Histoire du parlement de Francfort/01

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HISTOIRE


DU


PARLEMENT DE FRANCFORT.




PREMIÈRE PARTIE.
L’ASSEMBLÉE DES NOTABLES.




L’heure de la guerre civile a sonné en Allemagne. Aveuglés par l’esprit de système, les plus sérieux chefs du progrès ont sacrifié à une chimère toutes les libertés de la patrie. Ce noble pays, qui commençait à se façonner si bien aux luttes de la discussion libre, n’est plus qu’un champ de bataille où l’absolutisme et la démagogie s’apprêtent à mesurer leurs forces. Quelle cause fatale a arrêté ainsi le développement des peuples germaniques ? C’est l’amour, disons mieux, c’est la folie de l’unité. L’Allemagne a désiré l’unité comme un bien suprême, et, au lieu de chercher à l’établir d’abord dans les idées, dans les sentimens et les mœurs, elle a cru qu’il suffirait d’un article de loi pour refaire le travail des siècles. Elle a refusé de tenir compte de la réalité ; elle s’est obstinée à ne pas voir les élémens contraires qu’il fallait rapprocher et unir ; elle a procédé brusquement et révolutionnairement à une œuvre qui exigeait des précautions infinies. Là où il fallait préparer l’avenir par des transformations successives, elle a voulu se passer du concours du temps ; elle a prétendu imposer une théorie à des faits qui la repoussent ; elle a décrété que l’idéal, en dépit de toutes les lois de l’histoire, au mépris de l’expérience et du bon sens, deviendrait immédiatement le réel. Enfin, infatuée de cette fausse métaphysique, éblouie par les systèmes de ses théoriciens enthousiastes, elle a armé contre elle-même des forces qu’elle devait appeler à son aide. Qu’est-il arrivé ? — Le contraire exactement de ce qu’elle se promettait avec une si orgueilleuse confiance. L’Allemagne est plus divisée que jamais, et, soutenu par la Russie, l’absolutisme rallie tous ses soldats, L’ancienne unité a disparu, et la liberté est en péril.

Le jour où le parlement de Francfort se réunissait, il y a un an déjà, l’espérance était encore permise. Sans doute, quand on voyait sur les bancs de l’église Saint-Paul les plus fougueux politiques d’université, les plus obstinés constructeurs de systèmes, l’exaltation de ces docteurs devait inspirer des craintes ; cependant, je le répète, il y avait place pour l’espoir, et bien des intelligences droites comptèrent sur les résultats heureux de cette grande convention nationale. L’urgence du péril, pensait-on, donnera aux théoriciens de l’unité le sentiment des choses pratiques. Il sera difficile aux utopistes de continuer leurs édifices imaginaires, tandis que le pays est en feu et que la démagogie fait irruption de tous côtés. Il ne s’agit plus ici de métaphysique hégélienne ou de constructions historiques ; la tribune de Francfort n’est pas la chaire du professeur à Bonn ou à Berlin ; au lieu d’une centaine d’étudians, c’est l’Allemagne entière qui écoute, l’Allemagne bouleversée, déchaînée, une Allemagne toute nouvelle où la révolution triomphante a vaincu M. de Metternich, a humilié Frédéric-Guillaume IV, a pénétré de vive force dans la diète, et n’a laissé debout qu’un seul pouvoir respecté, l’assemblée de l’église Saint-Paul. En présence d’une telle situation, aux prises avec des dangers si pressans, les faux systèmes, disions-nous, seront bientôt évanouis, et les esprits éminens qui s’enthousiasment d’une chimère ouvriront les yeux à la vérité. Les premiers actes du parlement de Francfort confirmaient ces espérances ; pendant plusieurs mois, le parlement a été investi d’une grande force morale et l’a employée au service de l’ordre et du progrès. Bientôt cependant les folles prétentions ont reparu ; en voulant imposer du premier coup l’unité qui répugnait aux mœurs et aux intérêts des populations diverses, on a été conduit à diviser l’Allemagne plus profondément que jamais. Une fois ce premier sacrifice consommé, les théoriciens ne s’arrêtèrent plus ; ils avaient retranché l’Autriche comme un membre rebelle, afin de mieux assurer la fantastique unité qu’ils poursuivent ; lorsqu’ils eurent besoin de l’appui des démagogues pour donner la couronne impériale au roi de Prusse, ils subirent les conditions du radicalisme. Voilà où les a menés l’infatuation d’une théorie ! Patriotes passionnés, soldats dévoués des réformes constitutionnelles, ils ont sacrifié et une partie de l’Allemagne et une partie du vrai programme libéral à ce fantôme de l’unité qui leur échappe toujours !

Je voudrais raconter nettement cette confuse histoire ; je voudrais mettre en scène les hommes et les doctrines, signaler les péripéties de la lutte, faire connaître enfin les alternatives de bien et de mal qui ont honoré tour à tour et compromis l’influence du parlement de Francfort. L’impartialité, j’ose le dire, ne me sera pas un devoir pénible. Si l’assemblée de Francfort eût travaillé efficacement à la constitution de l’unité allemande, il nous eût été difficile de nous intéresser à son succès : le jour où l’empire allemand se constituera, la France devra mettre la main sur son épée, et, puisqu’on aura déchiré contre elle les traités de 1815, elle les déchirera aussi pour redemander ses frontières ; mais, hélas ! grace aux fautes sans nombre des politiques de Francfort, ce danger ne nous menace guère : j’en vois un autre bien plus sérieux. Ce n’est pas l’unité de l’Allemagne qui peut nous effrayer à l’heure qu’il est, c’est la victoire de l’absolutisme préparée par les folies démagogiques. Si la victoire reste aux souverains, quelle complication pour toute l’Europe et quel échec pour l’esprit de la France ! Au lieu de ces pays constitutionnels qui grandissaient sous nos yeux pour porter au loin le triomphe de nos idées, c’est l’influence russe qui sera debout à nos portes. Je n’éprouverai donc aucune peine à étudier impartialement les travaux de l’assemblée de Francfort ; nos ennemis ne sont pas là. Ce qu’elle a fait de bien ne saurait plus nous nuire, et, si ses fautes nous créent un jour des périls sérieux, l’Allemagne elle-même en serait la première victime. Reprenons confiance cependant ; ni la liberté ni la civilisation ne doivent périr. Éclairée par les événemens, pressée entre l’anarchie et le despotisme, l’Allemagne, tôt ou tard, saura retrouver ses voies. L’histoire que je vais commencer serait trop affligeante, si je n’étais soutenu en l’écrivant par ce sympathique espoir dans les destinées d’un grand peuple.


I

La révolution de février venait d’éclater. Un orage de quelques heures avait emporté la monarchie constitutionnelle, et le vieux roi dont l’habileté proverbiale contenait depuis dix-huit ans tous les efforts de la démagogie européenne errait misérablement sur les chemins de l’exil. Un avenir inconnu, rempli à la fois d’espoir et de menaces, s’ouvrait aux imaginations. L’Allemagne surtout, travaillée comme elle l’était par une fermentation sourde, devait ressentir jusqu’au plus profond de son ame les émotions de ce formidable instant. La république proclamée à Paris ! À ces mots, éclatant comme la foudre et courant de ville en ville avec une rapidité électrique, les plus graves pensées l’assaillirent en foule. La république de 1848 n’allait-elle pas se trouver en face d’une coalition de rois, comme sa terrible sœur de 92, et, provoquée par l’ennemi, ne menacerait-elle pas à son tour l’intégrité de l’Allemagne ? Ce n’est pas tout : ne verrait-on pas se déchaîner tous les élémens de désordre qui grondent depuis dix ans au sein des partis extrêmes ? Les humanistes de la jeune école hégélienne, les disciples de Feuerbach et de Stirner, impatiens de réclamer les droits de leur divinité récente, n’étaient-ils pas prêts à traduire dans la pratique la sauvage violence de leurs écrits ? D’un autre côté, enfin, n’était-ce pas un devoir de mettre à profit les événemens de février pour établir d’une manière sérieuse les libertés constitutionnelles, pour fonder surtout cette unité allemande si ardemment désirée par toutes les intelligences d’élite ? C’est ainsi que les dangers de la frontière, les inquiétudes de l’intérieur, les grands problèmes à résoudre, mille craintes, en un mot, et mille espérances confuses remplirent immédiatement les esprits.

Dès le lendemain du 24 février, des assemblées populaires se formaient sur toute la ligne du Rhin et délibéraient en tumulte. Le 27, à Mannheim, une réunion considérable, présidée par M. d’Itztein, avait formulé ses vœux dans une pétition hautaine qui réclamait l’armement du peuple, la liberté de la presse sans conditions, et la formation immédiate d’un parlement national où l’Allemagne entière ferait connaître ses volontés. Quatre cents habitans de Mannheim, signataires de cette pétition, résolurent de la porter eux-mêmes à Carlsruhe. En vain le gouvernement badois, dès le 29, avait-il accordé la liberté de la presse, le droit de réunion et le jugement par le jury ; les porteurs de la pétition partirent de Mannheim le 1er mars, et ce bruyant cortége, grossi des députations de Heidelberg et de toutes les villes du grand-duché, entra triomphalement à Carlsruhe comme dans une ville conquise. Les mêmes événemens se produisaient dans les pays voisins. Le duc de Hesse-Darmstadt fut obligé de se soumettre aussi promptement que le grand-duc de Bade aux exigences de la révolution. Quatre députés de la seconde chambre, M. de Gagern, dont le rôle va singulièrement s’agrandir, M. Wernher, M. Lehne, M. Frank, adressèrent au gouvernement une pétition assez conforme à celle des habitans de Mannheim. Le grand-duc accorda quelques-uns des droits qu’on réclamait, et fit de vagues promesses pour les autres ; la chambre ne se déclara pas satisfaite, et le lendemain, 5 mars, le grand-duc de Hesse-Darmstadt, afin de conjurer l’orage, était forcé de partager son pouvoir avec son fils, l’archiduc Louis, dont la générosité libérale était une suffisante garantie pour les vainqueurs. Le 6 mars, l’archiduc Louis chargeait M. Henri de Gagern de composer un ministère. Mêmes événemens, et plus graves encore, dans la Hesse-Électorale : les habitans de Hanau prirent les armes, et, si le grand-duc n’avait cédé, une lutte sanglante s’engageait. Le Wurtemberg s’agitait aussi ; l’assemblée populaire réunie à Stuttgart le 28 avait exprimé les mêmes vœux que les pétitionnaires de Mannheim et de Darmstadt, et, quelques jours après, les membres les plus avancés de l’opposition étaient investis du pouvoir. Dans le duché de Nassau, dans la Prusse rhénane, à Wiesbade, à Francfort, à Cologne, partout enfin sur cette ligne du Rhin où l’influence de la France se fait directement sentir, le bruit seul de la révolution de février avait conquis à l’Allemagne ces libertés qu’elle réclamait depuis si long-temps. Des bords du Rhin, le mouvement pénétra bientôt dans l’intérieur et jusqu’à l’extrémité de la confédération. La Saxe et la Prusse, l’Autriche et la Bavière, adressèrent les mêmes remontrances à leurs gouvernemens, et obtinrent les mêmes réformes en attendant les révolutions qui devaient, à la fin du mois de mars, consacrer à Vienne et à. Berlin l’orageux commencement d’une époque nouvelle.

