Histoire du matérialisme/Tome II/Avant-Propos

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Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 2p. v--).



AVANT-PROPOS


L’apparition du deuxième volume et particulièrement de la deuxième moitié a été fort retardée par l’aggravation d’une maladie sérieuse qui ne me laisse plus guère la faculté de travailler. La même raison m’a empêché de faire entrer aussi dans le plan de mon ouvrage l’examen de quelques publications récentes d’une grande importance qui touchent de très-près au sujet que je traite. Je le regrette principalement à cause du discours de Tyndall sur la religion et la science[1], et des trois dissertations de Stuart Mill sur la religion.

Le discours de Tyndall a, pour ainsi dire, officiellement inauguré une nouvelle période pour l’Angleterre, qui joue un si grand rôle dans l’histoire du matérialisme. La vieille paix pourrie entre la science de la nature et la théologie, que déjà Huxley et plus récemment Darwin avaient ébranlée, est définitivement rompue ; et les naturalistes, sans se préoccuper des traditions quelconques de l’Église, réclament le droit de développer dans toutes les directions les conséquences de leur conception de l’univers. Le maintien de la religion est garanti, si elle veut s’appuyer sur la philosophie de Spencer ; mais on ne sera plus, à l’avenir indifférent aux dogmes et aux exigences du credo par lesquels se traduisent les sentiments religieux. Ainsi commence, de même qu’antérieurement en Allemagne, un conflit qui ne peut trouver de pacifique solution que si la religion s’élève dans le domaine de l’idéal.

J’ai été surtout frappé de voir Stuart Mill, dans sa dissertation sur le théisme, le dernier grand ouvrage de sa vie, se rapprocher de si près du point de vue dont la justification est aussi le résultat de mon Histoire du Matérialisme. L’impitoyable empirique, le représentant de la philosophie utilitaire, l’homme qui, dans tant d’ouvrages antérieurs, semblait ne reconnaître que l’autorité de la démonstration, avoue ici que la vie bornée et nécessiteuse de l’homme a grand besoin de s’élever à l’espérance de plus hautes destinées ; et qu’il paraît sage d’abandonner à l’imagination le développement de cette espérance, pourvu qu’elle n’entre pas en conflit avec des faits évidents. De même que la sérénité de l’âme, si universellement appréciée, naît de la tendance à concentrer nos pensées sur le côté le plus beau du présent et de l’avenir, — ce qui revient bien à idéaliser involontairement l’existence ; de même nous devons juger du gouvernement du monde et de notre avenir après la mort plus favorablement que ne nous le permettrait la très-faible vraisemblance scientifique de ces deux conceptions ; bien plus, l’image idéale du Christ est représentée par Mill non-seulement comme une marque de la supériorité du christianisme, mais encore comme quelque chose que l’incrédule lui-même peut s’approprier.

Quelle distance n’y a-t-il pas encore entre ces idées et notre propre conception de l’idéal ? La probabilité minime et presque imperceptible que les produits de notre imagination pourraient avoir quelque réalité n’établit qu’un faible lien entre la religion et la science ; et c’est là, au fond, un défaut de tout le point de vue de Mill ; car cette probabilité a en face d’elle une probabilité bien plus forte du contraire ; et, dans le domaine de la réalité, la moralité de la pensée exige de nous que nous ne nous en tenions pas à de vagues possibilités, mais que nous donnions toujours la préférence à ce qui est le plus vraisemblable. Une fois admis le principe que nous devons nous créer en esprit un monde plus beau et plus parfait que le monde de la réalité, il faudra bien accepter le mythe religieux — en tant que mythe. Il importe davantage de nous élever à la notion que c’est la même nécessité, la même racine transcendante de notre essence humaine, qui nous donne par les sens l’image du monde réel, et qui nous rend capables aussi d’enfanter, dans l’exercice le plus élevé d’une synthèse poétique et créatrice, un monde idéal, où nous pouvons nous élever et nous affranchir des limites des sens, et où nous retrouvons la patrie véritable de notre esprit.


A. Lange.




Marbourg, fin janvier 1875.
  1. Il s’agit du discours prononcé par Tyndall, comme président de l’Association britannique pour l’avancement des sciences, à la session de Belfast en 1874. Voir la traduction in-extenso de ce discours dans la Revue scientifique du 19 septembre 1874, tome VII, 2e série, page 265. [Note du trad.]