Histoire naturelle générale et théorie du ciel/Deuxième partie/Chapitre II

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CHAPITRE II.

DE LA VARIATION DE DENSITÉ DES PLANÈTES ET DES RAPPORTS DE LEURS MASSES.


Nous avons fait voir que les particules de la matière élémentaire, primitivement distribuées d’une manière uniforme dans l’espace, en tombant vers le Soleil, se mettaient à se mouvoir dans des orbites, au lieu même où la vitesse acquise dans la chute était équilibrée par l’attraction, et où sa direction déviée était perpendiculaire au rayon du cercle, comme cela doit avoir lieu dans le mouvement circulaire. Si nous considérons maintenant des particules de densité spécifique différente, placées à la même distance du Soleil, les plus pesantes, malgré la résistance des autres, pénétreront plus avant vers le Soleil, et ne subiront pas une aussi grande déviation de leur chute rectiligne que les particules plus légères. Au contraire, celles-ci, plus fortement déviées, prendront le mouvement circulaire avant d’avoir pénétré aussi profondément vers le centre, et décriront des orbites de plus grand rayon. En même temps, elles ne pourront traverser l’espace rempli de matière sans perdre une notable partie de leur vitesse, et elles ne pourront ainsi acquérir le degré de vitesse qui leur serait nécessaire pour circuler au voisinage du centre. Donc, une fois l’équilibre du mouvement établi, c’est dans les régions éloignées que circulent les particules plus légères, c’est au voisinage du Soleil que se rencontrent les éléments les plus lourds. Et par suite les planètes qui se forment de la réunion de ces matériaux seront, aux alentours du Soleil, plus denses que celles qui se sont formées plus loin.

Il existe donc une sorte de loi statique, qui distribue les matériaux de l’espace suivant la hauteur, en raison inverse de leur densité. Toutefois on comprend aisément qu’il ne faut pas s’attendre à trouver à une certaine hauteur uniquement des particules de même densité. Parmi les particules d’une espèce, les unes peuvent continuer à circuler loin du Soleil, et trouver à ces grandes distances l’affaiblissement de leur vitesse de chute nécessaire pour le mouvement circulaire, si elles viennent d’une distance plus grande encore. Les autres, qui, dans la distribution uniforme de la matière du chaos, se trouvaient primitivement plus proches du Soleil, peuvent, sans avoir une densité plus forte, décrire plus près de lui leur révolution circulaire. Et puisque ainsi la position des matériaux par rapport à leur centre d’attraction dépend non seulement de leur poids spécifique, mais encore de la place qu’ils occupaient primitivement dans l’état d’immobilité de la matière, il est aisé de concevoir que des espèces très variées ont pu se réunir à chaque distance du Soleil et y rester. Mais, en général, les matières plus denses se trouveront plutôt autour du centre qu’à une grande distance ; et bien que les planètes soient formées d’un mélange de matières très diverses, pourtant leur densité doit être plus considérable à mesure qu’elles sont plus proches du Soleil, et moindre à mesure que leur distance augmente.

Notre théorie offre donc une explication de cette loi des densités des planètes, beaucoup plus complète et plus rationnelle que les idées que l’on s’est faites ou que l’on pourrait se faire sur l’origine de cette loi. Newton, qui a déterminé par le calcul les densités de quelques planètes, rapportait la cause de leur rapport ordonné suivant la distance à un choix raisonné de la volonté divine dicté par une cause finale : puisque les planètes plus voisines du Soleil reçoivent de lui plus de chaleur, et que les plus éloignées doivent s’accommoder d’un moindre degré de chaleur, il faut, pour qu’elles aient néanmoins la même température, que les planètes plus proches soient plus denses, et les plus éloignées formées d’une matière plus légère. Mais il ne faut pas beaucoup d’attention pour découvrir l’insuffisance d’une pareille explication. Une planète, notre Terre par exemple, est formée de la réunion de matières d’espèces extrêmement variées. Parmi ces matières, il suffirait que les plus légères, celles qui, pour une même action du Soleil, se laissent mieux traverser et mettre en mouvement, dont l’état d’agrégation permet une plus facile action des rayons calorifiques, fussent répandues sur la surface. Mais que le mélange des autres matières, dans la totalité de la masse, dût avoir la même distribution, c’est ce qui n’est pas évident, car le Soleil n’exerce aucune action sur l’intérieur des planètes. Newton craignait que la Terre, si elle était plongée dans les rayons du Soleil au voisinage de Mercure, ne vînt à s’enflammer comme une comète et que ses éléments ne fussent pas suffisamment réfractaires pour ne pas se dissiper sous l’action de cette même chaleur. Mais combien plus vite la matière propre du Soleil lui-même, plus de quatre fois plus légère que celle qui compose la Terre, ne serait-elle pas décomposée à cette excessive température ? Et aussi pourquoi la Lune est-elle deux fois plus dense que la Terre, tandis qu’elle se balance avec elle à la même distance du Soleil ? On ne peut donc attribuer la loi de densité des planètes au décroissement progressif de la chaleur solaire, sous peine de se trouver bien vite en contradiction avec soi-même. On voit que la cause qui a fixé les positions des planètes d’après la densité de leurs noyaux doit bien plutôt être en relation avec l’intérieur de ces astres qu’avec leur surface. De plus, tout en déterminant cette relation de la position avec la densité, elle devait pourtant laisser place à une large diversité des matériaux dans le même astre, et établir ce rapport des densités seulement dans la totalité de l’agrégat. Je laisse d’ailleurs à la perspicacité du lecteur le soin de décider si une autre loi statique pourrait satisfaire à ces conditions, aussi bien que celle qui est exposée dans notre système.

