiose de la vie intellectuelle de l’Allemagne rajeunie en face de l’apparente « décrépitude » de la France.

Le Système de le nature se divise en deux parties, dont la première contient les principes généraux du système et l’anthropologie ; la seconde, la théologie, si toutefois l’on peut encore employer cette expression. Dès la préface, on voit que le véritable but de l’auteur est de travailler au bonheur de l’humanité.

« L’homme n’est malheureux que parce qu’il méconnaît la nature. Son esprit est tellement infecté de préjugés, qu’on le croirait pour toujours condamné à l’erreur : le bandeau de l’opinion, dont on le couvre dès l’enfance, lui est si fortement attaché, que c’est avec la plus grande difficulté qu’on peut le lui ôter. Il voulut, pour son malheur, franchir les bornes de sa sphère ; il tenta de s’élancer au delà du monde visible, et sans cesse des chutes cruelles et réitérées l’ont inutilement averti de la folie de son entreprise. L’homme dédaigna l’étude de la nature pour courir après des fantômes, qui, semblables à ces feux trompeurs que le voyageur rencontre pendant la nuit, l’effrayèrent, l’éblouirent, et lui firent quitter la route simple du vrai, sans laquelle il ne peut parvenir au bonheur. Il est temps de puiser dans la nature des remèdes contre les maux que l’enthousiasme nous a faits. — La vérité est une ; elle ne peut jamais nuire. — C’est à l’erreur que sont dues les chaînes accablantes que les tyrans et les prêtres forgent partout aux nations. C’est à l’erreur qu’est dû l’esclavage, où, presque en tout pays, sont tombés les peuples ; c’est à l’erreur que sont dues ces terreurs religieuses qui font partout sécher les hommes dans la crainte, ou s’égorger pour des chimères. C’est à l’erreur que sont dues ces haines invétérées, ces persécutions barbares, ces massacres continuels, ces tragédies révoltantes dont, sous prétexte des intérêts du ciel, la terre est tant de fois devenue le théâtre.

» Tâchons donc d’écarter les nuages qui empêchent l’homme de marcher d’un pas sûr dans le sentier de la vie, inspirons lui du courage et du respect pour sa raison ! S’il lui faut des chimères, qu’il permette au moins à d’autres de se peindre les leurs différemment des siennes ; qu’il se persuade enfin qu’il est très-important aux habitants de ce monde d’être justes, bienfaisants et pacifiques. »

Cinq chapitres traitent des principes généraux de l’étude de la nature. La nature, le mouvement, la matière, la régularité de tout ce qui arrive, l’essence de l’ordre et du hasard, sont les points, à l’examen desquels d’Holbach rattache ses thèses fondamentales. De ces chapitres, c’est principalement le dernier, qui, par son impitoyable élimination de tout reste de théologie, brouilla pour toujours les déistes avec les matérialistes et poussa en particulier Voltaire à diriger de violentes attaques contre le Système de la nature.

La nature est le grand tout, dont l’homme fait partie, et sous les influences duquel il se trouve. Les êtres, que l’on place au delà de la nature, sont, en tout temps, des produits de l’imagination, dont nous ne pouvons pas plus nous figurer l’essence que le séjour et la manière d’agir. Il n’y a rien et il ne peut rien y avoir en dehors du cercle qui embrasse tous les êtres. L’homme est un être physique ; et son existence physique, un certain mode d’action dérivant de son organisation spéciale.

Tout ce que l’esprit humain a imaginé pour l’amélioration de notre condition n’est qu’une conséquence de la réciprocité d’action qui existe entre les penchants placés en lui et la nature qui Penvironne. L’animal aussi marche de besoins et de formes simples vers des besoins et des formes de plus en plus compliqués ; il en est de même de la plante. L’aloès grandit imperceptiblement durant une série d’années jusqu’à ce qu’il produise les fleurs, qui sont l’indice de sa mort prochaine. L’homme, comme être physique, agit en vertu d’influences sensibles et perceptibles ; comme être moral, d’après des influences que nos préjugés ne nous permettent pas de discerner. L’éducation est un développement. Déjà Cicéron avait dit : Est autem virtus nihil aliud quam in se perfecta et ad summum perducta natura. Toutes nos idées insuffisantes proviennent du manque d’expérience et chaque erreur est la source d’un préjudice. Faute de connaître la nature, l’homme se façonne des divinités, qui devinrent l’unique objet de ses craintes et de ses espérances. Il ne réfléchissait pas que la nature ne connaît ni haine ni amour, et que, dans sa marche incessante, préparant tantôt une jouissance, tantôt une souffrance, elle agit d’après des lois immuables. Le monde ne nous offre partout que matière et mouvement. C’est un enchaînement infini de causes et d’effets. Les éléments les plus divers agissent et réagissent continuellement les uns sur les autres, et leurs différentes propriétés et combinaisons forment pour nous l’essence de chaque chose. La nature est donc, au sens large, la réunion des divers éléments dans toute chose en général ; au sens étroit, la nature d’une chose est l’ensemble de ses propriétés et de ses formes d’action. Si, par conséquent, on dit que la nature produit un effet, on ne doit pas personnifier la nature comme une abstraction ; cela signifie simplement que l’effet en question est le résultat nécessaire des propriétés d’un des êtres, dont se compose le grand Tout que nous voyons.

Dans la théorie du mouvement, d’Holbach s’en tient complètement au principe posé par Toland dans la dissertation dont nous avons parlé plus haut. Il est vrai qu’il définit mal le mouvement (84) ; mais il l’étudie sous toutes ses faces et à fond, sans entrer toutefois dans les théories mathématiques ; et nous devons remarquer à ce propos que, dans tout l’ouvrage, conformément au dessein pratique de l’auteur, les idées positives et spéciales prennent la place des considérations générales et abstraites.

Chaque chose est susceptible de certains mouvements, en vertu de sa nature spéciale. Ainsi nos sens sont capables de recevoir des impressions de certains objets. Nous ne pouvons rien savoir d’un corps s’il ne produit pas directement ou indirectement une modification en nous. Tout mouvement que nous percevons, ou bien transporte le corps entier dans un autre endroit ; ou bien a lieu entre les plus petites parties de ce corps et produit des perturbations ou des modifications que nous remarquons seulement quand les propriétés de ce corps ont changé. Des mouvements de ce genre forment la hase de la croissance des plantes et de l’activité intellectuelle de l’homme.

Les mouvements sont dits communiqués, quand de l’extérieur ils sont imprimés à un corps ; spontanés, quand la cause du mouvement est dans le corps même. À cette catégorie appartiennent chez l’homme, la marche, la parole, la pensée, bien qu’en y réfléchissant davantage, nous puissions trouver qu’absolument parlant il n’y a pas de mouvements spontanés. — La volonté humaine est déterminée par des causes extérieures.

La communication du mouvement d’un corps à un autre est réglée par des lois nécessaires. Tout dans l’univers se meut continuellement et le repos n’est jamais qu’apparent (85). Même ce que les physiciens ont appelé nisus ne peut s’expliquer que par le mouvement. Quand une pierre de 500 livres repose sur la terre, elle la presse à chaque instant de tout son poids et elle éprouve par réaction la pression de la terre. Il suffirait d’interposer la main pour voir que la pierre développe assez de force pour la broyer malgré son repos apparent. Il n’y a jamais d’action sans réaction. Les forces dites inertes et les forces dites vives sont donc d’espèce identique, seulement elles se développent dans des circonstances différentes. Même les corps les plus durables sont soumis à des modifications continuelles. La matière et le mouvement sont éternels et le monde tiré du néant n’est qu’un mot vide de sens. Vouloir remonter à l’origine des choses, c’est uniquement reculer les difficultés et les soustraire à l’appréciation de nos sens.