On comprendrait mal ce qui se passait alors à Heidelberg, on méconnaîtrait l’origine vraiment extraordinaire du parlement de Francfort, si l’on ne se rappelait ce rapide et universel soulèvement de l’Allemagne après notre révolution de février. La liberté était conquise ; liberté précaire, pensait-on, tant que l’unité n’existait pas : ex unitate libertés. Il y avait long-temps que les intelligences d’élite, d’accord en cela avec le patriotisme populaire, se proposaient cette grande tâche de l’unité allemande avec toute l’intrépidité de l’inexpérience ; cette fois, le triomphe des idées libérales aux premiers jours de mars, la soumission des gouvernemens, l’enthousiasme des populations, tout enfin semblait provoquer les rêveurs. Jamais les vieux pouvoirs n’avaient été plus désarmés, jamais une situation si favorable n’avait frayé le chemin des aventures. Il fallait seulement se hâter. Déjà la pétition de Mannheim avait exprimé le venu de l’opinion publique : une assemblée nationale fera connaître les volontés de la patrie. Tout à coup quelques hommes d’élite, sans autre mandat que la gravité des circonstances, sans autre droit que le droit du plus hardi, conçoivent la pensée de donner une prompte satisfaction aux pétitionnaires et de convoquer enfin le parlement des peuples allemands. Le 5 mars, au milieu des commotions qui ébranlaient déjà toute cette partie du pays, au milieu des émeutes qui soulevaient toutes les villes, cinquante et un citoyens réunis à Heidelberg prirent l’initiative de cette révolution pacifique : c’étaient presque tous des membres influens de l’opposition dans les chambres ; les autres, connus par leurs écrits ou par leurs actes, publicistes, professeurs, avocats, étaient naturellement désignés pour l’œuvre audacieuse qui se préparait. L’urgence du péril ne laissant pas le temps de convoquer tous les hommes éminens du parti libéral en Allemagne, il avait fallu s’adresser exclusivement aux contrées les plus voisines. À cette assemblée improvisée, le duché de Bade fournit vingt membres, le Wurtemberg neuf, la Hesse six, la Bavière cinq, la Prusse rhénane quatre ; Francfort, le duché de Nassau et l’Autriche envoyèrent les six derniers. L’esprit qui dominait la réunion était franchement et hardiment libéral, le parti républicain y était représenté aussi, et même dans une mesure beaucoup trop considérable pour l’expression sincère de la pensée publique ; mais ce n’était pas là un danger sérieux. Le comité d’Heidelberg se proposait de frayer la route à l’assemblée de l’Allemagne tout entière ; les électeurs, on le pensait bien, rectifieraient un jour ces inexactitudes inévitables et remettraient chaque parti à sa place : c’est ainsi que M. Hecker et M. de Struve, les chefs de la démagogie badoise, siégeaient à Heidelberg à côté de M. Hansemann ; c’est ainsi que M. Brentano et M. Wiesner, les futurs membres de l’extrême gauche au parlement de Francfort, étaient associés à l’œuvre de M. Gervinus. Parmi les membres les plus distingués de la réunion d’Heidelberg, il faut citer, avec les noms que je viens d’écrire, l’élite des hommes politiques du duché de Bade, M. Bassermann, M. Welcker, M. de Soiron. Le Wurtemberg était dignement représenté par M. Frédéric Roemer, l’ami d’Uhland et de Paul Pfizer, que nous retrouverons bientôt dans le comité de constitution à Francfort. Les énergiques députés de Hesse-Darmstadt, M. Wernher, M. Lehne, M. Frank, y tenaient aussi parfaitement leur place. Quant au plus éminent de tous, M. Henri de Gagern, appelé, le lendemain, au gouvernement de son pays, il ne voulut pas cependant se séparer de l’œuvre commencée à Heidelberg, il signa les grandes mesures de l’assemblée, jaloux d’attacher son nom à cette entreprise extraordinaire et d’accroître l’autorité morale dont elle avait besoin.

Dès la première séance du 5 mars, les cinquante et un rédigèrent le programme de leur politique. « Les gouvernemens, disaient-ils, n’interviendront pas dans les affaires de la France. L’Allemagne n’inquiétera pas la liberté des autres peuples, décidée qu’elle est à maintenir aussi contre l’étranger sa pleine indépendance. Les souverains allemands, s’il était nécessaire de tirer l’épée, se confieront à la fidélité et au courage de la nation, et ne feront jamais alliance avec la Russie. Une assemblée des représentans de toute l’Allemagne sera réunie dans le plus bref délai, tant pour conjurer les périls au dedans et au dehors que pour développer toutes les forces et tous les trésors de la nationalité germanique. » Quand ce programme fut revêtu de toutes les signatures, les cinquante et un nommèrent un comité de sept membres, chargé de préparer la convocation de l’assemblée nationale. Les sept membres étaient choisis de manière à représenter presque tous les états dont les délégués avaient pris part aux délibérations de l’assemblée. Il fallait, en effet, que tous agissent ensemble, et que chacun d’eux cependant eût une action spéciale sur son pays : M. Stedtmann représentait la Prusse rhénane, M. de Gagern la Hesse-Darmstadt, M. Roemer le Wurternberg, M. Willich la Bavière, M. Winding la ville de Francfort ; le duché de Bade, d’où le mouvement était parti, avait à lui seul deux représentans : c’étaient les deux chefs infatigables de l’opposition constitutionnelle, M. Welcker et M. d’Itztein, le premier comprenant déjà le besoin d’une résistance intelligente, le second, au contraire, tout prêt à se jeter dans les folies démagogiques.

Le comité des sept se mit à l’œuvre, et le 12 mars une proclamation signée de ces noms chers au pays convoquait à Francfort, pour le jeudi 30 mars, tous les anciens membres et tous les membres présens des chambres constitutionnelles. Un certain nombre d’hommes éminens, choisis en dehors des chambres et investis de la confiance populaire, recevraient bientôt, disait-on, des invitations spéciales. Le vendredi, 31 mars, ce parlement préparatoire (Vorparlament) ou assemblée des notables (Notabeln Versammlung), chargé de faire la loi électorale, de parer aux nécessités du moment, et de convoquer définitivement la véritable assemblée de la nation, tiendrait à Francfort sa première séance. Le rendez-vous était donné d’une manière solennelle, mais sans prétention et sans faste. Il y a presque toujours une beauté sévère dans ces premières transformations appelées par la conscience de tout un peuple. Ne sentez-vous pas ici quelque chose de 89 ? La révolution s’avançait sans fureur, sans violence, sans aucune brutalité anarchique ; le flot montait majestueusement.

Il est rare pourtant, même en Allemagne, que les excès de la populace ne troublent pas les révolutions les plus pures. Pendant toute la seconde moitié du mois de mars, Francfort fut envahi par les clubs. Les démagogues, suivis de leurs bandes, y affluaient de tous côtés, et s’apprêtaient à surveiller le parlement. Il n’était pas bien sûr, en un mot, que cette assemblée, convoquée d’une façon révolutionnaire par un comité sans mission, pût trouver grace devant les agitateurs et délibérer librement. Le parti exalté parlait haut dans les clubs et les tavernes. Les deux meneurs, M. Hecker et M. de Struve, prêchaient ouvertement la république : le premier, sans théorie précise, sans aucune trace de doctrine sérieuse, n’ayant à lui que l’éloquence avinée d’un étudiant badois en belle humeur ; le second, cherchant une sorte de système dans le Contrat social, mauvais scribe nourri de Robespierre et de Saint-Just, fanatique au teint hâve, à l’austérité pédantesque, un des moines mendians de la démagogie ; tous deux, enfin, profondément méprisés des révolutionnaires du nord, et incapables, si la république triomphait, de tenir une heure seulement devant les montagnards de l’école hégélienne. Heureusement pour la tranquillité de Francfort, les démagogues n’étaient pas seuls ; chaque jour, à chaque heure, du nord, du centre, du sud de l’Allemagne, arrivaient, accompagnés d’amis et de compatriotes, les membres du parlement qui allait s’ouvrir. Un auditoire nouveau remplissait les assemblées populaires, et les orateurs furent plus d’une fois décontenancés, n’étant plus soutenus par leurs fidèles. Le 30 mars pourtant, la veille au soir de l’ouverture du parlement, le club du Weidenbusch, où s’agitait la rhétorique furieuse de M. Hecker, fut le théâtre d’une manifestation républicaine qui pouvait sembler de mauvais augure pour les délibérations du lendemain. Les membres de l’assemblée qui arrivèrent ce soir-là à Francfort purent entendre des milliers de voix demander la république. La république en Allemagne ! La république imposée à quarante millions d’hommes par le peuple de M. Hecker ! Cétait pousser un peu trop loin la naïveté du plagiat. Nos démagogues parisiens sont de vulgaires et odieux imitateurs d’une terrible époque. M. Hecker et M. de Struve ne sont-ils que les copistes de nos copistes ? En vérité, est-ce bien à Francfort que nous sommes ? Où donc est cette originalité allemande qui craint si fort de nous ressembler ? Les plagiaires, par malheur, se retrouveront souvent sur notre chemin ; mais patience ! les délégués sont fidèles au rendez-vous, le parlement préparatoire commencera demain ses travaux ; cette fois-ci du moins le spectacle sera tout-à-fait allemand.

Le 31 mars 1848, à huit heures et demie du matin, tous les députés des chambres allemandes et tous les citoyens libéraux convoqués par le comité des sept étaient réunis dans cette grande salle du Roemer où se faisait le couronnement des empereurs. La Prusse seule avait envoyé 141 députés, le duché de Hesse-Darmstadt 84, le grand-duché de Bade 72, le Wurtemberg 51, la Bavière 44. Les autres pays de l’Allemagne étaient représentés dans une mesure assez équitable ; exceptons pourtant l’Autriche, qui, n’ayant pas de chambres et ne possédant que des publicistes inconnus, dut se résigner d’abord à ne compter que deux voix dans l’assemblée des notables, M. le comte Vissingen et M. le docteur Wiesner. Six autres délégués, parmi lesquels M. Schuselka et M. Kuranda, furent adjoints plus tard à ceux que je viens de nommer, et prirent une part active aux délibérations. Si l’Autriche n’avait que deux représentans, le Schleswig-Holstein en avait neuf, et l’orgueil allemand, on le pense bien, triomphait de les voir là. Depuis plus de deux ans, l’Allemagne et le Danemark se disputaient le Schleswig ; la présence des députés de ce pays au sein de l’assemblée de Francfort semblait un défi jeté au Danemark et un gage solennel de la victoire. En un mot, si arbitraire qu’elle fut, et malgré l’absence de l’Autriche, la réunion du 31 mars était une image assez fidèle de la situation de l’Allemagne. Le comité d’Heidelberg n’avait pas seulement convoqué cette assemblée ; il lui avait indiqué un programme et préparé un règlement. On put donc procéder sans délai à la nomination du bureau. La séance avait été ouverte par le président d’âge, M. Schmidt (de Brême) ; le président élu fut M. Mittermaier, professeur à l’université d’Heidelberg et ancien président de la chambre des députés du duché de Bade. L’assemblée nomma ensuite quatre vice-présidens, MM. Dahlmann, d’Itztein, Robert Blum et Jordan (de Marbourg). Les huit secrétaires étaient MM. Bauer (de Bamberg), Schwarzenberg (de Cassel), Wolfgang Müller (de Düsseldorf), Varrentrapp (de Francfort), Kierulff (de Rostock), Blankenhorn (de Mülheim), Briegleb (de Cobourg), et enfin l’un des publicistes célèbres de la Prusse, M. Henri Simon (de Breslau). Le bureau une fois constitué, vers neuf heures et demie, de nombreuses salves d’artillerie annoncèrent au loin la nouvelle, toutes les cloches de la ville sonnèrent à pleine volée, et les notables, sortant du Roemer, se mirent en marche vers l’église Saint-Paul, escortés par une double haie de gardes nationaux et salués des acclamations d’une foule immense.