L’examen des densités des planètes met encore en relief un autre fait qui, par sa parfaite concordance avec l’explication que je viens de donner, garantit l’exactitude de notre doctrine. L’astre qui occupe le centre d’un système est ordinairement d’espèce plus légère que les corps qui circulent dans son voisinage immédiat. La Terre par rapport à la Lune, le Soleil par rapport à la Terre, sont des exemples de ce rapport des densités. Dans le plan de formation des astres que nous avons exposé, c’est là un caractère nécessaire. Car, tandis que les planètes inférieures ont été formées principalement de cette partie de la matière élémentaire, qui, grâce à son excès de densité, a pu pénétrer jusqu’au voisinage du centre avec le degré nécessaire de vitesse, le corps central lui-même est au contraire le résultat de la réunion de toutes les espèces de matière sans distinction qui n’ont pu arriver à des mouvements réguliers, parmi lesquels doivent prédominer les matériaux les plus légers. Il est donc aisé de voir que, tandis que l’astre ou les astres qui circulent le plus près du centre faisaient un choix des matériaux les plus denses, le corps central n’est qu’un mélange de toutes les matières sans distinction ; les premiers doivent donc être de nature plus dense que le dernier. En fait, la Lune est deux fois plus dense que la Terre, celle-ci quatre fois plus que le Soleil, et, suivant toute vraisemblance, celui-ci est encore plus léger relativement à Vénus et à Mercure.

Notre attention va se porter maintenant sur la relation qui doit exister, dans notre doctrine, entre les masses des planètes et leurs distances au Soleil, pour contrôler notre système à la lumière des calculs infaillibles de Newton. Il suffit de quelques mots pour faire comprendre que l’astre central doit être toujours le corps prédominant de son système ; que le Soleil doit être considérablement plus gros que l’ensemble des planètes ; et qu’il doit en être de même de Jupiter par rapport à ses satellites, de Saturne par rapport aux siens. Le corps central se forme par la condensation de toutes les particules, venues de tous les points de sa sphère d’attraction, qui n’ont pu arriver à équilibrer leur mouvement orbital, ni se maintenir dans le plan commun des mouvements, et dont le nombre est sans aucun doute bien plus considérable que celui des autres. Pour appliquer en particulier cette observation au Soleil, si l’on veut estimer l’étendue de l’espace dans lequel les particules en mouvement de révolution qui ont servi à la formation des planètes ont pu s’écarter le plus du plan commun, on peut le supposer un peu plus grand que l’étendue du plus grand écart relatif des orbites planétaires. Or la plus grande inclinaison relative n’est que de 7° 30′. On peut donc supposer que toute la matière dont se sont formées les planètes était primitivement répandue dans un espace limité par deux surfaces passant par le centre du Soleil et faisant l’une avec l’autre un angle de 7° 30′. Maintenant une zone de 7° 30′ de large, prise de part et d’autre d’un grand cercle de la sphère, n’occupe que la dix-septième partie de la surface de cette sphère ; par suite, l’espace solide compris entre les deux surfaces qui divisent le volume de la sphère sous l’angle précité est un peu plus que la dix-septième partie de ce volume. Donc, dans cette hypothèse, toute la matière qui a été employée à la formation des planètes ne serait que la dix-septième partie à peu près de la matière que le Soleil, pour se former, a empruntée des deux côtés à un espace qui s’étend jusqu’à l’orbite de la planète la plus extérieure. En vérité, ce corps central possède un excès de masse sur l’ensemble de toutes les planètes qui n’est pas dans le rapport de 17 à 1, mais de 650 à l’unité, d’après les calculs de Newton ; mais il est aisé de voir que, dans les espaces situés au delà de Saturne, où les formations planétaires cessent ou sont au moins très rares, où il ne s’est formé qu’un petit nombre de corps cométaires, et où les mouvements de la matière élémentaire, n’arrivant pas aussi facilement que dans les régions voisines du centre à l’équilibre régulier des forces centrales, ont dû dégénérer en une chute presque générale vers le centre, il est aisé, dis-je, de voir que là est l’origine de l’énorme prépondérance de la masse du Soleil.

