Histoire du matérialisme/Tome II/Partie IV/Chapitre 2

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Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 2p. 502-525).


CHAPITRE II

Le christianisme et le rationalisme.


Les idées du christianisme en tant que remède apporté aux maux sociaux. — Leur inefficacité apparente d’après Mill. — Effet médiat et s’opérant peu à peu. — Connexion du christianisme et de la réforme sociale. — Les effets moraux de la foi en partie favorables, en partie défavorables. — Importance de la forme en morale et en religion. — Prétention de la religion à posséder la vérité. — Impossibilité d’une religion rationnelle sans poésie. — Le pasteur Lang conteste cette doctrine.


On a déjà bien des fois comparé l’état de la société actuelle à celui de l’ancien monde avant sa dissolution et l’on ne saurait nier que nous ayons sous les yeux de frappantes analogies. Nous avons l’accroissement immodéré de la richesse ; nous avons le prolétariat ; nous avons la décadence des mœurs et de la religion ; les constitutions des différents États sont toutes menacées dans leur existence et la croyance à une révolution générale et imminente est répandue en tous lieux et a jeté de profondes racines. À côté de cela, il est vrai, notre époque possède des remèdes énergiques et, si les orages de la crise de transition ne dépassent pas toute idée, il n’est pas probable que l’humanité soit réduite à recommencer entièrement son travail intellectuel comme elle le fut à l’époque des Mérovingiens.

Il est vrai que la société civile a, de très-bonne heure, conclu sa paix séparée avec les principes du Nouveau Testament. Le commerce et les transactions se comportèrent comme la haute politique et — le gouvernement ecclésiastique. « Tous les chrétiens, dit Mill dans son remarquable livre sur la Liberté, croient que les pauvres, les malheureux et tous les déshérités de ce monde sont bénis ; qu’un chameau passerait par le trou d’une aiguille plutôt qu’un riche n’entrerait dans le royaume des cieux ; qu’il ne faut pas juger si l’on ne veut pas être jugé soi-même ; que jurer est un péché ; que l’on ne doit pas se préoccuper du lendemain ; que, pour devenir parfait, il faut vendre tous ses biens et en distribuer le montant aux pauvres. Ils ne manquent pas de sincérité, quand ils disent qu’ils croient à ces choses. Ils y croient comme on croit à tout ce qui est loué sans cesse et jamais attaqué. Mais, dans le sens de cette foi vive, qui règte notre conduite, ils croient à ces doctrines juste autant qu’on a coutume de les pratiquer. La masse des fidèles ne se sent pas empoignée par ces doctrines ; les cœurs ne sont point soumis à leur domination. On a un respect héréditaire pour les avoir entendu retentir, mais pas de conviction qui passe des mots aux actes qu’ils désignent et qui force l’âme à admettre ces actes et a les approprier aux formutes. »