II

Il serait difficile au premier coup d’œil d’assigner exactement la destination de l’église Saint-Paul. Si ce bâtiment ressemble à quelque chose, c’est bien plus à un temple antique qu’à un édifice chrétien. Figurez-vous une large enceinte de forme circulaire, dont la partie centrale est entourée de colonnes. Sur ces colonnes repose un énorme jubé, ou, si vous l’aimez mieux, une galerie supérieure assez vaste pour contenir aisément deux mille personnes. Ce singulier temple, disait récemment un spirituel écrivain de la Gazette d’Augsbourg, semble avoir été dédié par l’architecte à l’un des dieux inconnus de l’avenir, et puisse le dieu arriver bientôt ! En attendant la divinité nouvelle, l’assemblée des notables prit possession de l’église Saint-Paul, le 31 mars, au milieu d’une affluence tumultueuse dont l’attitude naïvement révolutionnaire donnait le plus étrange aspect à ses délibérations. Entrons avec la foule dans la vaste galerie d’en haut. Cette partie centrale, que je viens d’indiquer, est occupée par les notables. En face d’eux s’élève la chaire, devenue aujourd’hui une tribune ; derrière la tribune, on a dressé l’estrade du haut de laquelle le président doit diriger les débats. À droite et à gauche de la tribune et de l’estrade du président, d’immenses draperies rouges tombent entre les colonnes, et cachent ce côté de l’enceinte que la forme même du bâtiment condamne à rester inutile. Sur ces draperies rouges, voyez les ornemens noir et or qui complètent les couleurs de l’empire. Enfin, là-haut, là-haut, bien au-dessus de l’estrade, à l’extrémité des colonnes, regardez cette personnification de l’Allemagne, cette colossale Germania. Pourquoi faut-il, hélas ! que, malgré tous les efforts du peintre, il y ait sur cette noble figure beaucoup plus d’intelligence que de netteté, beaucoup plus de vertus mystiques que de bon sens et de résolution ? Fâcheux symbole, si c’en est un ; triste présage des destinées du parlement ! Mais le bruit, les cris, le tumulte des spectateurs, viennent nous distraire de ces pensées chagrines. L’amphithéâtre où siègent les députés est continué par de longues rangées de bancs, qui remplissent tout l’espace compris derrière les colonnes ; une foule bruyante occupe ces sommets, et, séparée du parlement par des balustrades, semble dominer l’assemblée comme la montagne domine la plaine. Ce n’est pas tout : bien au-dessus de ce second amphithéâtre, au niveau de cette belle Germania trônant comme une reine mystique sur les hauteurs, la grande galerie que supportent les colonnes est envahie par une multitude formidable. Deux mille personnes se heurtent dans ce forum tumultueux soulevé en l’air, on le dirait vraiment, pour mieux exprimer la souveraineté du peuple. Jamais les tribunes n’ont pesé plus lourdement sur une assemblée. Que vous semble de ces six cents députés pressés, dominés, enveloppés de toutes parts ? Qu’ils paraissent petits et faibles sous la rude main de la foule ! Le président du moins saura-t-il contenir les vagues et détourner les tempêtes ? Cette affectueuse bonhomie, cette bienveillance toujours prête, ce sourire qui jamais ne s’efface, est-ce assez pour gouverner une assemblée révolutionnaire ? Je crains bien que non. Qui sait cependant ? Il y a une indécision naïve qui peut ressembler à une tactique savante ; il y a des esprits embarrassés qui sont pris souvent pour de profonds politiques. S’il ne faut pas, même en Allemagne, heurter trop vivement la révolution, s’il convient de la saluer et de lui sourire, s’il y a de l’habileté à ne voir d’adversaires nulle part et à être enchanté de tout ce qui se passe, M. Mittermaier est le plus habile des hommes ; sa candeur désarmerait une émeute.

Le discours par lequel M. Mittermaier ouvrit la première séance de l’église Saint-Paul est tout rempli de cette complaisance banale que l’on n’a pas le courage de blâmer chez ce digne et illustre vieillard. Il y est question du géant qui s’éveille, c’est-à-dire de l’esprit du peuple, du peuple qui gagne son pain à la sueur de son front et qui réclame enfin une meilleure organisation de la société. Un peu plus loin, c’est une espérance donnée au parti modéré en des termes bibliques : l’esprit de l’ordre doit triompher, car il domine tout, le monde physique et le monde moral ; il est ce spiritus Dei qui était porté sur les eaux primitives, et qui débrouilla le chaos. Tous les partis devaient être contens. Ajoutez à cela que le vénérable professeur d’Heidelberg avait l’air de présider une réunion de famille, et que, souriant aux plus farouches montagnards, il les appelait toujours mes chers amis.

Je n’omettrai pas ici une circonstance qui caractérise assez bien cette assemblée des notables. Au moment où M. Mittermaier ouvrait la discussion sur le programme légué à l’assemblée par le comité d’Heidelberg, un député du duché de Bade, M. Mez, monta à la tribune et s’exprima ainsi : « Mes frères d’Allemagne, Franklin, le grand Franklin, l’homme de la raison, de la liberté et de la vertu, avait coutume de dire qu’il était profondément convaincu de la vérité de ce verset de la Bible : Si le Seigneur ne bâtit pas avec vous, vous bâtirez en vain. Mes frères, je déclare du haut de cette tribune que, comme Franklin, je crois fermement à ces paroles ; je déclare que, comme Frank lin l’a fait maintes fois, je prie le Seigneur de nous aider dans notre construction, pour qu’elle s’élève avec succès. C’est un grand édifice que nous voulons construire ; c’est d’un bon et puissant secours que nous avons besoin. Je prie donc M. le président d’engager tous les citoyens qui adoptent comme moi cette vérité suprême à exprimer leur adhésion en se levant. » À cette proposition, tout empreinte qu’elle fût d’une fausse bonhomie déclamatoire, l’assemblée entière se leva. L’esprit de l’Allemagne du sud, on le voit aisément, dominait dans le parlement des notables. Les révolutionnaires de Bade, de Francfort, du Wurtemberg, à ce moment-là surtout, étaient médiocrement initiés à l’athéisme des radicaux de Berlin ; ni M. Arnold Ruge, ni M. Charles Grün, ni M. Rauwerck, les dignes maîtres de M. Proudhon, ne siégeaient à cette première assemblée de Francfort. Les radicaux que Berlin y avait envoyés étaient tous, en attendant mieux, des agitateurs modérés ; ils n’avaient pas porté la révolution dans le ciel et détrôné le Créateur. Les humanistes de la jeune école hégélienne voient dans la divinité un simple reflet de nous-mêmes, et veulent bien avertir le genre humain qu’il est depuis six mille ans prosterné devant son ombre : l’assemblée des notables ne contenait aucun des fidèles de cette nouvelle église. Les plus hardis en fait de révolutions religieuses, ce n’étaient ni M. Bruno Bauer ni M. Feuerbach ; c’étaient un pasteur rationaliste, M. Wislicenus, et l’ancien chapelain de Laurahutte, le fondateur infortuné du catholicisme allemand, le médiocre et emphatique Jean Ronge. Voilà comment la solennelle proposition de M. Mez fut accueillie avec un empressement unanime. M. Vogt lui-même, le seul athée qui pût représenter l’école hégélienne parmi les notables, tout surpris sans doute de cette adhésion spontanée et vraiment dépaysé au milieu de tant de croyans, M. Vogt ne protesta pas.

Aussitôt la discussion fut ouverte. Le comité d’Heidelberg avait transmis aux notables un programme complet pour guider leurs délibérations. C’était une manière de gagner du temps. L’assemblée des notables aurait été obligée de nommer une commission pour préparer ce travail ; le comité des sept, siégeant à Heidelberg pendant tout le mois de mars, avait épargné cette peine à l’assemblée, et lui fournissait le moyen de commencer immédiatement ses délibérations. Ce programme du comité des sept, fortement empreint de l’esprit monarchique et constitutionnel, devait être attaqué et défendu avec une ardeur opiniâtre ; ce fut la première bataille rangée que se livrèrent à Francfort la démagogie et la liberté, l’esprit de révolution et l’esprit de réforme. À peine M. Mittermaier avait-il achevé de lire le premier paragraphe du programme des sept, qu’un orateur s’élance à la tribune : c’est M. de Struve, le chef des républicains badois. Sans se soucier du programme d’Heidelberg, il fait une proposition qui est elle-même un programme tout entier, et quel programme, juste ciel ! Avec quels ménagemens habiles ce grand politique va préparer les transformations de son pays ! Par quelles transitions inaperçues, par quels chemins naturellement frayés il va conduire ses compatriotes vers ce but si sérieux de l’unité allemande ! Comme il se gardera bien de heurter les opinions et d’accumuler les obstacles là où les obstacles sont déjà si nombreux ! Le programme de M. de Struve se termine par cet article qui me dispense de citer les autres : « Les royautés sont abolies. Elles sont remplacées par des parlemens issus du suffrage universel, à la tête desquels siégeront des présidens élus aussi par le suffrage du peuple. Tous ces parlemens seront unis par des liens communs, à l’exemple des États-Unis de l’Amérique du Nord. »

Puis, après une proclamation adressée au peuple à la suite de ce programme, M. de Struve terminait ainsi : « Nous siégerons à Francfort jusqu’à ce qu’une assemblée nationale librement élue puisse prendre en main les affaires du pays. Dans l’intervalle, nous élaborerons les projets de lois, et, par l’installation d’une commission exécutive, nous préparerons la régénération de l’Allemagne. » La question était nettement posée ; c’était la révolution, une révolution complète, radicale, que décrétait M. de Struve. Cette netteté même, on le pense bien, éloignait le péril ; la proposition de M. de Struve était trop intelligible pour être bien dangereuse. Un tacticien plus expert s’empressa de venir à son aide. Voyez ce petit homme aux yeux clairs et perçans, à l’attitude froide et résolue ; c’est un avocat saxon, M. Schaffrath. M. Schaffrath n’a pas la verve étourdie de M. de Struve, il ne parle ni de république ni de gouvernement provisoire. Que vient-il discuter à la tribune ? — Une simple question de forme. L’assemblée nommera un comité chargé d’examiner non-seulement le programme d’Heidelberg, mais tous les programmes, toutes les propositions qui lui seront faites ; c’est tout ce que demande M. Schaffrath. — Il professe, dit-il, la plus sincère estime pour les sept membres du comité d’Heidelberg ; mais ce comité a-t-il été élu par l’assemblée de Francfort ? est-il l’expression de cette assemblée nouvelle ? Depuis le jour où ce comité s’est réuni, tout un mois ne s’est-il pas écoulé ? Un mois, depuis le 24 février, c’est plus qu’un siècle. Que de choses changées pendant ce long intervalle ! L’ancien régime vaincu à Berlin et à Vienne, M. de Metternich en fuite, le Schleswig délivré du joug danois, l’Allemagne entière en possession des libertés constitutionnelles ! Nommez donc un comité qui soit l’expression fidèle de l’assemblée et qui ait l’autorité nécessaire pour préparer efficacement vos travaux. — Encore une fois, l’orateur semble ne traiter qu’une simple question de procédure : prenez garde cependant ; à l’insistance qu’il y met, à l’âpreté de sa logique, vous devez sentir qu’il s’agit d’une chose grave. Si la proposition de M. Schaffrath est votée, la commission s’assemble, les programmes se succèdent sans relâche, et ce parlement des notables, convoqué surtout pour faire la loi des élections, va devenir peu à peu une convention souveraine qui ajournera indéfiniment la véritable assemblée nationale.