En ce qui concerne la matière, d’Holbach n’est pas strictement atomiste. Il admet, à la vérité, des molécules élémentaires ; mais il déclare que l’essence des éléments est inconnue. Nous n’en connaissons que quelques propriétés. Toutes les modifications de la matière résultent de son mouvement ; ce dernier change la forme des choses, dissout leurs molécules constituantes et les force de contribuer à la naissance ou à la conservation d’êtres tout différents.

Entre ce qu’on appelle les trois règnes de la nature ont lieu un échange et une circulation continuels des parties de la matière. L’animal acquiert de nouvelles forces en mangeant des plantes ou d’autres animaux ; l’air, l’eau, la terre et le feu aident à sa conservation. Mais ces mêmes principes, réunis dans des combinaisons différentes, deviennent la cause de sa dissolution ; puis les mêmes éléments constitutifs servent à composer des formes nouvelles, ou travaillent à de nouvelles destructions.

Telle est la marche constante de la nature ; tel est le cercle éternel que tout ce qui existe est forcé de décrire. C’est ainsi que le mouvement fait naître, conserve quelque temps et détruit successivement les parties de l’univers, les unes par les autres, tandis que la somme de l’existence demeure toujours la même. La nature, par ses combinaisons, enfante des soleils, qui vont se placer aux centres d’autant de systèmes ; elle produit des planètes qui par leur propre essence gravitent et décrivent leurs révolutions autour de ces soleils ; peu à peu le mouvement altère et les uns et les autres ; il dispersera, peut-être un jour, les parties dont il a composé ces masses merveilleuses, que l’homme dans le court espace de son existence ne fait qu’entrevoir en passant. » (86).

Au reste, tandis que d’Holbach est ainsi complètement d’accord avec le matérialisme de nos jours, quant aux thèses générales, il se tient encore, pour ses opinions relatives à l’échange de la matière, tout à fait sur le terrain de la science antique, ce qui montre combien ces abstractions étaient éloignées des véritables voies de la science de la nature. À ses yeux, le feu est encore le principe vital des choses. Comme Épicure, Lucrèce et Gassendi, il croit que les molécules de nature ignée jettent un rôle dans tous les faits de la vie et que, tantôt visibles, tantôt cachées sous le reste de la matière, elles produisent de très-nombreux phénomènes. Quatre ans après la publication du Système de la nature, Priestley découvrait l’oxygène ; et, tandis que d’Holbach écrivait encore ou discutait ses principes avec ses amis, Lavoisier travaillait déjà à cette série grandiose d’expériences, auxquelles nous devons la véritable théorie de la combustion, et par là une hase toute nouvelle pour cette même science que d’Holbach avait aussi étudiée. Ce dernier se contentait, comme Épicure, d’exposer les résultats logiques et moraux des recherches faites jusqu’alors ; Lavoisier était dominé par une idée scientifique, à laquelle il consacra sa vie.

Dans la théorie de la régularité des faits, d’Holbach revient aux forces fondamentales de la nature. L’attraction et la répulsion sont les forces d’où proviennent toutes les combinaisons et séparations des molécules dans les corps ; elles sont l’une à l’autre, comme le comprenait déjà Empédocle, ce que la haine est à l’amour dans le monde moral. Cette combinaison et cette séparation sont aussi réglées par les lois les plus rigoureuses. Maints corps, qui en et par eux-mêmes ne se prêtent à aucune combinaison, peuvent y être amenés par l’intervention d’autres corps. — Être, c’est se mouvoir d’une manière individuelle ; se conserver, c’est communiquer ou recevoir les mouvements, qui sont la condition du maintien de l’existence individuelle. La pierre résiste à la destruction par la simple cohésion de ses parties ; les êtres organiques, par des moyens complexes. Le besoin de la conservation est appelé par la physique faculté de durer ; par la morale, égoïsme.

Entre la cause et l’effet règne la nécessité, dans le monde comme dans le monde physique. Les molécules de poussière et d’eau, dans les tourbillons d’un ouragan, se meuvent en vertu de la même nécessité, qu’un individu dans les tempêtes d’une révolution.

« Dans les convulsions terribles qui agitent quelquefois les sociétés politiques, et qui produisent souvent le renversement d’un empire, il n’y a pas une seule action, une seule parole, une seule pensée, une seule volonté, une seule passion dans les agens qui concourent à la révolution, comme destructeurs ou comme victimes, qui ne soit nécessaire, qui n’agisse comme elle doit agir, qui n’opère infailliblement les effets qu’elle doit opérer suivant la place qu’occupent ces agens dans ce tourbillon moral. Cela paroîtroit évident pour une intelligence qui seroit en état de saisir et d’apprécier toutes les actions et réactions des esprits et des corps de ceux qui contribuent à cette révolution. » (87)

D’Holbach mourut le 21 juin 1789, peu de jours après que les députés du tiers état se furent constitués en assemblée nationale. La révolution, qui fit repartir son ami Grimm pour l’Allemagne et mit souvent en danger la vie de Lagrange, allait commencer réellement, lorsque mourut l’homme, qui lui avait si puissamment frayé la voie, en enseignant à la considérer comme un événement naturel et nécessaire.

D’une importance particulière est enfin le chapitre de l’ordre, contre lequel Voltaire dirigea sa première et violente attaque (88). Voltaire est ici, comme il l’est si fréquemment, l’organe du sens commun, qui se noie dans ses décisions sentimentales et ses raisonnements déclamatoires et reste sans valeur en face des considérations philosophiques même les plus simples. Malgré cela, il n’est pas inutile à notre dessein de peser ici, une fois pour toutes, les arguments pour et contre et de montrer que, pour vaincre le matérialisme, il faut des armes bien différentes de celles qu’employa même l’habile et spirituel Voltaire.

À l’origine, dit le Système de la nature, le mot ordre ne signifiait que notre façon d’embrasser avec facilité, sous chacun de ses rapports, un ensemble dont les formes d’existence et d’action présentent une certaine concordance avec les nôtres. (On remarquera l’anachronisme connu, par lequel le concept le plus strictement exact est donné comme étant l’idée primitive, tandis qu’en réalité, il ne s’est formé que beaucoup plus tard.) L’homme a ensuite reporté sur le monde extérieur la manière de concevoir qui lui est propre. Mais, comme dans le monde tout est également nécessaire, il ne peut exister nulle part dans la nature une différence entre l’ordre et le désordre. Ces deux idées n’appartiennent qu’à notre entendement ; comme pour toutes les idées métaphysiques, il n’y a rien en dehors de nous qui leur corresponde. Si, malgré cela, on veut appliquer ces idées à la nature, on ne peut entendre par ordre que la série régulière de phénomènes, qui est amenée par les lois immuables de la nature ; désordre reste par contre une idée relative, embrassant seulement les phénomènes, par lesquels un être isolé est troublé dans la forme de son existence, tandis qu’au point de vue du grand tout, il n’y a pas de trouble au sens absolu. Il n’y a ni ordre ni désordre dans la nature. Nous trouvons de l’ordre dans tout ce qui est conforme à notre être ; du désordre dans tout ce qui lui est contraire. La conséquence immédiate de cette théorie est qu’il ne peut y avoir de miracles d’aucune espèce dans la nature. C’est ainsi que nous puisons uniquement en nous-mêmes l’idée d’une intelligence qui se propose toujours un but, et la notion contraire, l’idée de hasard. Le tout ne peut avoir de but, parce que en dehors de lui il n’y a rien vers quoi il puisse tendre. Nous regardons comme intelligentes les causes qui agissent à notre manière, et l’action des autres causes nous apparaît comme un jeu de l’aveugle hasard. Et cependant le mot hasard n’a un sens que par opposition à cette intelligence, dont nous n’avons puisé l’idée qu’en nous-mêmes. Or il n’y a pas de causes agissant aveuglément ; nous seuls sommes aveugles, en méconnaissant les forces et les lois de la nature, dont nous attribuons les effets au hasard.