Pour comparer les planètes entre elles au point de vue des masses, nous remarquerons d’abord qu’en raison de leur mode de formation, la quantité de matière qui se condense en une planète dépend particulièrement de la grandeur de sa distance au Soleil : 1o parce que le Soleil diminue par sa propre attraction la sphère d’attraction d’une planète, et que, à conditions égales, il modifie moins celle des astres éloignés que celle des astres voisins ; 2o parce que la couche sphérique d’où une planète éloignée tire ses matériaux a un plus grand rayon et par suite contient plus de matière que les couches plus voisines du centre ; 3o parce que, pour la même raison, la largeur comprise entre les deux surfaces de plus grand écart, pour le même nombre de degrés, est plus grande en proportion de la distance du Soleil. À l’encontre, cet avantage des planètes plus éloignées sur les plus proches est limité par cette circonstance que les particules sont plus denses au voisinage du Soleil, et aussi moins dispersées, selon toute apparence, qu’elles ne le sont à grande distance ; mais on peut aisément se convaincre que les premières conditions favorables à la formation de grandes masses l’emportent de beaucoup sur les dernières, et que ce sont surtout les planètes les plus éloignées du Soleil qui doivent posséder de grandes masses. Ceci est vrai tant qu’on suppose une planète en présence du Soleil tout seul. Mais lorsque plusieurs planètes viennent à se former à des distances différentes, chacune d’elles modifie, par son attraction propre, la sphère d’attraction des autres, et il peut en résulter des exceptions à la loi précédente. Car toute planète qui sera voisine d’une autre de masse prépondérante, subira une diminution de sa sphère de formation, et par suite n’acquerra qu’une grosseur beaucoup plus faible que celle que lui aurait assignée sa distance au Soleil. Aussi, quoique en somme les planètes augmentent de masse à mesure qu’elles sont plus loin du Soleil, ainsi que nous le voyons dans Jupiter et Saturne, qui sont les deux morceaux importants de notre système en même temps que les plus éloignés du Soleil, pourtant cette analogie souffre des exceptions ; mais ces exceptions mêmes sont une éclatante confirmation du mode de formation que nous attribuons aux corps célestes. Une planète de grosseur exceptionnelle dérobe aux deux planètes ses voisines une portion de la masse qui devrait leur appartenir en raison de leur distance au Soleil, en s’appropriant une part des matériaux qui auraient dû contribuer à leur formation. En fait, Mars, qui, à cause de la place qu’il occupe, devrait être plus gros que la Terre, a été privé d’une partie de sa masse par l’attraction de son énorme voisin Jupiter : et Saturne lui-même, tout en dépassant beaucoup Mars en raison de sa hauteur, n’a pas pu s’affranchir de payer un tribut considérable à l’attraction de Jupiter. Il me semble que Mercure doit la petitesse exceptionnelle de sa masse non seulement à l’attraction de son puissant voisin le Soleil, mais aussi au voisinage de Vénus, qui, d’après le rapport de sa densité probable à son volume, doit être une planète de masse considérable.