Et pourtant il devait rester, dans l’humanité, des traces de la répétition de ces mêmes formules pendant des siècles, de l’adoption de ces mots, du retour sans cesse provoqué de ces pensées. À toutes les époques, il y a eu des âmes plus impressionnables, et ce n’est sans doute pas l’effet du hasard si précisément dans les pays chrétiens, enfin et seulement après 1 500 ans, alors que les formes et dogmes ecclésiastiques commençaient à décliner, surgit une organisation régulière des soins à donner aux pauvres, et si, dans ces mêmes contrées, se développa la pensée que la misère des masses est une honte pour l’humanité et qu’il faut à tout prix extirper ce fléau. On ne doit pas se laisser dérouter par ce fait que lorsque la puissance de l’Église était à son apogée, la pauvreté était pour ainsi dire artificiellement entretenue, afin que l’on pût procéder à la cérémonie des distributions d’aumônes, et que les peuples n’ont jamais gémi sous un joug aussi lourd que sous celui des prêtres. On ne doit pas se laisser aveugler par la remarque que les dévots de profession ne savent que trop bien s’accommoder avec la morale et que ce sont très-souvent les libres penseurs, même les adversaires de l’Église existante, qui ont consacré toutes leurs pensées, toutes leurs actions à la cause de l’humanité opprimée, tandis que les serviteurs de l’Église sont assis à la table des riches et prêchent la résignation aux pauvres. Si l’on suppose que la morale du Nouveau Testament a exercé une influence profonde sur les peuples du monde chrétien, il ne s’ensuit nullement que cette influence doive se manifester précisément chez les personnes qui habituellement s’occupent le plus de la lettre de la doctrine. Nous avons vu avec Mill combien l’effet immédiat de ces mots est ordinairement faible sur les individus, particulièrement sur ceux qui, dès leur jeunesse, se sont familiarisés avec les sons de ces mots et se sont habitués à y rattacher certains sentiments solennels, sans jamais réfléchir sur leur portée ou sans ressentir le souffle de l’énergie qui leur était primitivement inhérente. Nous ne voulons pas ici entreprendre une enquête psychologique pour savoir s’il n’est pas peut-être plus vraisemblable que les idées traditionnelles agissent avec efficacité précisément là où leur simple transmission est entravée par des doutes, par une opposition partielle, par l’apparition de pensées nouvelles et hétérogènes seulement on doit constater que, précisément parce que ces paroles retentissent partout dans le monde chrétien et se transmettent, de génération en génération, leur sens véritable, leur énergie communicative peuvent tout aussi bien saisir un esprit, qui leur offre un nouveau terrain où elles pourront germer, qu’un autre esprit entré à pleines voiles dans les anciennes associations d’idées. En considérant l’ensemble, il est très-vraisemblable que les efforts violents, même révolutionnaires, tentés dans notre siècle pour transformer la société au profit, des masses écrasées, ont une connexion très-étroite avec les idées du Nouveau Testament, bien que les auteurs de ces efforts croient, sous d’autres rapports, devoir lutter contre ce qu’aujourd’hui l’on se plaît à appeler christianisme. L’histoire nous fournit une preuve de cette connexion dans le mélange des idées religieuses et communistes opéré par l’extrême gauche des réformateurs du XVIe siècle. Malheureusement les formes les plus pures de ces efforts ne sont pas encore assez connues ni appréciées aujourd’hui ; et les caricatures isolées qui nous ont été transmises sous des couleurs grossières, ne reposent pas sur le fond des idées dominantes et générales de ce temps-là. Des hommes éminents du parti catholique ne purent eux-mêmes se soustraire à l’influence de ces idées. Thomas Morus écrivit son Utopie, ouvrage a tendance communiste, non-seulement par forme de plaisanterie, mais dans le but d’agir sur l’esprit de ses contemporains, ne fût-ce que par le tableau de situations littéralement impossibles. L’Utopie fut pour lui un moyen de répandre des idées que l’on n’aurait guère osé exposer sous une autre forme, et qui, en effet, devançaient de beaucoup son époque. Ainsi il plaida en faveur de la tolérance religieuse, dont le principe est aujourd’hui universellement reconnu. Son ami Louis Vivès, qui partageait ses idées, écrivit, il est vrai, avec modération, contre les violences communistes de la jacquerie (Bauernkrieg) allemande ; mais ce même homme fut un des premiers qui déclarèrent nettement que l’entretien des pauvres ne devait pas être abandonné aux hasards de l’aumône ; entre chrétiens, ajoutait-il, le devoir exigeait que, par des institutions régulières, la société civile prît soin des pauvres d’une manière suffisante et ininterrompue (11). Bientôt après on résolut, tout d’abord en Angleterre, d’établir une organisation civile de secours à donner aux pauvres, et précisément cette organisation qui, depuis la Révolution française, de même que le mariage civil, le baptême civil et autres institutions semblables, paraissait contraster avec les lois ecclésiastiques, est d’origine chrétienne, comme il est aisé de le démontrer. De pareilles métamorphoses d’une idée ne sont pas rares dans l’histoire de la culture, et sans faire comme Hegel, changer toute chose en son contraire, on est pourtant forcé d’avouer que l’action persistante d’une grande pensée prend souvent en se combinant différemment avec d’autres éléments de l’époque, une direction presque tout opposée. On est également surpris de la ressemblance des principes de morale de Comte avec ceux du christianisme ; il est impossible de ne pas voir chez Comte un élan religieux, et la plupart des phénomènes que présentent le communisme anglais et le communisme français ont un trait de parenté. Avant tous mérite d’être cité le vénérable Owen, qui sacrifia sa fortune, et fut condamné par les dévots voluptueux et arrogants, parce qu’il ne croyait pas le christianisme actuel capable de retirer les masses de la misère dans laquelle elles sont plongées. Il n’est que trop naturel que, dans les temps où l’égoïsme déborde, où la religion traditionnelle a fait sa paix avec les intérêts matériels, de pareilles natures, saisies par le souffle de l’antique vie spirituelle de la religion, rompent avec les formes existantes. Il n’est donc pas impossible que, parmi les analogies entre notre époque et celle de l’écroulement du monde ancien, se retrouvent ces aspirations créatrices et ce besoin d’union qui, des décombres de l’ancien ordre de choses, firent alors sortir la communauté d’une foi nouvelle. Mais ici nous nous heurtons contre l’affirmation que les religions ont fait leur temps depuis que les sciences de la nature ont détruit le dogme, depuis que les sciences sociales ont enseigné à régler la vie des peuples d’une manière plus satisfaisante que ne pourraient jamais le faire les préceptes d’une religion. Or nous avons vu que les sciences sociales, du moins, n’ont pas encore produit un effet semblable. Elles réussissent, il est vrai, à nous montrer qu’un clergé puissant et ambitieux contribue à entraver le développement économique, intellectuel et moral des peuples que le progrès des lumières et de l’instruction ont généralement pour résultat d’amener la diminution du nombre et de l’influence des prêtres ; que le nombre des crimes décroît à mesure que s’affaiblit la superstition, inséparable de la foi qui s’attache simplement à la lettre. Nous savons que la foi et l’incrédulité ne modifient pas sensiblement la conduite des hommes dans la société, en tant que cette conduite se manifeste à l’extérieur par des actes d’une certaine importance. Le croyant et l’incrédule agissent moralement ou immoralement, même criminellement, par des causes dont la connexion avec leurs principes n’est que rarement visible et paraît même alors être un effet secondaire de l’association des idées. Les modes du processus psychique différent seuls : l’un succombe à une tentation de Satan ou croit suivre, tout en gardant son bon sens, une prétendue inspiration d’en haut ; l’autre pèche avec une froide frivolité ou dans l’ivresse de la passion. C’est à tort que l’on traite d’hypocrites les criminels dévots les cas où la religion sert de masque sont rares aujourd’hui très-souvent au contraire les actes les plus scandaleux sont unis à des sentiments d’une piété réelle et profonde ; — il est vrai que cette piété est affectée des faiblesses que nous avons définies plus haut par les termes de Mill, aussi bien que celle des dévots irréprochables. Il peut se faire aussi que d’une préoccupation continuelle d’idées religieuses résulte souvent un énervement moral ; mais ce n’est assurément pas toujours le cas, et souvent la foi semble admirablement aiguiser l’énergie d’un caractère. Comment pourrions-nous sans cela nous expliquer l’organisation d’un Luther, d’un Cromwell ? Il n’y a scientifiquement en soi rien de bien constaté sur les effets moraux de la foi et de l’incrédulité ; car la brutalité relativement plus grande de populations esclaves de la lettre, en matière de foi, peut être un effet indirect qui ne prouve rien au fond. C’est précisément chez ces populations que l’irréligion est accompagnée de la plus grande démoralisation, tandis que chez des populations plus rationalistes, ce sont les mœurs des croyants qui scandalisent le plus. La statistique nous apprend, il est vrai, que toutes choses égales d’ailleurs, on trouve dans les pays protestants d’Allemagne plus de tromperies ; dans les pays catholiques, plus de violences contre les personnes ; mais tous ces faits ne permettent pas de juger ce qui se passe au fond des cœurs ; car, si l’on y regarde de près, on verra que le nombre plus grand des tromperies correspond à un nombre plus grand de transactions commerciales ; quant aux violences plus nombreuses contre les personnes, elles ne proviennent pas de la croyance à l’Immaculée conception, mais du manque d’éducation, lequel est en rapport avec la pression du régime clérical et la pauvreté qui en résulte. Il est difficile en général de tirer des conclusions de nombres pris dans des statistiques morales, c’est ce que nous avons vu plus haut ; nous nous abstenons donc ici de la critique spéciale de quelques points intéressants, d’autant plus que le résultat final serait négatif pour la question qui nous occupe. Il est certain que la théorie cléricale (Pfaffenlehre) de la dépravation morale de tous les incrédules n’est point confirmée par l’expérience et que l’on est tout aussi peu en état de démontrer les dangers moraux de la foi. Si nous jetons un coup d’œil sur l’histoire universelle, il est incontestable que nous devons attribuer en grande partie à l’action lente mais continue des idées chrétiennes nos progrès non-seulement moraux mais encore intellectuels, et que pourtant ces idées ne peuvent développer toute leur activité qu’en brisant la forme ecclésiastique et dogmatique, dans laquelle elles étaient renfermées comme la semence d’un arbre dans sa rude enveloppe.