Ici, nous trouvons le Système de la nature complètement dans les voies frayées par l’énergique nominalisme de Hobbes. Naturellement les idées de bien et de mal, que d’Holbach s’est gardé d’élucider, ne doivent avoir de valeur que comme idées simplement relatives et humainement subjectives, de même que celles d’ordre et de désordre, d’intelligence et de hasard. Après s’être placé à ce point de vue, on ne peut plus reculer ; car la démonstration que ces idées sont relatives et fondées sur la nature humaine reste le premier pas, le pas indispensable pour arriver à une science épurée et approfondie ; mais, pour aller plus loin, la voie est encore libre. Il faut traverser la théorie qui explique l’origine des idées par l’organisation de l’homme, pour avancer au-delà des limites du matérialisme ; en revanche, les thèses du Système de la nature sont d’une solidité inébranlable contre toute opposition fondée sur le préjugé vulgaire : nous attribuons au hasard les effets que nous ne savons pas relier à leurs causes. — L’ordre et le désordre ne sont pas dans la nature. —

Que dit à cela Voltaire ? Écoutons ses paroles ! Nous nous permettrons de répondre au nom de d’Holbach. — « Comment ? dans le monde physique, un enfant né aveugle, un enfant dépourvu de jambes, un avorton, n’est pas une déviation à la nature de l’espèce ? N’est-ce pas la régularité ordinaire de la nature qui constitue l’ordre ; n’est-ce pas l’irrégularité qui constitue le désordre ? Un enfant, à qui la nature a donné l’appétit et fermé l’œsophage, n’est-il pas la preuve d’un puissant trouble, d’un désordre mortel ! Les évacuations de toute espèce sont nécessaires, et cependant les voies de sécrétion n’ont souvent pas d’issues, de sorte qu’on est forcé de recourir à la chirurgie. Ce désordre a sans doute sa cause ; pas d’effet sans cause ; mais le fait en question est assurément une perturbation considérable de l’ordre. »

Certainement on ne peut nier que, d’après notre manière de penser anti-scientifique dans la vie quotidienne, un avorton soit une grande violation de la nature de l’espèce ; mais cette « nature de l’espèce » est-elle autre chose qu’une idée empirique conçue par l’homme, idée sans aucun rapport avec la nature objective et sans aucune importance ? Il ne suffit pas d’admettre que l’effet, qui, par son rapport intime avec nos propres sensations, nous apparaît comme un désordre, a sa cause ; il faut aussi admettre que cette cause est en connexion nécessaire et invariable avec toutes les autres causes de l’univers, et que, par conséquent, le même grand tout produit de la même manière et d’après les mêmes lois, dans la plupart des cas, l’organisation complète et l’organisation incomplète. Au point de vue du grand tout — et, pour être juste, Voltaire aurait dû s’y placer — il est impossible qu’il y ait du désordre dans ce qui émane de son ordre éternel, c’est-à-dire de son cours régulier ; mais le Système de la nature ne nie pas que des phénomènes de ce genre produisent sur des personnes sensibles et compatissantes l’impression d’un désordre, d’une abominable perturbation. Voltaire n’a donc rien prouvé qui ne fût accordé à l’avance ; quant au fond même de la question, il ne l’a pas même effleuré d’une syllabe. Voyons s’il prouve davantage pour le monde moral.

« Le meurtre d’un ami, d’un frère, n’est-il pas un horrible trouble dans le domaine moral ? Les calomnies d’un Garasse, d’un Tellier, d’un Doucin contre les jansénistes et celles des jansénistes contre les jésuites ; les tromperies d’un Patouillet et d’un Paulian, ne sont-elles pas de petits désordres ? La Saint-Barthélemy, les massacres d’Irlande etc., etc., ne sont-ils pas d’exécrables désordres ? Ces crimes ont leur cause dans les passions, dont les effets sont abominables ; la cause est fatale ; mais cette cause nous fait frémir. »

Sans doute le meurtre est un acte qui nous fait frémir et que nous regardons comme une effroyable perturbation de l’ordre moral dans le monde. Cependant nous pouvons arriver à la pensée que les désordres et les passions, qui donnent naissance aux crimes, ne sont que des effets nécessaires, inséparables des actes et des impulsions de l’homme, comme l’ombre est inséparable de la lumière. Nous serons absolument forcés d’admettre cette nécessité, dès que, au lieu de jouer avec l’idée de cause, nous reconnaîtrons sérieusement que les actions de l’homme sont reliées entre elles et avec l’ensemble de la nature des choses par un enchaînement de causes complet et déterminant. Car alors, ici comme sur le terrain physique, nous trouverons une essence fondamentale commune à tout, indissolublement liée dans toutes ses parties par l’enchaînement des causes, la nature elle-même, qui agit d’après des lois éternelles et produit en vertu du même ordre immuable la vertu et le crime, l’indignation contre le forfait et la conviction que l’idée d’une perturbation dans l’ordre du monde qui s’associe à cette indignation est une idée humaine, incomplète et insuffisante.

« Reste seulement à indiquer l’origine de ce désordre, qui n’est que trop réel. »

Cette origine se trouve dans les idées de l’homme ; c’est là qu’elle gît, et Voltaire n’a rien prouvé de plus. Or l’entendement humain, dépourvu de logique et de méthode, alors même qu’il appartient à l’homme le plus spirituel, a de tout temps confondu ses idées empiriques avec la nature des choses en soi, et il est probable qu’il agira de même dans la suite.

Sans entrer pour le moment dans une critique approfondie du système de d’Holbach, critique qui se produira d’elle-même dans le cours de notre ouvrage, nous nous bornerons à dire que les matérialistes, en démontrant victorieusement la régularité de tout ce qui arrive, restent trop souvent dans ce cercle d’idées avec des vues étroites, qui nuisent considérablement à l’exacte appréciation de la vie intellectuelle, en tant que des conceptions purement humaines y jouent un rôle légitime. L’esprit critique refusant leur prétendue objectivité aux idées de téléologie, d’intelligence dans la nature, d’ordre et de désordre, etc., il s’ensuit souvent que l’on déprécie trop la valeur de ces idées pour l’homme, et qu’on va même jusqu’à les rejeter comme des noix creuses. D’Holbach reconnaît, il est vrai, un certain droit d’existence à ces idées prises comme telles. L’homme, dit-il, peut s’en servir, pourvu qu’il conserve son indépendance à leur égard et qu’il se dise qu’il a affaire en elles, non à des réalités extérieures, mais à des conceptions qui ne les représentent pas exactement. Que ces idées, qui ne correspondent nullement aux choses en soi, doivent être tolérées dans le vaste domaine de la vie, non-seulement comme des habitudes d’enfance commodes et inoffensives, mais encore que, malgré et peut-être même à cause de leur origine tout humaine, elles fassent partie des plus nobles biens de l’humanité et qu’elles puissent lui donner un bonheur qu’aucune autre chose ne saurait remplacer, ce sont là des considérations fort étrangères au matérialiste et qui lui restent étrangères non-seulement peut-être parce qu’elles se trouvent en contradiction avec son système, mais encore parce que le développement de ses idées dans la lutte et le travail, l’éloigne de cette face de la vie humaine.