Le comité d’Heidelberg sentit l’imminence du danger. La proposition de M. Schaffrath menait par un chemin détourné au but que proclamait si maladroitement M. de Struve. Un des membres éminens de ce comité, M. Welcker, prend aussitôt la parole : « Messieurs, dit-il, toute la question est de savoir si vous entendez prolonger la situation extraordinaire de cette assemblée. »Et, dévoilant la tactique de M. Schaffrath, il demande s’il est bien, si c’est un acte loyal de retarder la convocation du vrai parlement germanique. Ces simples paroles que lui dicte le bon sens sont prononcées par M. Welcker avec une animation prodigieuse ; une colère mal contenue éclate dans l’émotion de sa voix, dans la vivacité de son langage. Il n’y aura pas de malentendu, la gravité de la discussion a été comprise par tous ; il est clair que, dans cette question de règlement, c’est la révolution régulière et la démagogie aventureuse qui sont aux prises. M. Gervinus, qui remplace M. Welcker à la tribune, n’était pas membre du comité des sept ; il était de cette réunion des cinquante et un d’où sont sortis et le comité des sept et le parlement des notables. Le comité des sept, a dit M. Schaffrath, ne représente plus rien ; c’est à cela que répond M. Gervinus en quelques paroles nettes et hautaines. « La proposition de M. Schaffrath, s’écrie-t-il, aura cette conséquence nécessaire de substituer au programme du comité qui existe le programme d’un comité qui n’existe pas. Je prie M. le président de demander à l’assemblée si elle est de cet avis. » On ne pouvait mieux poser la question et provoquer plus clairement la réponse ; par malheur, l’indécision de M. Mittermaier faillit tout perdre ; ses scrupules lui défendirent de fermer si tôt le débat, et la bataille recommença de plus belle.

C’est M. Robert Blum qui vint appuyer la proposition de M. Schaffrath, et il le fit avec une douceur, avec une tranquillité singulières. Beaucoup plus modéré dans la forme que ne l’avait été M. de Struve, M. Schaffrath avait montré cependant une certaine vivacité de légiste ; M. Robert Blum, cité par quelques-uns comme le futur O’Connell de l’Allemagne, et qui devait mourir si misérablement, victime à la fois et des entraînemens de la démagogie et des vengeances de l’absolutisme, M. Robert Blum débuta au parlement des notables avec une sorte de bonhomie naïve qui révélait chez lui un talent fort original, le talent d’un diplomate au service des passions populaires. « Le comité des sept a fait son programme, disait Robert Blum, laissez-nous faire le nôtre, » Et cette pétition était débitée d’un ton si débonnaire ! il y avait tant de candeur dans cette façon d’arranger les choses ! on voit que de M. de Struve à Robert Blum, de la menace à la caresse, on avait parcouru toute la gamme de l’éloquence démocratique. Aussi le débat, si sérieux tout à l’heure, prenait une physionomie plaisante, et plus d’un esprit déconcerté cherchait vainement un point lumineux dans les ténèbres de cette discussion. Ne demandez pas cette éclaircie à l’orateur qui remplace M. Robert Blum. M. le docteur Eisenmann, l’un des martyrs de l’ancien régime, l’un des hôtes les plus assidus des prisons de la Bavière rhénane, monte à la tribune pour soutenir le comité des sept ; mais M. Eisenmann n’aime pas à s’enrôler sous une bannière. Son rôle de conspirateur émérite et de prisonnier perpétuel, bien loin d’irriter son humeur, lui a donné le goût d’une originalité paisible. En le voyant monter à la tribune, tous ceux qui se rappellent sa longue captivité si noblement soufferte s’attendent à une parole énergique, à une pensée résolue : vain espoir ! l’originalité de M. Eisenmann consiste à dérouter ses amis. Le comité des sept propose un programme que la gauche trouve trop timide ; M. Eisenmann le déclare excessif et engage l’assemblée à ne rien faire. La discussion allait se traîner encore au milieu de ces bizarreries, si un homme résolu, s’emparant du débat et le gouvernant avec force, n’eût rallié la majorité indécise par la sûreté de son coup d’œil et l’autorité de sa parole. Voyez-le monter à la tribune ; regardez ce beau front, cet œil fier, ce geste superbe ; voilà, un chef de parti. Ce parlement des notables et celui qui en sortira un jour ne produiront pas un homme d’état plus considérable. Si quelqu’un doit régner sur cette assemblée sans expérience qui fait son éducation en face de l’Europe et sous la pression d’un auditoire révolutionnaire, si quelqu’un est digne de représenter le parlement de Francfort, de le contenir parfois, de le charmer toujours, et peut-être de se perdre follement avec lui, — regardez bien, — c’est le noble orateur qui prend en ce moment la parole, c’est M. le baron Henri de Gagern.

Ce n’est pas ici que je veux peindre M. de Gagern. Les occasions ne nous manqueront pas pour placer ce portrait dans son meilleur jour. Attendons que le brillant orateur préside le parlement de Francfort, attendons surtout qu’il remplace M. de Schmerling à la tête du ministère de l’empire. C’est alors que le rôle de M. de Gagern acquiert toute sa valeur et qu’il convient d’étudier en détail cette personnalité puissante. Un mot seulement pour introduire M. de Gagern au milieu de la lutte qui s’agite. Fils d’un homme qui a joué un certain rôle dans la diplomatie allemande, M. Henri de Gagern fut de bonne heure entouré d’exemples et de conseils qui décidèrent de sa vocation politique. Cette pratique des affaires qui fait si cruellement défaut, dans les temps de révolutions, aux hommes d’état improvisés, ne manquait pas à M. de Gagern quand les événemens de 1848 le portèrent tout à coup au pouvoir. Sans être complète, on le verra bien, son éducation avait été sérieuse et forte. Chargé, bien jeune encore, de fonctions importantes dans l’administration du grand-duché de Hesse-Darmstadt, il avait trente-trois ans quand les électeurs l’envoyèrent à la chambre des députés. Il est entré dans cette chambre au mois de décembre 1832, et il n’en est plus sorti que pour siéger aux assemblées de Francfort. On a trop peu suivi, en France, le travail de l’Allemagne méridionale depuis 1830. Dans ces assemblées du duché de Bade, de la Hesse-Darmstadt, du Wurtemberg, de la Bavière, si restreintes que fussent les garanties constitutionnelles et les libertés de la tribune, des esprits éminens maintenaient avec habileté les droits conquis et luttaient contre les envahissemens de la diète. Soutenues sans espérance de gloire sur un théâtre obscur, ces nobles luttes n’étaient pas sans profit pour l’opposition libérale. Des hommes d’état y grandissaient, et, tandis que l’Allemagne du nord, avant la belle session parlementaire de Berlin en 1847, dépensait toute sa force dans les systèmes et les utopies, les chambres de Carlsruhe, de Stuttgart, de Darmstadt, préparaient des intelligences claires et des volontés droites pour les discussions de l’avenir. C’est là que s’est formé M. Henri de Gagern. M. de Gagern n’est ni un penseur, ni un écrivain, comme le sont presque tous les hommes considérables de son pays ; c’est avant tout un esprit politique. Doué d’un sens vif et net, dressé au maniement des affaires, habile à découvrir le meilleur parti en toutes choses, il semble destiné au pouvoir. Pour user sagement de ce pouvoir, il lui reste encore sans doute bien des qualités à acquérir ; nous le verrons commettre bien des imprudences au parlement de Francfort. Tel qu’il est toutefois, et en attendant les leçons de l’expérience, c’est bien un homme politique, c’est bien un chef de parti qui va monter à la tribune dans cette première séance du 31 mars 1848. Cette réputation d’ailleurs l’y accompagnait déjà et augmentait sa force. Nommé ministre dans le duché de Hesse-Darmstadt, M. Henri de Gagern ajoutait à l’éclat de son talent l’autorité d’une position éminente ; un silence profond s’établit quand il se dirigea vers la tribune.

L’assemblée hésitait entre la proposition de M. Schaffrath et celle de M. Eisenmann, l’une qui créait une commission pour l’examen des divers programmes, l’autre qui ne voulait qu’une seule chose, la convocation la plus prochaine du parlement de l’Allemagne tout entière. La première proposition, nous l’avons dit, transformait le parlement préparatoire en un parlement définitif ; la seconde, tout-à-fait raisonnable en apparence, tout-à-fait conforme aux vrais principes constitutionnels, renfermait cependant un danger sérieux, que créait la gravité extraordinaire des circonstances, et que l’assemblée ne paraissait pas soupçonner. M. de Gagern, avec la sûreté de son regard, vit immédiatement le péril et le signala sans hésiter. « Bien qu’elle ne représente pas tout le pays, l’assemblée, pensait-il, n’a pas le droit de s’abstenir sur certaines questions. Ne nous laissons pas enchaîner par le respect exagéré du droit : Summum jus, sunmma injuria. La révolution agite l’Allemagne ; ne permettons pas qu’il y ait le moindre doute dans les esprits au sujet de certains points fondamentaux. Repousser le programme des sept ou tout autre programme équivalent, et ne faire que la loi électorale, c’est laisser croire qu’il y a un interrègne, que nous sommes un gouvernement provisoire, et que nous léguons à la future assemblée ce grand problème : la monarchie ou la république. Non, nous ne poserons pas ce problème, nous ne laisserons pas le doute aux esprits. Dans un moment où le pouvoir s’écroule, nous ne nous tairons pas sur une question si grave. Acceptons le programme des sept, ou, si nous ne l’acceptons pas, arrangeons-nous de manière à déclarer hautement que l’Allemagne, en voulant l’unité et la liberté, ne renonce pas au principe monarchique. » Tel est le résumé des hardies paroles de M. de Gagern ; la grande majorité de l’assemblée, éclairée d’une lumière subite, éclata en bravos. Il ne restait plus qu’à ouvrir le vote. L’irrésolution de M. Mittermaier prolongea encore la discussion au seul profit de l’intrigue et des passions turbulentes. En vain M. Waechter (de Stuttgart) reprend-il avec force l’argumentation de M. de Gagern ; un député de Brunswick, M. Assmann, comme pour embrouiller tout, présente un compromis entre la proposition Schaffrath et le programme des sept. L’indécision des esprits recommence déjà, et, profitant de l’occasion, M. Hecker demande à l’assemblée de se déclarer en permanence. Les tribunes applaudissent avec fureur ; les députés cherchent vainement où en est la délibération : le tumulte et la confusion sont au comble. Enfin, M. Mittermaier paraît se souvenir qu’il est président ; il met aux voix la question de savoir si le programme des sept sera soumis à une commission. C’est là, comme on voit, une partie seulement de la proposition Schaffrath ; la question n’était donc pas posée de manière à terminer clairement le débat. Aussi, quand l’assemblée, à une majorité assez forte, se fut prononcée négativement, on ne vit là qu’une victoire insignifiante ; le champ de bataille n’appartenait à personne, et la lutte recommença. Elle recommença avec une fureur et me confusion toujours croissantes. Voici M. Eisenmann qui soutient sa proposition par des motifs ou des scrupules de droit constitutionnel ; si M. Wesendonck l’appuie, c’est au contraire, et il s’en vante, parce qu’il y voit une arme révolutionnaire ; cette arme pourtant ne suffit pas au naturaliste hégélien de l’université de Giessen, et il faut voir avec quel emportement démagogique M. Vogt maudit à la fois et la proposition Eisenmann et le programme des sept. Où donc est M. de Gagern pour gouverner cette discussion qui s’égare ? M. Bassermann prend sa place, et, dans une improvisation pleine de force et de logique, il pose une seconde fois la question aussi clairement et aussi intrépidement qu’il est possible : « Voulez-vous la monarchie ou la république ? voulez-vous la réforme ou le bouleversement de l’Allemagne ? Soyez francs. La proposition Eisenmann crée une situation équivoque. Il n’y a que deux propositions en présence, le programme des républicains et le programme des sept ; j’adjure l’assemblée de faire son choix. » Qu’attendait-on pour voter après une explication si nette ? Pour la deuxième fois, le président était mis en demeure de terminer le débat, et pour la deuxième fois il s’y refusait. Était-ce indécision naturelle ? était-ce intimidation causée par les tribunes et désir d’épargner à l’assemblée un vote trop décisif ? Tout cela peut-être en même temps. Ce qu’il y a de sûr, c’est que M. Mittermaier penche pour la proposition Eisenmann et veut la mettre aux voix, au lieu de poser à l’assemblée la question si claire formulée par M. Bassermann. La majorité se révolte ; M. Welcker proteste énergiquement contre la position de la question, et il est remplacé à la tribune par M. Vogt, qui, dès le premier mot, lui jette comme un outrage le titre de plénipotentiaire à la diète. C’était lui dire insolemment qu’il n’était pas digne de siéger à ce parlement populaire. Aussitôt la colère de la majorité éclate ; un seul cri sort de toutes les bouches : À bas ! à bas de la tribune ! (Herunter aus der Tribune !) Chassé de la tribune par l’indignation qu’il a soulevée, le jeune hégélien va peut-être trouver quelque appui parmi les spectateurs qui se pressent dans les galeries. Le président se couvre, et la séance est interrompue pendant une heure.