Cette influence avantageuse du christianisme à son revers de médaille précisément dans les doctrines et les institutions par lesquelles une domination durable et absolue des dogmes et de l’Église devait être fondée dans les cœurs. Avant tout, c’est la doctrine, introduite de bonne heure dans le cercle des dogmes chrétiens, de la damnation universelle du genre humain et des peines éternelles de l’enfer, c’est cette doctrine qui, en comprimant les esprits et en développant l’arrogance des prêtres, a entraîne des maux sans nombre pour les nations modernes. Le droit de lier et de délier, dont jouissait l’Église, devint la pierre angulaire de la hiérarchie, et la hiérarchie, sous toutes ses formes et avec toutes ses gradations, devint le ftéau des nations modernes. Même là où elle était brisée en apparence, l’ambition resta la passion prédominante du clergé, considéré comme caste, et ce n’est qu’avec trop de succès que les riches ressources des idées religieuses et des traditions ecclésiastiques furent utilisées pour enchaîner l’esprit au point de le rendre insensible à toute action immédiate des grandes pensées. Ainsi le christianisme historique creusa un abîme entre un petit nombre d’esprits d’élite et vraiment libres d’une part et la masse abrutie et opprimée, de l’autre. C’est dans le domaine spirituel, le même phénomène qu’a produit l’industrialisme dans le domaine matériel et cette scission dans la vie nationale est, ici comme là, la cause du grand malaise de l’époque actuelle.

Ce qui caractérise une religion, sous le rapport moral, est moins sa doctrine que la forme, sous laquelle elle cherche à faire triompher cette doctrine. La morale du matérialisme reste indifférente à la forme sous laquelle ses doctrines trouvent créance ; il s’en tient à la matière, au contenu’de chaque élément individuel, non à la manière dont les doctrines constituent un tout d’un caractère moral déterminé. Cela ressort surtout dans la morale des intérêts, laquelle, d’après le jugement le plus favorable, est une casuistique qui nous enseigne à préférer l’intérêt durable à l’intérêt éphémère et ce qui a de l’importance à ce qui en manque. Si donc, comme on l’a tenté souvent, on fait découler de l’égoïsme toutes les vertus, non-seulement on s’érige en sophiste, mais encore on reste froid et ennuyeux. Cependant la morale aussi, fondée sur le principe de l’amour naturel du prochain, non-seulement s’harmonise très-bien, comme nous l’avons déjà montré, avec le matérialisme physique, mais elle est encore empreinte d’un caractère matérialiste, et elle le conserve aussi longtemps que fait défaut l’idéal d’après lequel l’homme s’efforce de régler ses rapports avec ses semblables et en général d’établir l’harmonie dans son monde des phénomènes. Tant que la morale n’insiste que sur la pratique des sentiments de sympathie et qu’elle nous conseille de prendre soin de nos semblables et de travailler pour eux, elle conserve encore une allure essentiellement matérialiste, dût-elle recommander expressément le dévouement au lieu de l’égoïsme ; une évolution formelle n’a lieu que lorsqu’un principe est érigé au centre de tous les efforts. Ainsi en est-il chez Kant, dont l’éthique se rapproche matériellement beaucoup de celle de Comte et de Mill, mais se distingue très-nettement de toute autre théorie sur l’intérêt général, en ce qu’elle tient pour donnée a priori la loi morale avec son exigence sévère et inflexible de l’harmonie du tout, dont nous faisons partie. Quant à la vérité de cette théorie, elle sera probablement la même que celle de la théorie des catégories. La déduction du principe est défectueuse, le principe lui-même est susceptible d’amélioration, mais le germe de cette préoccupation du tout doit bien se trouver dans notre organisation, antérieurement à l’expérience, sans quoi le commencement de l’expérience morale serait inconcevable. Le principe de l’éthique existe a priori, non comme conscience formée et développée, mais comme disposition de notre nature originelle dont nous ne pouvons apprendre à connaître l’essence et le mode d’activité que comme nous apprenons à connaître la nature de notre corps c’est-à-dire peu à peu, a posteriori, et partiellement. Mais cette connaissance n’est pas du tout entravée parce qu’on défend un principe déterminé, qui ne renferme qu’une partie de la vérité. Il faut qu’ici, en théorie du moins, on admette ce qu’on admet dans les recherches physiques, savoir que l’idée est aussi importante pour le progrès que l’empirisme. Toutefois en tant qu’il s’agit simplement non de connaître la philosophie morale la plus exacte, mais de se laisser entraîner à des actions bonnes et nobles, une importance supérieure est acquise par l’idée qui, déjà sur le terrain de la connaissance, apparaissait comme le véritable ressort à côté des rouages de l’empirisme. Sans doute on peut ici demander de nouveau si l’idée motrice ne pousse pas souvent à l’erreur ; et notamment, en face des systèmes religieux, on peut poser cette question ne vaut-il pas mieux se laisser aller simplement l’action ennoblissante de la sympathie naturelle, et avancer ainsi lentement mais sûrement, que d’écouter des voix prophétiques qui, trop souvent déjà, ont entraîné au plus horrible fanatisme ?