De là résulte que, dans le conflit avec la religion, l’arme du matérialisme devient plus dangereuse que d’autres armes ; ce système se montre aussi plus ou moins hostile à la poésie et à l’art qui ont pourtant cet avantage que les libres créations de l’esprit humain en opposition avec la réalité y sont ouvertement permises, tandis qu’elles sont entièrement confondues, dans les dogmes des religions et les constructions architecturales de la métaphysique, avec une fausse prétention à l’objectivité.

La religion et la métaphysique ont donc encore avec le matérialisme des rapports plus profonds, que nous étudierons ultérieurement. En attendant, jetons un coup d’œil sur l’art, à propos du chapitre sur l’ordre et le désordre.

Si l’ordre et le désordre n’existent pas dans la nature, l’opposition entre le beau et le laid ne résidera que dans l’intellect humain. Par cela seul que cette pensée est toujours présente à l’esprit du matérialiste, il s’éloigne facilement en quelque sorte du domaine du beau ; il est plus rapproché du bien et, plus encore, du vrai. Si maintenant un matérialiste devient critique d’art, il tendra nécessairement, plus qu’un critique suivant une autre direction, à ne rechercher dans l’art que la vérité naturelle ; mais il méconnaîtra et dédaignera l’idéal et le beau proprement dits, surtout quand ils se trouveront en conflit avec la vérité naturelle. Ainsi, nous voyons d’Holbach presque dépourvu du sens de la poésie et de l’art ; du moins nous n’en rencontrons aucune trace dans ses écrits. Mais Diderot, qui embrassa d’abord contre son gré, puis avec une ardeur extraordinaire, la fonction de critique d’art, nous montre d’une façon surprenante l’influence du matérialisme sur l’appréciation du beau.

Son Essai sur la peinture et les admirables réflexions de Gœthe, sont dans les mains de tout le monde. Avec quelle ténacité Gœthe insiste sur le but idéal de l’art, tandis que Diderot s’obstine à élever au rang de principe des arts plastiques l’idée de la logique de la nature ! Il n’y a ni ordre ni désordre dans la nature. Au point de vue de la nature (pour peu que notre œil sache discerner les traits délicats d’une composition bien enchaînée dans toutes ses parties), les forme d’un bossu ne valent-elles pas celles de Vénus ? Notre idée de beauté n’est-elle pas au fond une vue étroite et tout humaine ? En répandant et en développant de plus en plus ces pensées, le matérialisme diminue la joie pure que donnent la beauté et l’impression sublime qui résulte de l’idéal.

Diderot était naturellement idéaliste et nous trouvons chez lui des expressions qui décèlent l’idéalisme le plus ardent ; mais cette circonstance ne montre que d’autant plus clairement l’influence du système matérialiste, qui l’entraîne en quelque sorte malgré lui. Diderot va jusqu’à contester que l’idéal, la « vraie ligne », puisse être trouvé par l’assemblage empirique des plus belles formes partielles, que la nature présente. L’idéal émane de l’esprit du grand artiste comme un prototype de la véritable beauté, dont la nature s’éloigne toujours et dans toutes les parties, sous la pression de la nécessité. Cette thèse est aussi vraie que l’assertion d’après laquelle la nature dans la structure d’un bossu ou d’une femme aveugle, poursuivrait jusqu’à l’extrémité des pieds les conséquences de ces défauts une fois existants, avec une finesse que le plus grand artiste lui-même ne peut pas atteindre. Mais ce qui n’est certainement pas vrai, c’est la réunion de ces deux thèses par la remarque que nous n’aurions plus besoin d’aucun idéal, que nous trouverions dans la copie immédiate de la nature la satisfaction suprême, si nous étions en état de pénétrer tout le système de ces enchaînements logiques des éléments (89). Il est vrai que, si l’on pousse la question jusqu’à ses dernières limites, on peut se demander si, pour une connaissance absolue qui, dans l’examen d’un seul fragment, discerne ses relations avec le tout et pour laquelle toute conception est une conception de l’univers, on peut se demander si, pour une pareille connaissance, il peut encore exister une beauté quelconque séparable de la réalité. Mais Diderot ne comprend pas ainsi la question. Sa thèse doit comporter une application pratique pour l’artiste et le critique d’art. Elle doit aussi admettre que les déviations de la « vraie ligne » de l’idéal sont permises jusqu’à un certain point, et que même, vis-à-vis les pures proportions normales, elles constituent le véritable idéal, dans la mesure où elles réussissent il faire valoir, du moins pour le sentiment, les proportions vraies des choses quant à leur unité et à leur enchaînement logique. Mais l’idéal perd ainsi son originalité. Le beau est subordonné au vrai et de la sorte son importance propre disparaît.

Si nous voulons éviter cet inconvénient, nous devons, avant tout, concevoir les idées morales et esthétiques elles-mêmes comme des productions nécessaires, formées, d’après des lois éternelles, par la force générale de la nature sur le terrain spécial de l’intelligence humaine. Ce sont les pensées et les aspirations de l’homme qui enfantent l’idée d’ordre comme celle de beauté. Plus tard apparaît la connaissance de la philosophie de la nature qui détruit ces idées ; mais elles renaissent continuellement des profondeurs cachées de l’âme. Dans cette lutte de l’âme qui crée avec l’âme qui connaît, il n’y a rien de plus antinaturel que dans un conflit quelconque des éléments de la nature ou dans la guerre d’extermination pour l’existence que se font entre eux les êtres vivants. Au reste, en se plaçant au point de vue le plus abstrait, il faut nier l’erreur de même que le désordre. L’erreur aussi naît de l’action, réglée par des lois, des impressions du monde extérieur sur les organes d’une personne et réciproquement. L’erreur est, non moins qu’une notion meilleure, le mode et la manière dont les objets du monde extérieur se projettent pour ainsi dire dans la conscience de l’homme. Existe-t-il une connaissance absolue des choses en soi ? L’homme en tout cas ne paraît pas la posséder. Mais s’il existe pour lui une façon de connaître supérieure, conforme à l’essence de son être, vis-à-vis laquelle l’erreur ordinaire, bien qu’elle aussi soit une façon de connaître, déterminée par des lois, doit être cependant appelée erreur, c’est-à-dire déviation condamnable de ce mode supérieur de connaissance : n’y aurait-il pas également un ordre fondé sur l’essence de l’homme et méritant mieux que d’être placé simplement au même niveau que son opposé, le désordre, c’est-à-dire un ordre, divergent et tout à fait antipathique à la nature humaine ?

Quelque prolixe que soit le style du Système de la nature, où l’on trouve de fréquentes répétitions, il n’en renferme pas moins plusieurs thèses complètes, remarquables les unes par leur énergie et leur solidité logique, les autres particulièrement propres à mettre vivement en lumière les limites étroites dans lesquelles se meut la conception matérialiste de l’univers.