Quand la séance fut rouverte, M. Mittermaier apporta à la tribune les excuses de M. Vogt. M. Robert Blum aussi, comme vice-président, fit entendre des paroles de conciliation, des conseils pleins de dignité et de calme. L’assemblée applaudit ; elle avait hâte de réparer elle-même et cette confusion violente de sa première séance et le triste incident qui l’avait terminée.

À travers le tumulte de cette orageuse matinée, malgré l’inexpérience des uns et l’entraînement révolutionnaire des autres, un symptôme rassurant s’était produit à l’assemblée des notables ; le parti démagogique y était bien inférieur en nombre et en talent au parti de la réforme. Que le programme des sept fût admis, que la proposition Eisenmann fût repoussée, il n’y avait pas là, en apparence, un intérêt bien considérable. L’intérêt, pressant, c’était que le parti libéral montrât sa force, c’était que l’influence de ce grand parti, clairement manifestée au sein de l’assemblée, pût protéger et guider l’opinion publique jusqu’à la convocation de l’assemblée nationale. Ce résultat, M. de Gagern, M. Welcker, M. Bassermann, l’avaient préparé par leurs discours. L’assemblée commençait à se faire connaître ; les forces de chaque parti se dessinaient clairement ; entre la réforme, comme l’avait dit M. de Gagern, et le bouleversement de l’Allemagne, on pouvait prédire à coup sûr de quel côté se tournerait l’assemblée.

On reprit donc la discussion sur la proposition Eisenmann sans y attacher désormais la même importance. La première partie fut admise, c’est-à-dire que l’assemblée résolut de commencer ses travaux par la loi électorale. C’était là une grave et difficile entreprise ; c’est aussi une des choses qui ont fait le plus d’honneur à l’assemblée des notables. Une assemblée formée par quelques hommes, réunie avec éclat dans la ville où l’on couronnait les empereurs, délibérant d’une manière solennelle, faisant enfin et promulguant la loi en vertu de laquelle tous les peuples de l’Allemagne, depuis le Rhin jusqu’aux frontières russes, depuis la mer Baltique jusqu’aux Alpes tyroliennes, choisiront leurs députés pour un grand parlement national, — tel est le spectacle extraordinaire qui fut donné à l’Europe au mois d’avril 1848.

Il y avait plus d’un problème à résoudre. — Quelles seront les parties de la confédération germanique représentées à l’assemblée nationale ? Quel rapport fixer entre l’importance de la population et le nombre des députés ? Quel sera le mode de l’élection ? où se fera-t-elle ? N’y aura-t-il qu’une assemblée, ou bien les gouvernemens seront-ils aussi représentés dans un congrès ? — Sur le premier point, l’orgueil allemand devait se donner des libertés singulières, et l’on va voir se déclarer avec candeur toutes les prétentions du patriotisme le plus jaloux. Qu’est-ce que l’Allemagne ? se demande l’assemblée. Où commence-t-elle et où finit-elle ? D’après les doctrines de Hegel, l’Allemagne ne finirait nulle part ; car, si l’Europe mène le monde, c’est l’Allemagne qui mène l’Europe, et le sang germanique a créé l’humanité moderne. Les politiques du pays veulent bien ne pas être aussi exigeans que les philosophes ; ils se contentent de quelques bonnes conquêtes sur les frontières. Le Schleswig vient de se révolter contre le roi de Danemark ; l’assemblée décide que le Schleswig enverra ses députés à Francfort. Ce sont deux délégués du Schleswig, M. Lempfel et M. Schleiden, qui provoquent cette décision au milieu des frénétiques applaudissemens de l’assemblée et des tribunes. La décision est prise à l’unanimité. Un seul député, M. Schwetzke, professeur à Halle, ose se lever à la contre-épreuve. C’est ainsi qu’une seule protestation s’éleva contre le serment du jeu de paume, attestant par là l’indépendance des autres votes. Dans ces questions d’influence germanique, l’esprit allemand est aussi enthousiaste que nous l’étions en 89 pour les droits de la révolution. La question du Schleswig, nous le verrons plus d’une fois, a été et est encore pour l’Allemagne une de ces fantaisies ardentes avec lesquelles les démagogues soulèvent les peuples ; c’est elle qui a fait couler le sang de septembre, c’est elle qui a livré aux assassins le brave colonel Auerswald, le brillant et intrépide Lichnowsky.

Ce n’était pas assez d’avoir voté l’annexion du Schleswig au futur empire d’Allemagne ; on réclama bientôt une province de l’ancienne Pologne. Personne n’ignore que le grand-duché de Posen, donné à la Prusse lors du partage de la Pologne en 1772, fait partie des états prussiens sans appartenir à la confédération germanique. Décider que le duché de Posen enverrait ses députés à Francfort, c’était donner à l’empire presqu’un million de Polonais. Une discussion confuse s’éleva sur ce point ; les uns, dans leur patriotisme orgueilleux, ne voulaient abandonner aucune des prétentions germaniques ; les autres, plus soucieux du droit, craignaient de trop mettre à découvert l’ardeur envahissante de l’Allemagne et réclamaient en faveur de la Pologne. M. Leisler (de Nassau) et M. Biedermann (de Leipzig) osèrent même demander le rétablissement du royaume de Pologne dans les limites de 1772. Ce vœu, si populaire en France, ne sonne pas agréablement aux oreilles germaniques. Sans aller jusque-là, M. Venedey proposait seulement de laisser aux Polonais du duché de Posen toute l’indépendance qui leur a été réservée, et de ne pas décréter leur annexion à l’empire. Quelques autres, tels que M. de Gagern et M. de Struve, étonnés cette fois de se trouver d’accord, songeaient surtout aux Allemands qui habitent la province de Posen, et demandaient qu’ils fussent invités à élire des représentans. L’assemblée paraissait fort embarrassée. Devait-elle voter magnanimement le rétablissement de la Pologne ? Devait-elle continuer le cours de ses victoires et s’emparer du duché de Posen avec ses boules blanches, comme elle avait conquis le Schleswig sans coup férir ? Il semble, en vérité, qu’elle ait voulu satisfaire tout le monde. Elle déclara, sur une proposition de M. Robert Blum, que tous les pays de langue allemande seraient représentés à l’assemblée nationale : c’était proclamer le principe fondamental de l’orgueil teutonique et flatter ses plus chimériques prétentions ; mais elle déclara en même temps, sur une proposition de M. de Struve, que le devoir le plus saint du peuple allemand était de rétablir la Pologne. Comprenne qui pourra ce singulier amalgame ! L’assemblée elle-même ne paraissait pas savoir très bien ce qu’elle avait voté en acceptant la vague phraséologie de Robert Blum M. Mittermaier lui expliqua son vote. L’assemblée avait décidé que la Prusse proprement dite, cette province dont Kœnigsberg est la capitale, et qui ne fait pas partie de la confédération germanique, entrerait désormais dans l’unité et enverrait ses députés à Francfort ; mais elle avait décidé aussi (il était permis de l’ignorer) que le duché de Posen ne serait pas incorporé à l’empire. La justice l’avait emporté sur l’esprit de conquête. Le Schleswig suffisait aux teutomanes ; on voulait bien réserver les droits de la Pologne.

Après cette confuse délibération, dans laquelle, selon la remarque très sensée de M. Wernher (de Darmstadt), on avait si longuement et si inutilement débattu une nouvelle carte d’Europe pour l’année 1900, l’assemblée passa à des sujets moins périlleux pour elle. Quel rapport convenait-il d’établir entre le nombre des représentans et l’importance de la population ? On décida qu’il y aurait un député par cinquante mille ames ; les états dont la population n’atteindrait pas ce chiffre n’en auraient pas moins un représentant à élire. Un singulier incident troubla la fin de cette séance : tandis qu’on délibérait sur le nombre des députés, M. Mittermaier annonça tout à coup à l’assemblée qu’une foule considérable d’hommes armés marchait sur l’église Saint-Paul. À ces mots commence un tumulte épouvantable. Les tribunes poussent des cris de joie. « Voilà le peuple ! crient des voix furieuses, ce peuple que vous ne voulez pas entendre ! Il vous montrera le chemin ! » Les hommes de la gauche, croyant déjà voir entrer le souverain, joignent leurs acclamations aux cris forcenés des tribunes. La droite indignée se lève et apostrophe violemment MM. Hecker et Struve. Ce n’était pourtant pas une révolution, ce n’était même pas une émeute ; une collision survenue entre la garde nationale de Francfort et une bande de démocrates avait causé tout ce bruit. Le calme se rétablit bientôt, s’il peut être question de calme à propos d’une assemblée politique inquiétée sans cesse par les tribunes et livrée par un président trop débonnaire à tous les hasards tumultueux d’une discussion sans frein.