Les religions à l’origine n’ont pas même le but de servir la morale. Produits de la peur devant de puissants phénomènes de la nature, produits de l’imagination, de penchants et d’idées barbares, les religions sont, chez les peuples à l’état de nature, une source d’atrocités et d’absurdités auxquelles le simple conflit des intérêts même dans sa forme la plus grossière, pourrait à peine donner naissance. Combien de ces éléments difformes souillent encore la religion même de peuples civilisés ? À cette question, nous pouvons répondre par l’opinion d’Épicure et de Lucrèce ; car, éblouis par les côtés sublimes de la mythologie antique, nous ne pouvons qu’avec difficulté pénétrer directement dans l’essence de la religion des anciens. Cependant la simple croyance à des êtres surnaturels tout-puissants devait offrir au développement naturel des idées morales un important point de jonction. L’opposition du tout, de l’ensemble de l’humanité, en face de l’individu, est difficile à comprendre pour l’homme, à l’état de nature ; mais la pensée d’un être vengeur, en dehors de l’humanité, pouvait ici être représentée de bonne heure ; effectivement, l’idée de la Divinité châtiant les hommes coupables de forfaits, se trouve déjà chez des peuples à notions encore grossières et à rites parfois effroyables. Avec le progrès de la culture, les représentations des dieux se perfectionnent, et nous voyons des divinités, qui primitivement personnifiaient une force de la nature terrible ou bienfaisante, prendre peu à peu une signification morale plus précise. Ainsi nous pouvons, dans la période classique de l’antique Hellade, découvrir simultanément les traces de la signification naturaliste que les dieux avaient primitivement à côté de leur signification morale ; et, parallèlement à ces deux caractères, il nous est facile d’observer la dégénération qui se produisit dans la grossière superstition du peuple, et se manifestait dans les pratiques journalières du culte beaucoup plus que nous ne saurions le conjecturer, d’après les splendides traditions de la poésie et de la plastiqué grecques. Ainsi la religion peut simultanément contribuer au progrès moral et sanctifier des horreurs, pendant que, répondant au caractère du peuple, elle déploie, sous des formes originales, les images variées d’un monde idéal.

Dans les créations de la pensée humaine se répète l’antique problème des rapports du tout à ses parties. Le matérialisme ne pourra jamais renoncer à résoudre les formes spirituelles de la religion en leurs éléments, de même qu’il ramène le monde des corps aux atomes. L’imagination, la crainte, de faux raisonnements constituent pour lui la religion, qui est le produit de ces causes distinctes, et, s’il lui attribue une action morale, il la ramènera, par des transitions, de la morale naturelle aux idées surnaturelles. Quand nous voyons, pour le bien comme pour le mal, la religion exercer souvent une influence étonnante sur les hommes, entraînant, au moyen âge, des milliers d’enfants à une croisade et forçant, de nos jours, par des combats et des privations, les Mormons à se réfugier dans le désert du lac Salé ; te mahométisme transformer des nations avec la rapidité d’une flamme éclatante et mettre des continents en ébullition ; la réforme fondant une époque dans l’histoire : tout cela n’est pour lui qu’un concours particulièrement efficace des facteurs de la sensibilité (Sinnlichkeit), de la passion et de l’erreur ou de la connaissance imparfaite ; nous, au contraire, nous nous rappellerons qu’ici, comme dans les choses extérieures, la valeur et l’essence de l’objet ne consistent pas dans le simple fait du concours de tels ou tels facteurs, mais dans le mode de leur concours, et ce mode — pour nous la chose la plus importante au point de vue pratique — n’est reconnaissable que dans l’ensemble proprement dit et non dans les facteurs abstraits. Ce qui détermina Aristote à donner la prééminence à la forme plutôt qu’à la matière et au tout plutôt qu’à ses parties, ce fut sa nature si profondément pratique, son sens moral, et si, dans les recherches exactes, nous le combattons sans cesse et si nous sommes toujours forcés d’expliquer — autant que nous le pouvons — le tout par ses parties, la forme par ses éléments matériels, nous savons cependant, depuis Kant, que toute la nécessité de ce processus n’est qu’un reflet de l’organisation de notre entendement construit pour l’analyse ; que ce processus se poursuit à l’infini, que jamais il n’atteindra entièrement le but, encore que, d’autre part, il ne doive jamais reculer devant un problème quelconque. Nous savons qu’il existe toujours la même contradiction entre la nature achevée et spéciale d’un tout et l’explication approximative de ce tout au moyen de ses parties. Nous savons que dans cette contradiction se reflète la nature de notre organisation, qui nous permet d’atteindre aux objets entiers, achevés, accomplis, par l’unique voie de la poésie ; partiellement, approximativement, mais avec une exactitude relative, par la voie de la connaissance. Tous les grands malentendus, toutes les erreurs de l’histoire universelle, ne proviennent-ils pas, à dire vrai, de ce qu’on a confondu ces deux modes de représentation, en faisant entrer en conflit les productions de la poésie, les cominandements d’une voix intérieure, les révélations d’une religion, en tant que vérités absolues, avec les vérités fournies par la connaissance, ou bien en leur refusant toute place dans la conscience des peuples ? Sans doute tous les produits de la poésie et de la révélation portent pour notre conscience le caractère de l’absolu, de l’immédiat, en ce que les conditions d’où résultent ces images de représentation n’entrent pas avec elles dans la conscience ; sans doute, d’autre part, il faut avouer que toutes les fictions, toutes les révélations sont tout simplement fausses, si l’on applique à leur contenu matériel le critérium de la connaissance exacte quant à cet absolu, il n’a de valeur que comme image, que comme symbole d’un absolu placé au delà de notre monde et que nous ne pouvons nullement connaître ; ces erreurs, ces oublis volontaires de la réalité ne sont nuisibles que lorsqu’on leur attribue la même valeur qu’aux connaissances matérielles. Aussi la religion a-t-elle toujours été inséparable de l’art, aux époques qui réunissent un certain degré de culture et de piété, tandis que c’est un symptôme de décadence ou de sécheresse, quand ses doctrines sont confondues avec la science rigoureuse. Là, la véritable valeur des représentations est dans la forme, pour ainsi dire dans le style de l’architecture des représentations et dans l’impression que cette architecture des représentations produit sur l’âme ; ici, au contraire, il faut que toutes les représentations, dans leur isolement comme dans leur connexion, soient matériellement exactes.