Tandis que de la Mettrie, avec un malin plaisir, se faisait passer pour cartésien et affirmait, peut-être de bonne foi, que Descartes avait défini l’homme une machine, en lui concédant une âme inutile, uniquement pour ne pas déplaire aux prêtres (Pfaffen), d’Holbach, au contraire, accuse principalement Descartes d’aroir soutenu le dogme de la spiritualité de l’âme. « Bien qu’avant lui on se figurât l’âme comme spirituelle, il fut pourtant le premier qui érigea en principe que l’être pensant doit être distinct de la matière, d’où il conclut ensuite que ce qui pense en nous est un esprit, c’est à-dire une substance simple et indivisible. N’eût-il pas été plus naturel de conclure : puisque l’homme, être matériel, pense réellement, il s’ensuit que la matière a la faculté de penser ? » D’Holbach maltraite pareillement Leibnitz avec son harmonie préétablie, et surtout Malebranche, l’inventeur de l’occasionnalisme. Il ne se donne pas la peine de réfuter ces philosophes d’une manière approfondie ; il se contente de répéter toujours que leurs principes fondamentaux sont absurdes. À son point de vue, il n’a pas entièrement tort ; car, si l’on ne sait pas admirer les pénibles efforts de ces hommes pour donner une forme précise à l’idée qui vivait en eux, si l’on examine leurs systèmes d’après le pur raisonnement, il n’y a peut-être pas d’expression de dédain assez forte pour caractériser la frivolité et l’étourderie avec lesquelles ces philosophes tant admirés fondaient leurs systèmes sur de pures chimères. D’Holbach voit partout l’influence exclusive de la théologie et méconnaît complètement la tendance qui pousse l’homme à créer des systèmes de métaphysique, tendance aussi essentielle, ce semble, à notre nature, que celle qui nous porte à faire, par exemple, de l’architecture. « Nous ne devons pas nous étonner, dit d’Holbach, de voir les hypothèses aussi ingénieuses qu’insuffisantes, auxquelles les préjugés théologiques forcent les plus profonds penseurs des temps modernes d’avoir recours, toutes les fois qu’ils essaient de concilier la nature spirituelle de l’âme avec l’influence physique d’êtres matériels sur cette substance immatérielle, et d’expliquer la réaction de l’âme sur ces êtres ainsi qu’en général son union avec le corps. » Un seul spiritualiste le mettait dans l’embarras, et nous retrouvons ici la question fondamentale dont notre théorie tout entière nous rapproche de plus en plus. C’était Berkeley, évêque anglican, entraîné certainement plus que Descartes et Leibnitz par des préjugés théologiques et arrivant néanmoins à une conception de l’univers plus logique et plus éloignée, en principe, de la foi de l’Église que celle de ces deux philosophes.

« Que dirons-nous d’un Berkeley, qui s’efforce de nous prouver que tout dans ce monde n’est qu’une illusion chimérique, que l’univers entier n’existe que dans nous-mêmes et dans notre imagination, et qui rend l’existence de toutes choses problématique à l’aide de sophismes insolubles pour tous ceux qui soutiennent la spiritualité de l’âme ? » D’Holbach a oublié d’exposer comment ceux qui ne sont point passionnés pour l’existence d’une âme immatérielle peuvent triompher de Berkeley ; et il avoue, dans une note, que ce système, le plus extravagant de tous, est aussi le plus difficile à réfuter (90). Le matérialisme prend obstinément le monde des sens pour le monde réel. Quelles armes a-t-il contre celui qui attaque ce point de vue naïf ? les choses sont-elles comme elles paraissent être ? existent-elles même, à vrai dire ? Ce sont là des questions qui reviennent éternellement dans l’histoire de la philosophie, et auxquelles l’époque actuelle peut seule donner une réponse à demi satisfaisante, qui, assurément, n’est en faveur d’aucune des deux conceptions extrêmes.

D’Holbach s’occupa de bases de la morale avec une ardeur remarquable et certainement sincère. Il est vrai qu’on trouvera difficilement chez lui une pensée qui n’ait déjà été émise par de la Mettrie ; mais ce que celui-ci a jeté au hasard, négligemment, au milieu de réflexions frivoles, nous le retrouvons, chez d’Holbach, épuré, coordonné, achevé d’une manière systématique, sévèrement dégagé de toute bassesse et de toute trivialité. Comme Épicure, d’Holbach donnait pour but aux efforts de l’humanité la félicité durable, non le plaisir éphémère. Le Système de la nature renferme aussi un essai destiné à fonder la morale sur la physiologie. À cet essai se joint un éloge énergique des vertus civiques.

« Si l’on consultoit l’expérience au lieu du préjugé, la médecine fourniroit à la morale la clef du cœur humain, et en guérissant le corps, elle seroit quelquefois assurée de guérir l’esprit. » Vingt ans plus tard seulement, l’illustre Pinel, médecin de l’école de Condillac, fonda la psychiatrie moderne, qui nous a portés de plus en plus, pour adoucir les plus terribles souffrances de l’humanité, à traiter les aliénés avec bienveillance et à voir des fous dans un grand nombre de criminels. — « Le dogme de la spiritualité de l’âme a fait de la morale une science conjecturale, qui ne nous fait nullement connaître les vrais mobiles que l’on doit employer pour agir sur les hommes. Aidés de l’expérience, si nous connaissions les éléments qui font la base du tempérament d’un homme, ou du plus grand nombre des individus dont un peuple est composé, nous saurions ce qui leur convient, les loix qui leur sont nécessaires, les institutions qui leur sont utiles. En un mot, la morale et la politique pourroient retirer du matérialisme, des avantages que le dogme de la spiritualité ne leur fournira jamais et auxquels il les empêche même de songer (91). » Cette pensée de d’Holbach a encore aujourd’hui son avenir, seulement il est probable qu’au début la statistique morale fera plus pour la physique des mœurs que la physiologie.

D’Holbach fait dériver toutes les facultés morales et intellectuelles de notre sensibilité ; c’est cette dernière qui reçoit les impressions du dehors. « Une âme sensible n’est qu’un cerveau humain organisé de telle sorte qu’il reçoit avec facilité les mouvements qui lui sont communiqués. Ainsi nous appelons impressionnable celui que touche jusqu’aux larmes la vue d’un malheureux, le récit d’un affreux accident ou la simple pensée d’une scène affligeante. » Ici, d’Holbach essayait de fonder les principes d’une philosophie morale matérialiste, qui nous fait encore défaut aujourd’hui et dont nous devons désirer un exposé complet, alors même que nous n’aurions pas l’intention de nous en tenir au point de vue du matérialisme. Il s’agit de trouver le principe qui nous fait dépasser l’égoïsme. Assurément la pitié ne suffit pas ; mais si l’on y ajoute la joie sympathique, si l’on élargit assez son horizon pour voir toute la part naturelle, que l’homme d’une organisation supérieure prend aux destinées des êtres qu’il reconnaît comme ses semblables, alors nous avons déjà une base, au moyen de laquelle on pourrait au besoin à peu près démontrer que les vertus aussi entrent insensiblement dans l’homme par les yeux et les oreilles. Sans oser faire avec Kant le pas décisif qui bouleverse toutes les relations de l’expérience concernant l’homme et ses idées, on pourrait cependant aussi établir cette morale sur un fondement solide en montrant comment, par l’intermédiaire des sens, se forme peu à peu dans le cours de milliers d’années une solidarité du genre humain pour tous les intérêts, d’où il résulterait que tout individu ressentirait les plaisirs et les douleurs de l’humanité entière par l’harmonie ou la désharmonie de ses propres pensées et sensations avec ces mêmes plaisirs et douleurs.

Au lieu de suivre le cours naturel de ces idées, d’Holbach, après quelques digressions qui rappellent vivement celles d’Helvétius sur l’esprit et l’imagination, s’attache à faire dérouler la morale du discernement des moyens d’arriver au bonheur, procédé qui reflète tout l’esprit du siècle dernier, si antihistorique et si porté vers les abstractions.

Les passages politiques du livre qui nous occupe sont assurément plus importants qu’on ne se le figure généralement. La doctrine qu’ils contiennent a un tel caractère de fermeté, de décision et d’absolu radicalisme ; ils dissimulent souvent, sous l’apparence de la foi démesurée dans le succès ou de la résignation philosophique, une irritation si implacable contre l’ordre de choses existant, qu’ils auraient dû exercer une influence plus profonde que les longues tirades d’une rhétorique spirituelle et passionnée. On y aurait sans doute fait plus attention s’ils n’étaient concis et disséminés dans tout l’ouvrage.