Puisque tous les faits concordent si bien et d’une manière si frappante à rendre plausible notre explication de l’origine de l’Univers et de la formation des astres par les seules lois de la Mécanique, nous allons maintenant montrer, par l’évaluation de l’espace dans lequel était disséminée la matière des planètes avant leur formation, à quel degré de ténuité était réduit ce milieu élémentaire, et combien peu de résistance il devait offrir au mouvement de ses particules. Nous venons de dire que l’espace dans lequel était renfermée toute la matière des planètes était une portion de la sphère de Saturne comprise entre deux surfaces, décrites autour du Soleil comme sommet commun et faisant l’une avec l’autre un angle de  ; cet espace était donc la dix-septième partie du volume d’une sphère décrite avec le rayon de l’orbite de Saturne. Pour calculer le changement d’état de la matière planétaire lorsqu’elle remplissait cet espace, nous admettrons que la distance de Saturne n’est que de 100 000 diamètres de la Terre ; le volume de la sphère de Saturne sera donc mille trillions de fois le volume de la Terre[1] ; si, au lieu de la 17e partie, nous en prenons seulement la 20e, l’espace dans lequel se mouvait la matière élémentaire devait dépasser 50 trillions de fois le volume de la Terre. En admettant avec Newton que la masse des planètes avec leurs satellites est 1/650 de celle du Soleil, la masse de la Terre, qui n’est que 1/169282 de cette dernière, sera à celle de l’ensemble des planètes comme 1 est à 276 1/2 ; et par suite si l’on amenait toute cette matière à la densité de la Terre, elle formerait un corps qui aurait 277 1/2 fois le volume de la Terre. Si nous admettons ensuite que la densité de la Terre prise en masse n’est pas beaucoup plus grande que celle des matériaux, que l’on rencontre au-dessous de la couche superficielle, comme le fait nécessairement supposer la figure de la Terre ; que ces matériaux sont à peu près 4 ou 5 fois plus lourds que l’eau, et l’eau mille fois plus lourde que l’air, la matière de toutes les planètes, amenée au degré de ténuité de l’air, remplirait un espace presque 1 400 000 fois plus grand que le volume de la Terre. Cet espace, comparé à celui dans lequel nous supposons disséminée toute la matière des planètes, est 30 millions de fois plus petit. La dissémination de la matière planétaire dans cet espace l’amènerait donc à un état de ténuité ce même nombre de fois plus faible que celle des particules de notre atmosphère. En réalité, ce degré de dissémination, quelque fabuleux qu’il puisse paraître, était absolument nécessaire et naturel. Il devait être aussi grand que possible, pour donner aux particules mobiles la même liberté de mouvement que dans le vide, et pour diminuer indéfiniment la résistance mutuelle qu’elles pouvaient s’offrir. Que la matière ait pu prendre d’elle-même un pareil état de dissémination, c’est ce dont on ne peut guère douter, si l’on considère l’expansion qu’elle subit quand elle se convertit en vapeur, ou bien, pour rester dans le ciel, la dispersion de la matière dans les queues des comètes, qui, avec une épaisseur énorme, dépassant peut-être cent fois le diamètre de la Terre, sont pourtant si transparentes, qu’elles laissent voir les plus petites étoiles, tandis que notre atmosphère éclairée par le Soleil les masque sous une épaisseur des milliers de fois moindre.

Je termine ce Chapitre par l’énoncé d’une analogie qui semble à elle seule élever notre présente théorie de la formation mécanique des astres au-dessus du rang d’une simple hypothèse et lui donner une certitude formelle. Si le Soleil s’est formé des particules de la même matière élémentaire dont sont composées les planètes, et s’il n’existe entre eux d’autre différence que celle qui résulte de ce que, dans le Soleil, toutes les espèces de matières sans distinction se sont réunies, tandis qu’elles se sont distribuées dans les planètes, en raison des distances, suivant l’ordre de leurs densités, il doit arriver que, si l’on fait un tout de la matière des planètes, sa densité sera à fort peu près égale à celle du Soleil lui-même. Cette conséquence forcée de notre système trouve une heureuse confirmation dans la comparaison que M. de Buffon, ce savant si digne de sa haute réputation, a faite de la densité moyenne des planètes à celle du Soleil. Il trouve qu’elles sont l’une à l’autre dans le rapport de 640 à 650. Lorsque des conséquences naturelles et nécessaires d’une doctrine trouvent de si heureuses confirmations dans la réalité des faits, est-il possible de croire qu’un simple hasard soit la cause d’une pareille concordance de la théorie et de l’observation ?

  1. Kant fait ici confusion du diamètre avec le rayon : il faudrait écrire 8 000 trillions.