Mais on veut à toute force que la religion contienne du vrai. On veut qu’elle soit sortie, sinon de la connaissance humaine, du moins d’une intuition supérieure, d’une science de l’essence des choses, révélée à l’homme par la Divinité. Nous nous sommes déjà suffisamment expliqué à ce sujet, nous avons dit qu’en face des résultats de la science méthodique nous ne pouvons en aucune manière accorder une égalité, encore moins une supériorité aux connaissances religieuses, et nous sommes porté à croire que cette thèse de l’association de la religion à l’art et à la métaphysique sera généralement adoptée dans un temps pas trop éloigné il nous semble même que ces relations sont reconnues ou du moins pressenties par les croyants les plus prononcés, dans une mesure beaucoup plus large qu’on ne l’admet ordinairement. La grande masse des sectateurs de toutes les religions est probablement encore dans des dispositions d’esprit pareilles à celles des enfants qui écoutent un conte de fées. Le sens viril complet de la réalité et de l’exactitude incontestable n’est pas précisément encore développé. C’est seulement quand il prédominera qu’on cessera de croire à ces récits, parce qu’on possédera un critérium différent pour connaître la vérité ; quant à l’amour de la poésie, tout membre de l’humanité lui restera fidèle à travers toutes les phases de la vie.

Les anciens voyaient dans le poëte un prophète enthousiaste, tout rempli de son sujet, entraîné et enlevé par l’esprit bien loin de la vulgaire réalité. Ce même ravissement par l’idée n’aurait-il pas, lui aussi, le droit d’exister dans la religion ? Et s’il y a des âmes plongées si profondément dans ces émotions que, pour elles, la vulgaire réalité des choses s’efface, comment pourront-elles désigner la vivacité, la continuité, l’activité des sensations qu’éprouve leur esprit, autrement que par le mot « vérité » ? Sans doute ce mot de vérité n’a qu’un sens imagé, mais c’est le sens d’une image plus estimée par les hommes que la réalité, dont toute la beauté n’a de prix que comme un reflet de cette image. À celui qui n’est chrétien que de nom, tu peux balayer hors de la tête, au moyen de la logique, les fariboles que l’enseignement du catéchisme aura laissées dans sa mémoire ; mais au croyant tu ne peux contester la valeur de sa vie intime. Tu aurais beau lui démontrer cent fois que tout ce qu’il éprouve n’est que sentiment subjectif ; il t’enverra au diable avec ton subjectif et ton objectif, et il se moquera de ta naïveté, à toi qui prétends renverser avec le souffle d’une bouche mortelle les murs de Sion, dont il voit les créneaux élevés resplendir de la lumière de l’Agneau et de l’éternelle majesté de Dieu. La masse, pauvre de logique comme de foi, tient l’énergie d’une conviction prophétique pour un critérium du vrai ans si bien que la preuve d’une opération d’arithmétique, et comme d’ailleurs le langage appartient au peuple, ce sera pour nous une nécessité de tolérer dès maintenant et à titre provisoire le double emploi du mot « vérité. »

Mais ne venez pas me parler ici de « tenue de livre en partie double ! » Cette idée, doublement rejetable, porte d’abord un nom trompeur, inventé par un professeur qui vraisemblablement n’avait jamais vu de livre de commerce et qui en tout cas pensait à toute autre chose qu’à un tertium comparationis (triple collationnement) ; enfin, quant à la réalité, cette idée appartient entièrement à ce domaine crépusculaire des contes enfantins que nous décrivions il n’y a qu’un instant. Elle correspond au point de vue de gens qui, après avoir pris l’habitude d’une activité scientifique, en sont arrivés à pouvoir, dans les affaires de leur compétence, distinguer le vrai du faux avec méthode et conscience, mais qui ne savent pas encore transporter sur d’autres terrains le critérium infaillible du vrai et y acceptent provisoirement pour vrai ce qui agrée le mieux à leurs sentiments confus. Le philosophe peut laisser passer la deuxième signification du mot vérité, mais il ne doit jamais oublier qu’elle est prise dans le sens figuré. Il peut même conseiller de ne pas se laisser entraîner par un zèle aveugle contre les « vérités » de la religion, quand il est convaincu que leur contenu idéal a encore de la valeur pour notre peuple, et que cette valeur souffre plus par une attaque inconsidérée contre les formes que d’autre part le rationalisme ne procure d’avantages. Mais il ne peut aller plus loin, et jamais il ne devra permettre que des doctrines qui, par leur nature, varient avec le temps, soient enregistrées dans un livre quelconque, où l’on tient compte du trésor durable des connaissances humaines. Dans les relations de la science, nous avons des fragments de vérité, qui se multiplient sans cesse, mais qui n’en restent pas moins des fragments ; dans les idées de la philosophie et de la religion, nous avons une image de la vérité, qui la représente tout entière à nos yeux, mais qui reste toujours simple image, variant, dans sa forme, avec le point de vue de nos conceptions.

Mais où en est donc maintenant la religion rationnelle ? Les rationalistes, Kant ou les communautés libres de notre époque, n’ont-ils pas réussi à établir une religion qui enseigne, dans le sens le plus rigoureux du mot, la vérité pure, et qui, débarrassée de toutes les scories de la superstition ou, comme dit Kant, de la stupidité de la superstition et de la folie des rêveries fanatiques, ne tient compte que du but moral de la religion ?

La réponse à cette question, si l’on veut prendre vérité dans le sens ordinaire et non figuré du mot, est un non formel ; il n’y a pas de religion rationnelle sans dogmes, qui ne sont susceptibles d’aucune démonstration. Mais si, avec Kant, on entend par raison la faculté de concevoir des idées et si l’on se contente de mettre la sanction morale à la place de la démonstration, tout ce qui est sanctionné par la morale acquiert des droits égaux. On peut même se passer du minimum de Kant : Dieu, liberté et immortalité ; déjà les communautés libres ont jeté tout cela par-dessus bord ; on peut aussi se passer des principes que ces communautés ont posés.