« Le gouvernement n’empruntant son pouvoir que de la société, et n’étant établi que pour son bien, il est évident qu’elle peut révoquer ce pouvoir quand son intérêt l’exige, changer la forme de son gouvernement, étendre ou limiter le pouvoir qu’elle confie à ses chefs, sur lesquels elle conserve toujours une autorité suprême, par la loi immuable de nature qui veut que la partie soit subordonnée au tout. » Ce passage du chapitre IX, sur les bases de la morale et de la politique, donne la règle générale. Le passage suivant du chapitre XI, sur le libre arbitre, n’indique-t-il pas qu’il trouverait encore son application à notre époque ? « Nous ne voyons tant de crimes sur la terre que, parce que tout conspire rendre les hommes criminels et vicieux. Leurs religions, leurs gouvernements, leur éducation, les exemples qu’ils ont sous les yeux, les poussent irrésistiblement au mal : pour lors la morale leur prêche vainement la vertu, qui ne seroit qu’un sacrifice douloureux du bonheur, dans des sociétés où le vice et le crime sont perpétuellement couronnés, estimés, récompensés, et où les désordres les plus affreux ne sont punis que dans ceux qui sont trop foibles pour avoir le droit de les commettre impunément. La société châtie les petits des excès qu’elle respecte dans les grands, et souvent elle a l’injustice de décerner la mort contre ceux que les préjugés publics qu’elle maintient ont rendus criminels. »

Ce qui distingue le Système de la nature de la plupart des écrits matérialistes, c’est le ton décidé avec lequel toute la deuxième partie de l’ouvrage, qui est encore plus forte que la première, combat, dans quatorze chapitres très-étendus, l’idée de Dieu sous toutes les formes possibles. Presque toute la littérature matérialiste de l’antiquité et des temps modernes, quand elle avait osé conclure en ce sens, ne l’avait fait que timidement. Même Lucrèce, aux yeux de qui affranchir l’homme des chaînes de la religion constitue la base la plus solide d’une régénération morale, fait mener du moins à certains fantômes de divinités, dans les intervalles des mondes, une existence énigmatique. Hobbes qui, en théorie, s’est assurément le plus rapproché de l’athéisme franchement déclaré, aurait fait pendre, dans un État athée, tout citoyen qui eût enseigné l’existence de Dieu ; mais, en Angleterre, il reconnaissait tous les articles de foi de l’Église anglicane. De la Mettrie, qui osa parler, mais non sans amhages et sans équivoques, ne consacra ses efforts qu’au matérialisme anthropologique ; d’HoIbach, le premier, parut attacher la plus grande importance aux thèses cosmologiques. Il est vrai qu’en y regardant de plus près, on remarque facilement qu’ici, comme chez Épicure, ce sont principalement des vues pratiques qui dirigent d’Holbach. Considérant la religion comme la source principale de toute corruption humaine, il s’efforce d’extirper ce penchant maladif de l’humanité jusque dans ses dernières racines ; aussi fait-il la guerre aux conceptions déistes et panthéistes de Dieu, si chères à ses contemporains, avec autant d’ardeur qu’aux idées de l’Église. C’est sans doute cette circonstance qui suscita, même parmi les libres-penseurs, de si violents ennemis contre le Système de la nature.

Les chapitres dirigés contre l’existence de la divinité sont pour la plupart fort ennuyeux. Les arguments au moyen desquels la logique veut démontrer l’existence de Dieu, sont d’ordinaire si faibles, si nébuleux, qu’en les admettant ou en les rejetant, on prouve simplement que l’on est plus ou moins disposé à se faire illusion à soi-même. Celui qui se contente de pareilles démonstrations ne fait que donner une expression scholastique à son désir d’admettre un dieu. Ce désir même, longtemps avant que Kant entrât dans cette voie pour établir l’idée de Dieu, n’émana jamais que de l’activité pratique de l’esprit ou de la vie de l’âme, mais non de la philosophie théorique. L’amour scholastique des discussions inutiles peut assurément trouver à se satisfaire, quand la discussion roule sur les propositions suivantes : « l’être existant par lui-même doit être infini et avoir l’ubiquité », ou « l’être nécessairement existant est nécessairement unique » ; mais des idées si vagues ne sauraient donner matière à un travail d’esprit sérieux et digne d’un homme. Que dire maintenant, quand un penseur comme d’Holbach consacre près de cinquante pages de son livre uniquement à réfuter la démonstration de l’existence de Dieu, par Clarke, démonstration qui repose sans cesse sur des phrases, dénuées a priori de toute signification précise ? Le Système de la nature essaie avec une touchante sollicitude de remplir le tonneau des Danaïdes. D’Holbach analyse impitoyablement phrase par phrase, pour en revenir toujours à ses mêmes conclusions, qu’il n’y a pas de raison pour admettre l’existence d’un dieu et que la matière a existé de toute éternité.

Au reste, d’Holbach savait très-bien qu’il combattait non pas un argument, mais à peine l’ombre d’un argument. Il montre dans un passage que la définition du néant donnée par Clarke équivaut complètement à sa définition de Dieu, qui ne contient que des attributs négatifs. Il fait observer dans un autre passage que, suivant une locution vulgaire, nos sens ne nous montrent que l’écorce des choses ; mais, ajoute-t-il, en ce qui concerne Dieu, ils ne nous en montrent pas même l’écorce. Remarquable est surtout la réflexion suivante :

« Le docteur Clarke nous dit que c’est assez que les attributs de Dieu soient possibles, et tels qu’il n’y ait point de démonstration du contraire. Étrange façon de raisonner ! La théologie seroit donc l’unique science où il fut permis de conclure qu’une chose est, dès lors qu’elle est possible ? »

Ici, d’Holbach n’aurait-il pas pu se demander comment il était possible que des gens assez sains d’esprit et d’une conduite à peu près irréprochable, se contentassent d’assertions complètement bâties en l’air ? N’aurait-il pas dû être conduit à admettre que les illusions de l’homme, en fait de religion, sont pourtant d’une autre nature que celles de la vie quotidienne ? D’Holbach ne voyait même pas l’écorce de Dieu dans la nature extérieure. Néanmoins ces faibles arguments ne pourraient-ils pas constituer une écorce fragile, sous laquelle se cacherait une idée de Dieu, plus solidement fondée sur les facultés de l’âme humaine ? Mais, pour cela, il aurait fallu juger la religion d’une manière plus équitable, sous le rapport de sa valeur morale et civilisatrice ; or c’est a quoi l’on ne devait nullement s’attendre sur le terrain où le Système de le nature avait pris naissance.

Le chapitre IVe, de la 2e partie, relatif au panthéisme, montre surtout à quel point de vue étroit le Système de la nature s’est placé en ce qui concerne l’idée de Dieu. Quand on pense que, pendant longtemps, spinozisme fut synonyme de matérialisme et que, par naturalisme, on entendait souvent les deux tendances réunies ; quand on pense qu’il se rencontre même fréquemment des aspirations tout à fait panthéistes chez des homme qui sont rangés parmi les chefs du matérialisme, il est permis de s’étonner de l’ardeur déployée par d’Holbach pour bannir de la pensée humaine le simple nom de Dieu, dût-on l’identilier avec le mot nature. Et cependant d’Holbach, en cela, ne va pas trop loin, si l’on se place à son point de vue. Car c’est précisément la disposition mystique, essentielle à l’âme humaine, qu’il regarde comme la maladie, à laquelle il attribue les plus grands maux qui affligent l’humanité ! Et de fait, pour peu que soit donnée une idée de Dieu, prouvée et définie n’importe romment, l’aîme humaine s’en emparera, la transformera poétiqurement, la personnifiera et lui vouera un culte, une adoration quelconque, dont l’influente sur la vie ne dipendra plus guère de l’origine logique et métaphysique de l’idée. Si cet entraînement vers la religion, qui se produit sans cesse à travers les barrières de la logique, n’a pas même la valeur de la poésie ; s’il est, au contraire, complètement nuisible, certes il faut alors éliminer même le nom de Dieu ; et c’est ainsi seulement que l’on pourra édifier sur un fondement solide une conception de l’univers conforme à la nature. Mais alors il nous faudra aussi accuser d’Holbach d’une petite faiblesse oratoire qui pourrait avoir des conséquences dangereuses, car il parle du vrai culte de la nature et de ses autels.