Ainsi se termina la première journée du parlement des notables. Beaucoup d’inexpérience, beaucoup de discours emphatiques et médiocres, des discussions confuses, des incidens nuisibles à la dignité de tous, une déplorable pression des tribunes sur l’assemblée, voilà la part du mal ; la part du bien, ce fut l’attitude du parti de l’ordre, du parti sérieusement libéral, qui, indécis d’abord et mal sûr de lui-même, se forma dès la première séance à l’appel de M. de Gagern.

La première séance du second jour (1er avril) fut consacrée à la loi électorale. Tout citoyen allemand parvenu à sa majorité fut déclaré électeur et éligible, sans aucune condition de cens, sans aucune exclusion fondée sur les croyances religieuses, décision grave qui racheta d’un seul mot tous les Juifs d’Allemagne et termina une fois pour toutes cette contestation séculaire sur laquelle les esprits les plus libéraux n’avaient pu se mettre d’accord ! Privés, la veille encore, de presque tous les droits politiques, de toutes les fonctions importantes, chassés même d’un grand nombre de villes, les Juifs furent élevés le 1er avril à la dignité de citoyens. L’assemblée s’attacha surtout à poser les principes, suffrage universel, éligibilité universelle, sans aucune autre condition que celle de l’âge et de la nationalité. Quant à l’exécution même de la loi, quant à la question de savoir si le suffrage serait direct ou indirect, elle s’en remit à la sagesse des gouvernemens et les laissa libres de décider sur ce point, selon les convenances particulières de chaque pays, selon les nécessités de l’ordre public. Elle voulut cependant faire connaître sa pensée propre et déclara que le suffrage universel et direct était le mieux approprié à la situation du pays. On vota encore une autre disposition importante : il fut décidé que les députés pouvaient être choisis dans tous les pays allemands ; un Prussien avait le droit de représenter l’Autriche, un Autrichien pouvait représenter la Saxe, ou plutôt on ne voulait pas de députés autrichiens ou prussiens, westphaliens ou saxons : on ne voulait que les députés de l’Allemagne. Par malheur, cette décision ressemblait un peu trop à la conquête du Schleswig et du duché de Posen ; il est plus facile de rédiger un article de loi que de le faire passer dans les mœurs. Lorsque notre assemblée constituante détruisit les vieilles circonscriptions provinciales, elle ne fit, selon l’expression de M. Mignet, que décréter une révolution déjà faite ; l’Allemagne, nous le verrons trop par la suite de cette histoire, décrétait une révolution impossible. Ce ne furent pas des députés allemands, ce furent des Autrichiens et des Prussiens, des hommes du nord et des hommes du midi, des catholiques et des protestans, qui vinrent siéger à Francfort.

Des questions plus graves et plus irritantes se présentèrent à la séance du soir. On avait décidé le matin que le parlement de Francfort se réunirait dans les premiers jours du mois de mai : du 1er avril au 1er mai, quel serait le représentant de l’Allemagne nouvelle ? Laisserait-on aux gouvernemens le soin de surveiller, le soin d’accomplir l’œuvre révolutionnaire de l’assemblée des notables ? Ne fallait-il pas se déclarer en permanence et ne déposer le pouvoir qu’entre les mains du parlement national ? Les orateurs qui ouvrirent la discussion demandèrent énergiquement la permanence, et l’assemblée paraissait disposée à les suivre, lorsque M. Welcker monta à la tribune. « Messieurs, dit-il, je veux comme vous l’exécution la plus prompte et la plus complète de la loi électorale que nous venons de voter ; mais ce n’est pas sur une assemblée de six cents députés que nous pouvons nous reposer de ce soin. Voilà pourquoi je repousse la permanence. Nommons un comité exécutif, un comité puissant et résolu, qui sache s’entendre avec la diète pour obtenir des gouvernemens de l’Allemagne le respect de nos décisions. Ne l’oubliez pas, en effet : la diète existe ; elle existe épurée, transformée déjà, et elle ira se transformant encore chaque jour sous l’influence de l’esprit nouveau, sous l’action des événemens dont nous sommes nous-mêmes le plus éclatant témoignage. Cette diète, ce congrès qui représente les gouvernemens, c’est la dernière force qui reste au pouvoir au milieu des agitations du pays ; ne détruisons pas cette force, si c’est la réforme et non le bouleversement de l’Allemagne que nous désirons. » Tel est le résumé des paroles de M. Welcker, et aussitôt les applaudissemens éclatent. Ces conseils pleins à la fois de hardiesse et de modération, ce grand sentiment de l’ordre joint au sentiment non moins vif des devoirs de l’Allemagne nouvelle, avaient enthousiasmé une partie de l’assemblée. Cependant la gauche proteste, et les tribunes poussent des clameurs furieuses. Alors les députés du centre et de la droite, debout et interpellant les spectateurs : « Vous ne nous intimiderez pas ! point de terrorisme ! Nous voulons délibérer librement ! » Le désordre devient général, et M. Welcker a besoin de toute son énergie pour dominer le tumulte. « Je renouvelle ma proposition, s’écrie-t-il avec force ; je demande que le comité s’entende avec la diète. Devant une institution régénérée, les vieilles attaques n’ont plus de sens. Avez-vous un autre intermédiaire pour parler aux gouvernemens ? Avez-vous un autre organe pour agir sur la Prusse et sur l’Autriche ? Vous n’en avez aucun : sachez donc vous servir de celui-là. »

M. Hecker, ou le pense bien, n’est pas de cet avis ; ce qu’il veut, ce qu’il demande avec force déclamations emphatiques, c’est la permanence de l’assemblée et la suppression de la diète. Chose étrange ! Presque tous les députés qui lui succèdent à la tribune semblent d’accord avec les républicains. Sur une vingtaine d’orateurs, à peine en est-il trois qui s’unissent à la pensée de M. Welcker ; leurs noms méritent d’être signalés : c’est M. Ruiler (d’Oldenhourg), M. Venedey, et le futur ministre de l’empire pour les affaires étrangères, un avocat d’Hambourg, M. Heckscher. Soit entraînement involontaire, soit rancune invétérée contre le nom seul de la diète, soit désir de conserver pendant un mois une part de souveraineté, les plus modérés inclinent du côté de M. Hecker. Ils savent bien cependant que la diète est profondément modifiée, ils savent que les gouvernemens ont remplacé leurs anciens envoyés par des hommes éminens du parti libéral, ils savent que M. Welcker, que le poète Uhland, que plusieurs autres encore y ont pris place et y feront triompher l’esprit nouveau ; mais non, ils ne veulent rien savoir, la rancune l’emporte, et, pour satisfaire des haines surannées, l’assemblée va se jeter follement dans une voie révolutionnaire. Le danger presse ; il est temps qu’une voix puissante vienne rallier les troupes dispersées. M. Henri de Gagern est à la tribune. M. de Gagern reprend, pour l’agrandir, la proposition de M. Welcker. Il veut un comité, un comité qui sera plus fort que l’assemblée des notables, parce qu’il sera moins nombreux ; un comité qui sera une plus fidèle image de la patrie, parce qu’il devra contenir dans son sein des représentans de tous les pays allemands ; un comité qui aura toute puissance et toute autorité pour négocier avec la diète. « La diète ! c’est un cadavre, s’écrie M. de Struve. — Si c’est un cadavre, reprend M. de Gagern, nous lui rendrons la vie en y introduisant des hommes investis de la confiance populaire, comme il y en a déjà depuis les derniers événemens. Débarrassez-vous, pour une situation nouvelle, de tous vos vieux préjugés. Attaquer aujourd’hui la diète, c’est un anachronisme. Qu’est-ce que la diète en effet ? L’image de l’unité. Que ses anciens membres ne soient plus que des cadavres, cela est possible ; mais la diète elle-même, je nie qu’elle soit morte, et vous devez le nier avec moi, vous qui êtes rassemblés dans l’église Saint-Paul pour préparer l’unité de l’Allemagne. Loin de désirer sa mort, souhaitons que la diète soit une vérité ; et elle deviendra une vérité féconde, quand nous y aurons installé les hommes qui ont la confiance de la nation. Encore une fois, ce n’est pas pour détruire, c’est pour édifier que nous siégeons ici ! » Enfin, formulant ses conclusions, M. de Gagern propose qu’un comité de cinquante membres soit chargé de faire adopter par la diète toutes les mesures nécessaires au salut de l’Allemagne et à la convocation du parlement, Si la patrie courait de sérieux dangers, le comité réunirait aussitôt l’assemblée des notables d’où il émane. — J’ai résumé fidèlement la pensée de M. de Gagern ; mais comment rendre l’émotion de sa parole, comment rendre cet accent de persuasion énergique qui rétablit l’ordre dans les esprits et emporte les décisions d’une grande assemblée ? Dès qu’il eut parlé, la discussion fut close. En vain M. Hecker voulut-il la prolonger encore ; en vain, pour effrayer quelques esprits timides, demanda-t-il le vote par appel nominal : cette mauvaise tactique ne servit qu’à mieux constater la faiblesse du parti républicain. 368 voix contre 148 repoussèrent la permanence et se décidèrent pour un comité de cinquante membres chargé de préparer avec la diète la convocation de l’assemblée nationale.