On peut, au fond, se passer de toutes ces doctrines, à moins que l’on ne prouve, d’après les qualités générales de l’homme ou un autre argument quelconque, qu’une société dépourvue de ces doctrines doit nécessairement tomber dans l’immoralité. Mais s’il s’agit d’une société déterminée, celle des Allemands par exemple, dans leur état actuel, alors il est très-possible que le faisceau de notions le plus précieux sous le rapport moral exige bien plus d’idées que Kant n’en voulait donner pour fondements à sa religion rationnelle. C’est là — pour employer une expression triviale — affaire de goût ; sans doute ce n’est pas le goût subjectif d’un individu, mais bien l’ensemble de la culture des peuples, qui détermine essentiellement le mode prédominant des associations d’idées et une certaine disposition fondamentale de l’âme, amenée par l’action d’un nombre infini de facteurs.

Les rationalistes du siècle dernier participaient à la tendance générale de leur époque qui poussait à constituer une aristocratie intellectuelle. Quoique prenant à cœur les intérêts du peuple avec plus d’ardeur que les orthodoxes, ils n’en avaient pas moins pour point de départ les besoins et les aspirations des classes éclairées. Chez celles-ci on pouvait tenir pour possible une religion complètement vraie, parce que l’on ne s’était pas encore suffisamment convaincu qu’après avoir éliminé tout ce qui prêtait le flanc à de justes critiques, il ne resterait absolument plus rien. On aurait pu, en tout cas, l’apprendre de Kant ; mais, avec sa base purement morale de la religion, il était compris par un trop petit nombre de personnes ; voilà comment on a pu revenir, dans notre siècle, à la pensée d’une religion purgée de toute erreur. Uhlich, dans une brochure inspirée par le plus noble sentiment de la vérité (réponse à une lettre publique, 1860), décrit très-bien comment la transition du christianisme rationaliste à une séparation complète d’avec le protestantisme fit faire un grand pas en avant aux fondateurs des communautés libres Nous pensions que, si nous avions éliminé ce contre quoi, dans notre Église, notre raison et notre conscience protestaient depuis longtemps, le reste nous satisferait pour le fond et la forme, et constituerait pour nous la religion vraie et béatifiante. Mais nous comprîmes peu à peu qu’après avoir, une fois pour toutes, reconnu comme droit et pratiqué comme devoir la pensée individuelle, en fait de religion, on est tenu d’examiner avec soin tout ce qui est traditionnel, même ce qui d’abord ne nous choquait pas, pour savoir si cela repose ou non sur le principe de l’éternelle vérité. » Mais quel est ce principe de l’éternelle vérité, sur lequel doit reposer la religion des communautés libres ? C’est la science elle-même, et d’abord la science de la nature. Uhlich appelle la religion la science des sciences » ; il rejette toutes les propositions qui ne reposent que sur la vraisemblance ou sur le pressentiment, comme par exemple l’hypothèse d’une âme de l’univers consciente il dit que la vérité est « le reflet, dans l’âme humaine, de la réalité, du monde réel avec ses choses, forces, lois et événements. » Ce qui est placé au delà des limites des recherches ne doit pas appartenir non plus à la religion. En outre la religion est pour lui, au point de vue moral, « la reconnaissance du rapport de l’humanité à un ordre éternel ou, si l’on aime mieux, à une puissance sainte à laquelle elle doit se soumettre. » La seule chose dont le besoin se fasse sentir » est la formation d’un domaine du vrai, du bien et du beau. Il faut donc bien que le fondement de toute la doctrine se trouve au point de réunion de la partie morale et de la partie intellectuelle, dans le principe, par lequel la connaissance rigoureusement scientifique parvient à l’action morale. Or ce principe est l’unité du vrai, du bien et du beau. Avec la vérité, par l’effet de ce principe, on obtient aussi une humanité plus complète et plus noble, et vice versa ; et toutes deux réunies conduisent à la beauté suprême, à la joie et à la félicité les plus pures. Ici nous avons donc, dans toute l’acception du mot, un dogme qui non-seulement n’est pas démontré, mais qui même, examiné avec soin, n’est pas exact ; toutefois, maintenu comme idée, il peut, de même que toute idée religieuse, édifier l’homme et l’élever au-dessus des limites du monde des sens. La vérité — dans le sens de la réalité, — non-seulement ne coïncide pas avec la beauté, mais forme même avec elle un contraste marqué. Tout ce qui est beau est poésie, même ce qui devient immédiatement l’objet des sens, car déjà à l’activité primitive des sens se mêle, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, une addition faite par notre esprit. L’artiste, dans la contemplation immédiate, voit déjà son objet plus beau que ne le voit le profane, moins impressionnable, et nos peintres réalistes ne se distinguent des idéalistes que parce qu’ils admettent dans leur œuvre plus de qualités du réel et qu’ils font croiser l’idée essentielle, l’idée pure de l’objet par les idées de ses états divers ; mais s’ils n’idéalisaient plus du tout, ils ne seraient plus artistes. L’œil de l’amour poétise, l’ardeur du cœur poétise, et si l’on pouvait faire disparaître toute cette poésie, il est permis de se demander si la vie renfermerait encore quelque chose qui la rendît digne d’être vécue. Ainsi chez Uhlich, toute la conception de la nature — portion indispensable de sa religion — n’est qu’un poëme. « C’est mon impression véritable et réelle, dit Uhlich, quand je me baisse pour considérer une fleur, que la Divinité me regarde de là et m’envoie une odeur suave. » Très-bien, mais c’est aussi la véritable et réelle impression du croyant, lorsque, dans la prière, il sent le voisinage de son Dieu, et sait qu’il est exaucé. On peut lui contester la source extérieure de l’impression, jamais l’impression elle-même. Mais lorsque, dans la nature, je m’arrête à contempler le beau et la perfection relative pour m’édifier, je convertis la nature elle-même en mon idée du beau et du bien. Je ne fais pas attention à une tache sèche sur le calice d’une fleur ni aux traces de rognure laissées aux feuilles par les chenilles, et, lorsqu’une fleur croît dans mon jardin et qu’elle exhale une odeur désagréable, je n’en profite pas pour adorer également quelque peu le diable, mais je l’arrache et je la jette à une autre place de la nature encore moins propre à éveiller en moi des réflexions édifiantes.