Combien pourtant les extrêmes se touchent souvent ! Le même chapitre, où d’Holbach adjure ses lecteurs de délivrer à jamais l’humanité du fantôme de Dieu et de ne plus prononcer même son nom, renferme un passage qui représente le penchant de l’homme pour le merveilleux comme si universel, si enraciné, si irrésistible, qu’il n’est plus possible de le regarder comme une maladie passagère du développement de l’humanité ; il faut au contraire admettre formellement une chute de l’homme par le péché, mais dans un sens inverse à la tradition, afin d’éviter la conclusion que cet amour du merveilleux est aussi naturel à l’homme que la passion pour la musique, les belles couleurs et les belles formes, et qu’il est impossible de résister à la loi de la nature, qui fait qu’il en est ainsi.

« C’est ainsi que les hommes préfèrent toujours le merveilleux au simple, ce qu’ils n’entendent pas à ce qu’ils peuvent entendre : ils méprisent les objets qui leur sont familiers et n’estiment que ceux qu’ils ne sont point à portée d’apprécier : de ce qu’ils n’en ont que des idées vagues, ils en concluent qu’ils renferment quelque chose d’important, de surnaturel, de divin. En un mot, il leur faut du mystère pour remuer leur imagination, pour exercer leur esprit, pour repaître leur curiosité qui n’est jamais plus en travail, que quand elle s’occupe d’énigmes impossibles à deviner. »

Dans une note relative à ce passage, d’Holbach fait remarquer que plusieurs peuples passèrent d’une divinité compréhensible, le soleil, à une divinité incompréhensible. Pourquoi ? Parce que le dieu inconnu, le plus caché, le plus mystérieux, plaît toujours à l’imagination plus qu’un être visible. Toutes les religions ont donc besoin de mystères, et c’est là le secret des prêtres. — Voilà de nouveau les prêtres en cause alors qu’il serait peut-être plus logique de conclure que cette classe est née primitivement et naturellement du besoin que le peuple éprouvait d’avoir des mystères et que, malgré le progrès de ses lumières, elle comprend qu’elle ne peut élever le peuple à des conceptions plus pures, uniquement parce que ce penchant grossier vers le mystérieux reste toujours trop puissant. On voit ainsi que, dans ce combat à outrance contre les préjugés, le préjugé lui-même vient encore jouer un rôle très-important.

C’est de la même façon que d’Holbach raisonne particulièrement dans les chapitres consacrés aux rapports de la religion avec la morale. Bien loin de procéder en critique et de combattre le préjugé, qui fait de la religion la seule base des actes moraux, le Système de la nature s’efforce de démontrer combien les religions positives, et surtout le christianisme, portent atteinte à la morale. Les dogmes et l’histoire lui fournissent nombre de faits à l’appui de cette thèse qui, en général, est soutenue d’une manière superficielle. Ainsi, par exemple, il y a détriment pour la morale, quand la religion promet le pardon aux méchants, tandis qu’elle accable les bons sous le poids de ses exigences. Les uns sont donc encouragés et les autres découragés. Mais quelle action dans le cours des siècles devait avoir sur l’humanité cet affaiblissement de l’opposition traditionnelle entre les « bons » et les « méchants », voilà ce que n’a point examiné le Système de la nature. Et cependant un véritable système de la nature devrait nous montrer que cette opposition si tranchée est mensongère, qu’elle a pour conséquence de faire opprimer de plus en plus le pauvre, avilir le faible et maltraiter le malade, tandis qu’en affirmant l’égalité des fautes et en préparant la conscience de l’humanité à l’entendre, le christianisme s’accorde parfaitement avec les conclusions auxquelles doivent nous mener l’étude scrupuleuse de la nature et particulièrement l’élimination de l’idée du libre arbitre. Les « bons », c’est-à-dire les heureux, ont de tout temps tyrannisé les malheureux. Assurément, sur ce point, le moyen âge entretien ne vaut pas mieux que le paganisme ; et il a fallu les lumières des temps modernes pour amener une amélioration sensible. L’historien devra se demander sérieusement si les principes du christianisme, après avoir lutté pendant des milliers d’années, sous la forme mythique, contre la brutalité des hommes, ne portent pas leurs meilleurs fruits au moment où leur forme peut disparaître, l’humanité étant devenue capable de concevoir la pensée pure dégagée du symbole. Quant à ce qui concerne la forme religieuse en soi et surtout ce penchant de l’âme pour le culte et les cérémonies ou bien pour les émotions qui troublent et énervent la vie de l’âme, penchant qu’on a tant de fois confondu avec la religion, on peut se demander si la mollesse et la sensibilité excessive qui en résultent, si l’oppression du bon sens et la corruption de la conscience naturelle qui s’y joignent, ne sont pas souvent très-pernicieuses pour les peuples comme pour les individus. Du moins l’histoire des hospices d’aliénés, les annales de la justice criminelle et la statistique morale, fournissent des faits dont l’ensemble pourrait constituer un jour une démonstration empirique. D’Holbach sait peu de chose à cet égard. En général, il procède non empiriquement. mais déductivement ; et toutes ses hypothèses relatives à l’influence de la religion reposent sur l’appréciation exclusive des dogmes par le simple raisonnement. Avec cette méthode, le résultat de sa critique ne peut qu’être fort insuffisant.

Bien plus incisifs et profonds sont les chapitres où d’Holbach démontre qu’il y a des athées et que l’athéisme peut se concilier avec la morale. Il s’appuie sur Bayle qui, le premier, déclara nettement que les actions des hommes ne résultent pas de leurs idées générales, mais de leurs penchants et de leurs passions.

La manière, dont il traite la question de savoir si tout un peuple peut professer l’athéisme ne manque pas d’intérêt. Nous avons montré à plusieurs reprises les tendances démocratiques du matérialisme français, qui contrastent singulièrement avec l’effet produit par cette conception du monde en Angleterre. D’Holbach n’est certainement pas moins révolutionnaire que de la Mettrie et Diderot ; d’où vient donc qu’après s’être donné tant de peine pour devenir populaire, après avoir fait un extrait de son principal ouvrage pour mettre le matérialisme « à la portée des femmes de chambre et des coiffeurs », comme disait Grimm, il déclara ensuite catégoriquement que cette théorie ne s’adresse pas à la masse du peuple ? D’Holbach qui, à cause de son radicalisme, était pour ainsi dire exclu des spirituels salons de l’aristocratie parisienne, ne partage pas les contradictions de plusieurs écrivains de cette époque, qui travaillaient de toutes leurs forces au renversement de l’ordre de choses existant et se posaient cependant comme aristocrates, méprisaient les stupides paysans et voulaient au besoin leur imaginer un dieu, afin d’avoir un épouvantail qui les maintînt dans la crainte. D’Holbach part du principe que la vérité ne peut jamais nuire. C’est la conclusion qu’il tire d’une assertion antérieure, d’après laquelle en général une notion théorique, bien que fausse, ne peut pas devenir dangereuse. Même les erreurs de la religion ne doivent leur influence pratique qu’aux passions qui s’unissent à elles et grâce au pouvoir séculier qui les maintient par la force. Les opinions extrêmes peuvent subsister les unes à côté des autres, pourvu que, par des moyens violents, on n’essaie pas de donner le pouvoir exclusif à aucune d’elles. Quant à l’athéisme, qui se fonde sur la connaissance des lois de la nature, il ne peut se généraliser, par la simple raison que la grande majorité des hommes n’a ni le temps ni le désir de s’élever, par de longues et sérieuses études, à une manière de penser entièrement nouvelle. Malgré cela, le Système de la nature est loin de laisser à la masse populaire la religion en remplacement de la philosophie. En désirant une liberté de pensée illimitée avec l’indifférence complète de l’État, il veut que les esprits des hommes puissent se développer naturellement. Ils croiront ce qu’ils voudront et apprendront ce qu’ils pourront. Les fruits des recherches philosophiques tourneront tôt ou tard au profit de tous, absolument comme il en est déjà des résultats des sciences de la nature. Il est vrai que les idées nouvelles rencontreront une vive opposition ; mais l’expérience prouvera qu’elles sont essentiellement salutaires. Toutefois, quand il s’agit de leur propagation, il ne faut pas se borner à envisager le présent, il faut aussi regarder l’avenir et l’humanité entière. Le temps et le progrès des siècles finiront par éclairer à leur tour les princes qui maintenant s’opposent avec tant d’obstination à la vérité, à la justice et à la liberté humaine.