Vaincu le 1er avril comme il l’avait été le 31 mars, le parti démagogique voulut prendre le lendemain une éclatante revanche. Une scène théâtrale, sur laquelle on comptait beaucoup pour soulever le peuple de Francfort, fut préparée et répétée avec soin. Il s’agissait d’une proposition tendant à expulser de la diète les hommes qui y représentaient l’absolutisme ; et comme les termes de cette proposition devaient, selon toute vraisemblance, être repoussés par l’assemblée, la gauche indignée se retirerait en masse. La proposition, signée de MM. Zitz (de Mayence), Vogt, d’Itztein, Strecker, et autres députés de la montagne, était conçue ainsi : « Avant de travailler à la convocation de l’assemblée nationale, la diète annulera les lois d’exception qu’elle a faites depuis 1815, et elle expulsera de son sein les hommes qui ont contribué au vote ou à l’exécution de ces lois. » Au premier coup d’œil, rien n’était plus acceptable que cette proposition. Personne, assurément, dans l’assemblée des notables, n’hésitait à déchirer les iniques décrets de 1819, personne ne désirait retenir dans les conseils de la diète les ministres d’un absolutisme détesté. Par malheur, si la pensée était nette, la rédaction ne l’était pas. Il y avait un danger sérieux dans les termes du décret proposé. Exiger que la diète se reconstituât d’une manière complète avant de s’occuper de la convocation du parlement, c’était retarder de plusieurs semaines peut-être un travail d’une urgence manifeste ; c’était se servir d’une ruse hypocrite pour assurer à l’assemblée cette permanence qu’un vote solennel avait repoussée la veille. L’assemblée fut avertie de cette manœuvre par un très ferme et très spirituel discours de M. Bassermann. M. Bassermann n’eut pas de peine à démontrer que la proposition de la gauche était une manière détournée de déclarer la permanence. Il ne fallait pas cependant que la gauche pût accuser l’assemblée de favoriser les agens du despotisme et de souhaiter le maintien des lois d’exception : que fit l’ingénieux tacticien ? Il changea un seul mot dans le texte de la proposition. Au lieu de dire « Avant de travailler à la convocation de l’assemblée nationale, » M. Bassermann disait : « En travaillant à la convocation de l’assemblée nationale, etc… » Grace à cette correction habile, tous les intérêts étaient saufs ; l’assemblée condamnait les actes de l’ancienne diète, et elle n’entravait pas la tâche si importante dont la diète nouvelle était chargée. Il était impossible de déjouer plus spirituellement la conspiration de la gauche. La gauche, on le devine aisément, n’accepta pas la rectification de M. Bassermann ; ce qu’elle voulait, ce n’était pas seulement la condamnation de l’absolutisme et le rejet des lois d’exception : c’était surtout un prétexte de rupture. Ce prétexte, elle l’avait trouvé ; bien habile qui aurait pu lui enlever une occasion de scandale ! On vit donc se succéder à la tribune tous les agitateurs du duché de Bade ; M. Kapp, professeur à Heidelberg, se fit remarquer entre tous par l’intempérance grossière de sa mauvaise humeur. Pendant plus de deux heures, l’éloquence démagogique s’évertua sur un prétexte : pendant plus de deux heures, il fallut subir toute cette indignation à froid et toutes ces colères hypocrites. Enfin le vote est ouvert, et l’amendement de M. Bassermann est admis par une majorité considérable. Aussitôt le mélodrame préparé s’exécute tant bien que mal. M. Hecker et M. de Struve, M. Zitz et M. Vogt se retirent majestueusement, entourés de leurs fidèles. Par malheur, tous les mécontens ne gagnèrent pas le mont Aventin. Il en et qui trouvèrent cette conduite indigne de gens sérieux, et qui refusèrent nettement de s’associer à une telle puérilité. M. Raveaux (de Cologne) donna ce bon exemple ; il déclara, au milieu du tumulte, qu’il avait voté contre l’amendement de M. Bassermann, mais qu’il se soumettait à la majorité et ne quitterait pas son poste. Cette loyale conduite arrêta beaucoup d’esprits indécis. M. Robert Blum lui-même parut fort embarrassé ; il allait et venait, il sortait et rentrait tour à tour. J’ai déjà dit que M. Robert Blum était un diplomate Esprit plein de sens, cœur faible, il était trop engagé avec les fous pour revenir sur ses pas, et il a employé long-temps une habileté prodigieuse à se maintenir dans une position fausse. Malheur à l’homme généreux que sa faiblesse rend esclave de la démagogie ! Suspect à son parti, il sera poussé tôt ou tard dans les voies fatales de la violence. La fin tragique de Robert Blum l’a trop bien prouvé ; ce n’est pas seulement la justice sommaire du prince Windischgraetz qui doit se reprocher cette mort : Robert Blum, nous le verrons bientôt, a été frappé par les siens.

Le lendemain, 3 avril, M. Mittermaier, en ouvrant la séance, eut la joie de lire à l’assemblée un message bien significatif de M. le comte Waldsee-Colloredo, président de la diète. M. le comte Colloredo annonçait que la diète, prévenant les désirs de l’assemblée des notables, avait déjà, dans sa séance du 10 mars, annulé toutes les lois d’exception. Il ajoutait que, parmi ses collègues, tous ceux dont les actes politiques antérieurs n’étaient pas d’accord avec la situation présente avaient envoyé on enverraient bientôt leur démission. Ainsi l’ancienne diète, transformée déjà par l’introduction de M. Welcker et de ses amis, disparaissait devant la volonté des notables, et faisait place à un pouvoir nouveau, à un pouvoir libéral et intelligent, expression fidèle des exigences de la patrie. Cette victoire rappelait à tous les esprits une coïncidence extraordinaire. Quinze années auparavant, et précisément à pareil jour, le 3 avril 1833, une troupe d’insurgés avait voulu s’emparer de la ville où siégeaient les plénipotentiaires des cabinets allemands. Cette folle tentative avait jeté dans la prison ou dans l’exil un grand nombre des hommes assis aujourd’hui sur les bancs de l’église Saint-Paul et qui venaient de recevoir l’abdication de la diète. Ce simple rapprochement exprimait d’une manière dramatique les conquêtes du parti libéral. Le mouvement pacifique de la révolution se développait avec grandeur ; rien ne gênait plus sa marche ; les lois de 1819 étaient déchirées, et les anciens chefs de l’opposition à Carlsruhe, à Stuttgart, à Berlin, étaient les délégués des souverains dans les conseils de la diète. Belle situation, mais pleine d’inquiétudes ! Responsabilité terrible pour l’Allemagne nouvelle et pour l’assemblée qui la représentera bientôt ! L’Allemagne va montrer si elle était digne de cette victoire, ou bien si, entraînée par un fol enthousiasme, elle doit ne poursuivre que des chimères et se précipiter dans les entreprises violentes qui la ramèneront sous le joug.

Si ces inquiétudes troublèrent plus d’un esprit clairvoyant le 3 avril 1848, elles disparurent bientôt dans la joie du triomphe. Cette dernière séance fut consacrée à la nomination du comité des cinquante. On avait retardé le scrutin de quelques heures pour laisser aux dissidens de la veille le temps d’écouter les conseils de la raison et de revenir à leur poste. Ils revinrent en effet, ramenés par M. d’Itztein, et dissimulant tant bien que mal une confusion trop méritée. Il ne restait plus qu’une seule question à résoudre. Plusieurs députés influens voulaient écrire à grands traits une déclaration de droits, une magna charta, comme on disait à l’église Saint-Paul. Qui pouvait, en effet, se fier complètement à l’avenir ? Un jour, si la révolution est vaincue, cette grande charte sera l’idéal auquel se rattacheront les ames d’élite. Ainsi pensait M. Biedermann de Leipzig, et il était l’organe d’une partie de l’assemblée. D’autres, au contraire, s’associant aux scrupules de M. Eisenmann, craignaient d’outre-passer leurs pouvoirs. « Gardons-nous bien, s’écriaient-ils, de nous attribuer une tâche qui n’appartient qu’au vrai parlement national ! » Alors un des chefs de l’ancienne opposition libérale à Carlsruhe, M. Alexandre de Soiron, député de Mannheim, essaie au moins de faire consacrer un de ces droits fondamentaux, le plus décisif de tous, le droit de la souveraineté du peuple. Comme l’assemblée craint d’usurper la mission du futur parlement, M. de Soiron a recours à une tactique habile ; il propose ce décret : « La tâche de reconstituer l’Allemagne appartient seulement et uniquement (allein und einzig) à l’assemblée nationale. » C’était renvoyer à l’assemblée future la discussion des droits fondamentaux, en même temps que l’on consacrait d’avance le plus important de tous ces droits. Si ingénieuse qu’elle fût, cette manœuvre ne réussit pas immédiatement, et il fallut que M. de Soiron montât plusieurs fois à la tribune pour expliquer, pour atténuer sa proposition. M. de Soiron, en effet, attaquait là une question grave ; il voulait que l’assemblée toute seule, sans le concours des souverains, constituât l’unité allemande, et, excluant de cette œuvre si difficile ceux-là précisément dont il fallait se concilier l’appui, il ouvrait à la révolution les abîmes où elle s’est perdue. Des esprits sérieux pressentirent le danger ; un député de Hanovre, M. Siemens, d’une voix brève et hautaine, protesta en quelques mots au nom des pouvoirs qu’on prétendait exclure. M. Welcker combattit aussi M. de Soiron, tandis que M. Jaup proposait tout simplement une déclaration de droits très généraux qui ne créait aucune difficulté pour l’avenir. Rappelé à la tribune par le discours de M. Welcker, M. de Soiron assure qu’il n’entend pas exclure les souverains ; il veut seulement faire décréter le droit absolu de la future constituante ; c’est elle qui décidera si elle doit agir seule ou se concerter avec les gouvernernens. Ainsi expliquée, la proposition de M. de Soiron est admise ; la souveraineté du peuple est proclamée ; les notables ont terminé leur mission.

C’est alors qu’on vit éclater toute la joie candide, toutes les généreuses illusions de ce premier parlement. On avait oublié déjà les tristes incidens de ces discussions orageuses ; une même foi semblait réconcilier les partis. L’unité de l’Allemagne ! cette œuvre si chère, si désirée, si long-temps attendue, les notables venaient de la commencer enfin ! Avec quelle cordialité sincère on vota des remerciemens à la ville de Francfort, aux cinquante et un membres du comité d’Heidelberg, à la commission des sept, au président et aux vice-présidens des notables ! Des bravos répétés saluaient chacun de ces votes ; l’assemblée était fière de ses quatre journées, et le vénérable M. Mittermaier, dans un discours d’adieu où respirait sa confiance habituelle, exprima le bonheur naïf et les espérances enthousiastes qui enivraient les cœurs L’enthousiasme redoubla quand on vit les notables, marchant deux à deux, sortir solennellement de l’église Saint-Paul au milieu d’une population immense, au bruit prolongé des salves d’artillerie, au joyeux carillon de tous les clochers de la ville. La vieille cité de Francfort avait-elle jamais assisté, même pour le couronnement des empereurs, à une solennité plus radieuse ? Partout des tapisseries tendues et des bannières flottant aux fenêtres ; partout les couleurs de l’empire allemand, les couleurs noir, rouge et or, brillant sur des milliers de drapeaux. Le printemps ajoutait encore ses enchantemens gracieux aux juvéniles séductions de ces heures brûlantes. L’air était parfumé, la soirée était tiède, et des processions aux torches prolongèrent fort avant dans la nuit cette fête de l’enthousiasme et de l’espoir. Ne croyait-on pas, en effet, que l’unité de la patrie serait bientôt constituée sans peine d’après le plan idéal que traçaient les docteurs ? Comment ne pas se laisser gagner par cette confiance de tout un peuple ? Et quoi de plus beau que de tels songes, si l’heure du réveil ne devait pas sonner !


III

L’élection du comité des cinquante, commencée dans la séance du 3 avril, ne fut terminée que le soir. Le résultat parut satisfaisant. Le parti démagogique n’avait pu y introduire ses chefs ; M. Hecker et M. de Struve étaient exclus. D’autres membres de l’assemblée moins engagés avec les factions violentes, mais connus cependant pour la turbulence de leur esprit, M. Zitz (de Mayence), M. Schaffralh, M. le comte Reichenbach, M. d’Ester (de Cologne), n’avaient pas été plus heureux. Au contraire, des hommes éminens dit parti libéral, M. Alexandre de Soiron, M Heckscher, M. Lehne, M. Henri Simon, figuraient en première ligne sur la liste. Si M. Robert Blum y avait aussi sa place, c’est que l’éloquent député de Leipzig, je l’ai déjà prouvé, employait la plus habile diplomatie à se faire une position mixte entre les constitutionnels et les agitateurs. Dès le lendemain, 4 avril, à dix heures du matin, le comité des cinquante, succédant à l’assemblée des notables, se réunit dans la salle impériale du Roemer ; il choisit M. de Soit-on pour président, MM. Robert Blum et Abegg pour vice-présidens, et donna les fonctions de secrétaires à MM Henri Simon, Venedey et Briegleb. Une fois le bureau formé, le comité décida que ses séances seraient publiques, et qu’elles auraient lieu dans la salle du conseil législatif de Francfort. C’est là qu’on se rendit immédiatement, et les délibérations commencèrent.