Il dépend de moi de voir dans la nature exclusivement l’imparfait ou le parfait ; d’y porter mon idée du beau et de l’en retirer mille fois plus grande, ou bien de rencontrer partout les traces de la putréfaction, du dépérissement, de la guerre d’extermination. Si ensuite je considère la succession de la vie et de la mort, de la plénitude de l’existence et du décès prématuré, je me retrouve à l’origine du culte de Bacchus et, à la suite d’un regard jeté sur le contraste entre l’idéal suprême et toute chose vivante, je tombe en plein dans le besoin d’une rédemption.

Cette énonciation n’a pas pour but de montrer que l’édification est absolument condamnable dans le sens des communautés libres, mais seulement qu’elle ne peut revendiquer le privilège d’une vérité absolue en face des autres formes d’édification. Il s’agit du plus ou du moins de vérité et de poésie, et par le fait même que les fondateurs des communautés libres ne veulent pas reconnaître cela, leur conception religieuse devient, sous le rapport intellectuel, inférieure à celles de Kant et de Fichte ; mais elle acquiert en même temps par là une teinte de naïveté que, l’on ne retrouve guère que dans l’orthodoxie.

On a, il est vrai, fait observer, au nom de la philosophie, qu’il faut précisément choisir, dans la connaissance progressive, pour fondement de la religion de l’avenir, un point tel que nous pourrions réellement, comme le font les communautés libres, croire encore de bonne foi, un point où disparaîtrait complètement pour nous la différence entre le résultat de la pensée critique et du sentiment religieux, sauf à voir revenir cette différence dans des temps ultérieurs. Mais n’est-ce pas là étayer la foi religieuse sur une foi métaphysique ? Or, si cette dernière ne peut exister que par la fiction poétique, pourquoi la religion, elle aussi, n’existerait-elle pas directement par la fiction poétique, sans avoir besoin de l’intermédiaire de la métaphysique ? Mais si la spéculation peut contribuer à ne pas laisser trop accentuer les idées religieuses de l’avenir par le penchant subjectif de quelques caractères despotiques, — ce qui fut certes le cas à l’époque de la réforme, — si elle peut contribuer à faire reposer ces idées sur le fond même de toute notre culture et non pas simplement à ne leur donner que l’appui superficiel de la controverse ecclésiastique, alors son travail sera le bienvenu ; seulement nous n’avons plus du tout besoin de les regarder naïvement comme des vérités.

Un représentant de la théologie réformée progressive, le sympathique et éloquent pasteur Lang, a, dans son Essai d’une dogmatique chrétienne (12), attaqué notre point de vue en affirmant que les religions tombent toujours « quand on n’y croit plus », tandis que les poésies, quand elles nous satisfont sous le rapport esthétique, conservent leur valeur. On pourrait en dire à peu près autant de la spéculation métaphysique, qui jusqu’ici avait aussi l’habitude de se poser comme vérité absolue, et dont les disciples formaient un cercle de croyants. Et cependant c’est à peine si les systèmes les plus importants ont trouvé chacun un adhérent absolu, et lorsque néanmoins ce cas se présente, comme dans l’école de Herbart, il atteste une certaine pauvreté et une sorte de roideur de toute la sphère des idées où les esprits se meuvent. Combien y a-t-il eu de kantiens orthodoxes ? Parmi les fortes têtes qui ont le plus contribué au renom du système et qui ont le plus travaillé à répandre son influence, à peine citerait-on un seul nom. Le système de Hegel n’a-t-il pas agi bien au delà du cercle des croyants et n’a-t-il pas produit ses meilleurs fruits là seulement où on l’a manié en pleine liberté ? Que dirons-nous enfin de Platon, dont la poésie des idées, après plus de deux mille ans, exerce encore aujourd’hui sa puissante influence, tandis que, parmi ses successeurs immédiats, personne peut-être ne croyait que ses déductions fussent aussi rigoureuses qu’elles prétendaient l’être ?

Aux religions maintenant ! Les stoïciens n’ont-ils pas, dans l’antiquité, traité, pendant des siècles, les croyances populaires de revêtement poétique d’idées morales, et, malgré cela, n’ont-ils pas répandu la vie religieuse plus que toutes les castes sacerdotales ? Jupiter, d’après Lang, dut céder la place à Jéhovah, l’Olympe au ciel chrétien, parce que la conception sensible des dieux du polythéisme ne suffisait plus aux progrès de la connaissance, parce que l’on reconnaissait une vérité supérieure dans le monothéisme achevé du christianisme. Mais la connaissance, à l’époque des empereurs romains, était-elle réellement bien plus avancée qu’au temps de Socrate et de Protagoras ? Les masses furent-elles jamais plus superstitieuses, les grands plus avides de miracles, les philosophes plus mystiques qu’à l’époque de la propagation du christianisme ? Et quand donc a-t-elle réellement existé, cette religion de Jupiter et de l’Olympe complet, qui dut alors succomber ? Elle combattit simultanément et pour ainsi dire pied à pied avec le rationalisme qui commençait, en faisant de pénibles efforts contre l’antique morcellement de la foi nationale, fractionnée en des milliers de cultes locaux. Le droit, accordé à la poésie, de développer et de façonner la religion ne pouvait certes pas être proclamé dans les rues, mais il n’en existait pas moins, et toute la floraison de la culture hellénique nous montre poëtes et philosophes occupés du développement des doctrines et conceptions religieuses. Assurément, dans le culte local, on exigeait une foi absolue ; mais cette foi était-elle autre chose qu’une pieuse soumission de l’esprit à la tradition, déclarée sainte, de la ville natale ; et pouvait-elle être autre choseà une époque où la foi variait d’une ville à l’autre, d’un village à l’autre et où tout homme instruit se faisait une loi de tolérer et de respecter toutes les croyances locales ? D’ailleurs, au temps de la propagation du christianisme, vit-on réellement les têtes les plus éclairées, les philosophes et les penseurs, adopter les premiers la nouvelle religion ? La connaissance philosophique jouet-elle le rôle principal dans l’histoire de la conversion de personnages éminents ? Les masses populaires avaient-elles réellement cesse de croire aux anciens dieux, quand elles se virent pressées d’adopter la nouvelle religion ? L’histoire nous montre un processus tout autre que celui d’un rationalisme croissant : la décomposition sociale universelle, la lutte et la détresse dans toutes les couches de’Ia population, une douleur générale et une indicible aspiration vers un salut, qui ne serait pas de ce monde, telles sont les véritables causes de la grande révolution. Le rationalisme aurait très-bien pu se rattacher à Jupiter et à l’Olympe ; il aurait eu ainsi une tâche plus facile que nos théologiens réformateurs actuels, qui s’efforcent de transformer le christianisme en une pure religion de la raison.