Le même esprit anime le chapitre final : on croit y reconnaître naître la plume enthousiaste de Diderot. Cette « Esquisse du code de la nature » n’est pas un catéchisme sec et aride, comme la Révolution française en rédigea d’après les principes de d’Holbach ; c’est plutôt un magnifique morceau de style et, sous bien des rapports, un véritable chef-d’œuvre. Dans un paragraphe assez long, d’Holbach, comme Lucrèce. fait parler la Nature. Elle invite les hommes à suivre ses lois, à jouir du bonheur qui leur est accordé, à servir la vertu, à mépriser le vice, sans haïr les vicieux, dont il faut plutôt avoir pitié comme d’inlbrtunés. La Nature à ses apôtres sans cesse occupés à créer le bonheur du genre humain. S’ils n’y réussissent pas, ils auront du moins la satisfaction de l’avoir essayé.

La Nature et ses filles, la Vertu, la Raison et la Vérité, sont finalement invoquées comme les seules divinités qui méritent d’être encensées et adorées. Ainsi, par un élan poétique, après avoir détruit toutes les religions, le Système de la nature donne lui-même naissance à une nouvelle religion. Cette religion pourra-t-elle dans la suite produire à son tour un clergé ambitieux ? Le penchant de l’homme vers le mysticisme est-il assez grand pour que les thèses de l’ouvrage, qui rejette même le panthéisme et efface le nom de la divinité, deviennent les dogmes d’une nouvelle Église qui saura mêler habilement l’intelligible et l’inintelligible, et créer des cérémonies et des formes de culte ?

Où la nature donne-t-elle naissance à son contraire ? Comment l’éternelle nécessité de tout développement enfante-t-elle le monstrueux et le condamnable ? Sur quoi repose notre espoir d’un temps meilleur ? Qui doit remettre la nature en possession de ses droits s’il n’y a partout que la nature ? Autant de questions pour lesquelles le Système de la nature ne nous donne pas de réponse satisfaisante. Nous sommes arrivé à l’achèvement, mais aussi aux limites du matérialisme. Ce que le Système de la nature avait réuni en un tout bien coordonné, notre époque, à son tour, l’a désagrégé et dispersé en tous sens. On a découvert un grand nombre de nouveaux arguments et de nouveaux points de vue ; mais le cerele des questions fondamentales est resté invariablement le même, tel qu’il était déjà en réalité chez Épicure et Lucrèce.



82. Voir Hettner, II, p. 364. — Sur Naigeon, le « calotin de l’athéisme », voir Rosenkranz, Diderot, II, p. 288 et suiv.

83. Voir Rosenkranz, Diderot, II, p. 78 et suiv.

84. La définition, au commencement du IIe chapitre, est ainsi conçue : « Le mouvement est un effort par lequel un corps change ou tend à changer de place. » Dans cette définition, on présuppose déjà l’identité du mouvement avec le nisus ou conotus des théoriciens d’alors, que d’Holbach cherche si démontrer dans le courant du chapitre, ce qui conduit à établir un idée supérieure (« effort », et « Anstrengung » dans la traduction allemande, Leipzig, 1841), cet effort implique au fond l’idée du mouvement ; il a en outre une couleur anthropomorphique dont est exempte l’idée plus simple de mouvement. Voir aussi la note suivante.

85. Dans ce passage[1] l’auteur cite les Lettres à Sérena, de Toland ; cependant il n’adopte pas dans toute sa rigueur la théorie de Toland sur le mouvement. Celui-ci montre que le « repos » non-seulement doit être compris toujours dans un sens relatif, mais encore n’est au fond qu’un cas spécial du mouvement, attendu qu’il faut exactement autant d’activité et de passivité pour qu’un corps, en conflit avec les forces, garde quelque temps sa position, que pour qu’il en change. D’Holbach n’approche de ce but que par un détour, et n’atteint nulle part avec précision le point décisif, soit qu’il n’ait pas compris la théorie de Toland dans toute sa force, soit qu’il regarde comme plus populaire sa manière personnelle de traiter ce sujet.

86. l, ch. III, p. 38 de l’édit. de 1780.

87. I, ch. IV, p. 52 de l’édit. de 1780.

88. Voir l’article Dieu, Dieux dans le Dictionnaire philos., publié dans la collection des Œuvres complètes de Voltaire, et sous le titre de « Sentiment de Voltaire sur le Système de la nature », avec une modification de l’ordre des chapitres, dans l’éditien de 1780 du Système de la matière.

89. Essai sur la peinture, I : « Si les causes et les effets nous étaient évidents, nous n’aurions rien de mieux à faire que de représenter les êtres tels qu’ils sont. Plus l’imitation serait parfaite et analogue aux causes, plus nous en serions satisfaits. » Œuvres compl. de Denis Diderot, IV, Ire part., Paris, 1818, p. 479. — Rosenkranz, qui renvoie avec tant d’énergie à l’idéalisme de Diderot[2], n’a sans doute pas suffisamment approfondi cet important passage, dans son compte rendu de la marche des idées dans l’Essai sur la peinture[3]. Il ne nous reste qu’à admettre simplement une contradiction de Diderot avec lui-même ou à rattacher à la théorie de la « vraie ligne », suivant le mode adopté dans le texte, la supériorité, affirmée par Diderot, de la vérité naturelle sur la beauté.

90. Système de la nature, l, ch. X, p. 158 et suiv., de l’édition de 1780. — Remarquons ici d’ailleurs formellement, à propos de l’éloge démesuré qui a été fait récemment du mérite de Berkeley, que son système n’est « irréfutable » qu’en tant qu’il se borne simplement à la négation d’un monde corporel, différent de nos représentations. Couclure ensuite à une substance spirituelle, incorporelle et active, comme cause de nos idées, c’est ouvrir la porte aux absurdités les plus plates et les plus palpables qu’un système métaphysique quelconque puisse produire.

91. I, ch. IX ; dans l’édition de 1780 : I, p. 123.

  1. P, 17 et suiv. de l’éd. À Londres, 1780.
  2. Voir en particulier Diderot, H, p. 132 et suiv., les passages pris dans la lettre à Grimm, sur le Salon de 1767, Œuvres, IV, I, p. 170 et suiv.
  3. Diderot, ll, p. 137.