Je n’ai pas à raconter en détail tous les actes du comité des cinquante : qu’il me suffise de les résumer brièvement. Le comité était chargé par l’assemblée des notables de s’entendre avec la diète et de préparer la convocation du parlement de Francfort. On peut dire qu’il remplit fidèlement cette tâche. La diète, qui avait fait sa soumission le 3 avril par l’organe de M. le comte Colloredo, essaya bien de lutter dans plusieurs circonstances contre la domination du comité ; comment deux pouvoirs si différens, siégeant à côté l’un de l’autre, auraient-ils pu éviter toute occasion de conflits ? Ces conflits cependant, quoique très graves au fond et de nature à arrêter des esprits plus calmes, ces conflits ne furent jamais un obstacle pour le comité des cinquante. Au moment où l’Allemagne entière était soulevée, quinze jours après les révolutions de Berlin et de Vienne, lorsque M de Metternich était en fuite, lorsque Frédéric-Guillaume IV saluait de son balcon les cadavres des insurgés et se donnait le titre de roi allemand pour flatter les partisans de l’unité germanique, la dicte, en vérité, ne pouvait être bien redoutable. Le comité des cinquante n’eut pas besoin de beaucoup d’efforts pour maintenir le droit révolutionnaire que lui avait transmis l’assemblée. Il y avait d’ailleurs, entre le comité et la diète, une autre réunion qui pouvait leur servir de lien et empêcher de périlleux frottemens. Dans la séance du 10 mars, c’est-à-dire trois semaines avant la réunion des notables, la diète, voulant se maintenir, s’il était possible, en face de cette assemblée qui venait prendre sa place, avait entrepris elle-même la réforme des lois qui régissent la confédération germanique. C’était une révision légale avant l’entreprise révolutionnaire des notables. La loi constitutive de 1815 prévoit la révision du règlement de la confédération et prescrit certaines formalités à cet égard ; la diète décida que cette révision aurait lieu. En même temps, elle engagea les cabinets à envoyer dix-sept représentans, choisis parmi les hommes les plus populaires, pour former une sorte de comité consultatif qui aiderait la diète dans ce travail. On sait qu’il y a dix-sept votans aux conseils de la diète ; les gouvernemens devaient donc avoir un envoyé officiel et un envoyé libre. Ce conseil se réunit en effet ; M. de Gagern, M. Dalilmann, M. de Beckerath, M. Gervinus, en faisaient partie. Ce sont ces trois assemblées, la diète, les dix-sept et le comité des cinquante, qui ont dirigé les affaires générales du pays et travaillé à la convocation du parlement depuis le 4 avril jusqu’au 18 mai.

Cette tâche présentait plus d’une complication périlleuse. Qu’on veuille bien songer au bouleversement de l’Allemagne, qu’on se rappelle la guerre civile et la guerre étrangère, les corps francs des républicains faisant irruption dans le duché de Bade, les Tchèques de Bohême décidés à faire triompher l’élément slave en Autriche et protestant contre le parlement de Francfort, enfin les hostilités ouvertes entre le Danemark et la Prusse au sujet du Schleswig. Tandis que les cinquante écrasaient les républicains dans le duché de Bade (fin avril), en Prusse ils poussaient le général Wrangel contre les Danois, afin de courtiser les passions populaires, et lui donnaient tout l’appui dont il avait besoin pour désobéir aux ordres de Frédéric-Guillaume. D’un autre côté, si les Allemands du Schleswig voulaient, malgré le Danemark, faire partie de la confédération germanique et siéger au parlement de Francfort, les Tchèques de la Bohême et de la Moravie ne cachaient plus leur désir d’enlever l’Autriche à l’Allemagne et de l’obliger à fonder un empire slave. Point d’élections pour Francfort ! c’était le cri de l’insurrection en Moravie et en Bohême. Le comité des cinquante rédigeait proclamations sur proclamations ; il fallut bientôt envoyer des délégués. M, de Wachter, M. Kuranda, M. Schilling, se rendirent à Prague. Ils trouvèrent la ville en feu ; les Slaves étaient les maîtres, et tout ce qui s’intéressait à la cause allemande était sous le coup de la terreur. Les délégués essayèrent de parler dans les clubs ; vains efforts ! Au seul nom du parlement germanique, les Tchèques poussaient des cris de fureur et levaient leurs bâtons. M. Kuranda et M. de Wachter revinrent à Francfort, abattus et désespérés. Que faire ? Implorer le secours de l’Autriche en faveur des Allemands de Prague ? M. de Wachter le demandait expressément dans la séance du 3 mai, après avoir raconté les tristes aventures de l’ambassade. Il est trop évident que c’était demander l’impossible. Effrayée de la formation révolutionnaire du parlement, effrayée surtout des projets de l’assemblée nationale, l’Autriche, même après les journées de mars, pouvait-elle se prêter complaisamment à l’œuvre de l’unité germanique ? M. de Metternich, du fond de son exil, gouvernait encore à Vienne ; l’Autriche, pendant tout le mois de mai, se servit des Tchèques contre les prétentions de Francfort, de même qu’elle exploitait contre les Magyars les longues rancunes de la Croatie. Il fallut que l’insurrection des Tchèques devînt tout-à-fait terrible et menaçât même l’Autriche, pour que le prince Windischgraetz pût bombarder Prague. Cette extrémité ne devait se produire qu’à la fin de juin, et l’on était alors au commencement de mai. On voit quels obstacles se dressaient devant le comité des cinquante !

Y avait-il au moins une suffisante harmonie entre les cinquante et la diète ? La diète, nous l’avons vu, s’était soumise, et les événemens, d’ailleurs, l’avaient transformée dans un sens libéral. Telle qu’elle était toutefois, elle représentait les gouverne mens ; on ne s’étonnera pas qu’elle ait épié l’occasion de revendiquer les droits des souverains et de diminuer l’autorité dictatoriale dont on avait investi d’avance la future assemblée de Francfort. Le comité des dix-sept avait été chargé de rédiger un plan de constitution, et il l’avait communiqué à la diète dans la séance du 27 avril. Cette constitution, à laquelle avaient travaillé les partisans fougueux de l’unité germanique, était comme l’ébauche de celle qui a été votée par le parlement de Francfort, et qui, en ce moment même, incendie l’Allemagne entière. M. Dahlman, M. Gervinus, tous ces grands politiques d’université qui sacrifieraient leur pays à un système, faisaient partie du comité des dix-sept, comme ils feront partie du comité de constitution dans le sein du parlement de Francfort. Toute renouvelée qu’elle fût par l’adjonction des principaux chefs du libéralisme, la diète eut le sentiment des dangers de l’avenir, et, quoique désarmée, elle essaya une protestation. En face de la révolution qui grandissait chaque jour, elle osa se préoccuper des intérêts des gouvernemens, elle osa demander que l’assemblée de Francfort ne fût pas chargée toute seule de faire la constitution de l’empire, et qu’il y eût, soit au sein du parlement, soit en dehors, un organe quelconque du droit des souverains. La diète n’indiqua pas la voie qu’il fallait suivre ; seulement, dans sa séance du 3 mai, elle rédigea une adresse aux différens cabinets pour les prévenir du danger, pour les engager surtout à ne pas reconnaître l’omnipotence absolue de l’assemblée nationale. M. Welcker, plénipotentiaire du duché de clade à la diète, prit une part importante à toute cette affaire ; mais que pouvaient les efforts de M. Welcker ? Les cinquante étaient bien décidés à résister, et ils avaient pour eux l’opinion publique, ils avaient cet enthousiasme de l’unité allemande qui confondait déjà républicains et réformateurs, démagogues et libéraux, et leur ouvrait la route des abîmes. C’est précisément le président des cinquante, M. Alexandre de Soiron, qui avait fait décider par l’assemblée des notables que le parlement de Francfort serait seul chargé de voter la constitution. Et puis, les hommes les plus modérés, les plus sérieux chefs de parti, n’étaient-ils pas aussi infatués que les autres du système de l’unité ? M. Henri de Gagern, M. de Soiron, M. Heckscher, les trois hommes que le parti démagogique à Francfort honora de ses haines implacables, se montrèrent les plus, obstinés à empêcher tout accommodement avec la diète. M. de Gngern, ministre dans le duché de Hesse-Darmstadt et membre du comité des dix-sept, désavoua officiellement la part que l’envoyé de son cabinet avait prise à l’arrêté du 3 mai. M. Heckscher, le futur ministre de l’empire à Francfort, prononça, le lendemain 4 mai, un vigoureux discours où il défendait, avec toute l’autorité de son talent, la dictature de l’assemblée constituante. Quant à M. de Soiron, il s’agissait de son œuvre, il s’agissait du droit révolutionnaire qu’il avait fait attribuer à l’assemblée ; son énergique activité se multiplia. Tous enfin, sans se préoccuper des difficultés que leur réservait l’avenir, sans se demander si une constitution débattue entre les souverains et les peuples n’aurait pas plus de chances de durée qu’une constitution arbitraire décrétée par un sénat métaphysique, ils cédèrent à l’entraînement des masses et repoussèrent toute conciliation avec les gouvernemens.

Elle va donc se réunir avec toutes ses prétentions aveugles, avec tous ses droits révolutionnaires, cette grande assemblée nationale, le premier congrès des peuples allemands. Il n’y a rien auprès d’elle pour lui faire contre-poids. La passion de M. de Soiron, de M. Heckscher, de M. de Gagern, l’a emporté sur la sage prévoyance de M. Welcker. Ah ! sans doute, elle a de grandes choses à accomplir. Si les cabinets de l’Allemagne avaient quelque part leurs représentans officiels, si la question de l’unité s’y débattait sérieusement, en pleine connaissance de cause, avec toute la science pratique indispensable en de telles conjonctures ; si l’on voulait, en un mot, tenir compte de la réalité et ne pas constituer par décret une Germanie imaginaire, l’assemblée de Francfort, assurément, ne bâtirait pas sur le sable. Instruite de ce qui est possible, elle n’élèverait pas un édifice de fantaisie ; elle ne construirait pas l’Allemagne comme le rêveur construit son système. La constitution qui sortirait de ce débat ne serait pas une œuvre impraticable, une œuvre pédante et fausse, et il ne faudrait pas donner le signal des guerres civiles pour venger l’humiliation de ceux qui l’ont votée. Grace à l’autorité dont l’investit la confiance populaire, elle obligerait les souverains à des concessions raisonnables, et, d’accord avec eux, d’accord avec l’expérience et le bon sens, elle travaillerait à régulariser partout les libertés, en resserrant peu à peu les liens de la patrie commune. Mais non ; l’esprit révolutionnaire ne l’a pas voulu ainsi. L’assemblée des notables a voté l’omnipotence du parlement, le comité des cinquante l’a maintenue, et voici le 18 mai qui s’approche. Les élections se sont faites avec calme. On a adopté presque partout le système à deux degrés, comme plus approprié à la présente situation de l’Allemagne et moins dangereux pour la tranquillité publique. Les électeurs de l’Autriche, de la Prusse, de la Bavière, du Wurtemberg, de la Saxe, de tous les royaumes, de tous les duchés, de toutes les villes, ont concouru avec empressement à cette formation de l’assemblée nationale. Du nord et du midi, on arrive à Francfort. Déjà M. de Soiron, dans la dernière séance du comité des cinquante, a félicité ses collègues sur leur intrépide attitude et déclaré leur mission terminée. La journée du 18 mai se lève. En présence de cette assemblée dictatoriale, en présence de cette convention qui apporte avec elle ou la glorieuse transformation du pays ou les horreurs de la guerre civile suivies du triomphe de l’absolutisme, il ne reste plus, hélas ! qu’à pousser en tremblant le cri des révolutions : alea jacta est !


SAINT-RENE TAILLANDIER.