« Pourquoi, demande Lang, la réforme a-t-elle fait tomber avec ses saints le ciel catholique qui a cédé la place à un ciel bien plus incolore, bien plus antipoétique ? » De nouveau la réponse se trouvera dans un progrès de la connaissance. Mais, demanderons-nous à notre tour, pourquoi ce ciel catholique n’est-il pas tombé chez des nations aussi éclairées que le sont les Français et les Italiens ? L’Allemagne a-t-elle réalisé la réforme parce qu’elle était en avant des autres nations sous le rapport de la connaissance scientifique, ou a-t-elle pu, avec le temps, dépasser en connaissance les autres nations, parce qu’elle avait brisé, pour des motifs bien différents, le joug de la hiérarchie et de l’unité absolue de la foi ? Si enfin l’on demande pourquoi le monde protestant s’éloigne de plus en plus de l’orthodoxie, et si l’on trouve la réponse dans l’influence des découvertes scientifiques, nous sommes, par contre, obligés de faire remarquer que précisément ces découvertes sont dans le conflit le plus tranché avec ce que les théologiens réformateurs veulent encore conserver de l’inventaire du christianisme, tandis qu’ils se montrent bien plus indifférents pour d’autres doctrines, comme par exemple pour la mort volontaire du Fils de Dieu se sacrifiant au salut du genre humain. Elle est bien étroite, bien menacée par les flots, la langue de terre sur laquelle cette théologie de la réforme cherche encore à résister aux flots du matérialisme envahissant, et nulle part plus qu’ici on n’a besoin de la poésie des idées, si l’on veut maintenir debout quelques dogmes. Lang lui-même, immédiatement après avoir dirigé une diatribe contre nous, déclare que ses besoins religieux lui font invoquer le nom paternel de Dieu. Mais son Dieu n’est que « la cause de tout ce qui existe, éternelle, accomplie en soi, exempte de toutes les vicissitudes du processus de l’univers. » Il ne fait pas de miracles, il n’a pas les sentiments humains, il ne se préoccupe point, en détail, du bonheur et du malheur de ses créatures ; il n’intervient nulle part dans le fonctionnement des lois de la nature ; son existence repose uniquement sur la nécessité d’avoir, par opposition au matérialisme, pour la simple totalité de ce qui existe encore, une cause spéciale de cette même totalité. Et voilà que, de cette cause de tout ce qui existe, on fait un « père ». Pourquoi cela ? C’est que notre âme ne peut s’empêcher de se représenter un être qui nous aime personnellement et qui étend vers nous son bras puissant, lorsque nous sommes dans la détresse. Peut-on désirer une plus forte preuve de l’élément poétique en religion ?

Homère ne conserva pas toujours son influence, mais il la reconquit lorsque-survint une génération qui sut l’apprécier, et les dieux de la Grèce revécurent avec lui. Lorsque Schiller disait de ce monde des dieux : « Ce qui doit vivre immortel dans la poésie doit d’abord vivre et mourir », il savait très-bien que c’est l’essentiel, que c’est là l’esprit, le cœur même de Ia théogonie grecque, ce par quoi elle agit sur nous comme elle a agi sur Socrate et Platon.



11. Voir mon article Vivès dans l’Encyclopœdie des gesammten Erziehungs und Unterrichtswesens, tome IX, p. 737-814, en particulier p. 761 et suiv.

12. Voir Lang, Versuch einer christlichen Dogmatik, allen denkenden Christen dargeboten, zweite Auflage. Berlin, 1868, p. 3-6. Le reproche élevé contre mon point de vue (p. 5), qu’il est « complètement indifférent » de savoir si le philosophe, « comme homme religieux », se prosterne devant Marie ou devant le Dieu personnel, se réduit à ce que nous admettons dans la vie des idées de l’humanité une marche nécessaire de développement. Toute poésie quelconque ne peut nous être utile, mais seulement celle qui répond à notre temps et au degré de notre culture. — Si Lang revient à la « tenue des livres en partie double », cela tient à l’exclusivisme avec lequel il essaye de tout concevoir, au point de vue de la connaissance, en dépit des déclarations les plus catégoriques. C’est ainsi qu’il a pu arriver à énoncer la proposition suivante : « S’il existe, dans le monde, un dualisme aussi absurde entre la foi et la science, il ne peut pas y avoir de connaissance scientifique du monde, » Pourquoi pas, si la science s’en tient exclusivement au savoir ? Il n’y a que le théologien incarné qui s’obstine à croire que ses articles de foi doivent aussi entrer en ligne de compte. « Un monde dualiste n’est pas un objet de la science, qui ne peut connaître qu’un monde unitaire. » Mais la science ne connaît pas d’univers dualiste car, pour elle, toute vie dans l’idée ne repose que sur des processus psychologiques, qui, malgré leur délicatesse et leur profondeur infinies, n’en suivent pas moins, en dernière analyse, les mêmes lois de la nature que tous les autres faits psychiques. Jusqu’ici l’exigence du monisme est parfaitement justifiée. Mais lorsqu’on veut supprimer aussi le dualisme de la connaissance et de la poésie, de la sensation et de la volonté, de la perception et de la création, on agit d’une manière aussi insensée que si l’on voulait supprimer l’opposition entre le jour et la nuit pour l’unité de la connaissance. Ainsi donc, l’opposition entre l’idéal et la réalité continue à subsister ; quant à la connaissance scientifique, elle n’a rien à faire avec la réalité. Pour elle, l’unité s’établit en ce que le monde idéal est en même temps un fait psychologique.