Histoire naturelle générale et théorie du ciel/Deuxième partie/Chapitre IV

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CHAPITRE IV.

DE L’ORIGINE DES SATELLITES ET DU MOUVEMENT DES PLANÈTES AUTOUR DE LEUR AXE.


La tendance d’une planète à se former aux dépens des particules matérielles qui environnent son noyau est à la fois la cause de sa rotation axiale et celle de la création des lunes qui doivent circuler autour d’elle. Ce que le Soleil est en grand avec les planètes, une planète l’est en petit, si elle a une sphère d’attraction un peu étendue ; elle devient le centre d’un système dont les parties sont mises en mouvement par l’attraction du corps central. La planète en formation, en même temps qu’elle appelle de tout son entour les particules matérielles pour se former, transforme tous leurs mouvements de chute en mouvements curvilignes par l’intervention de leurs actions réciproques, et finalement leur donne à toutes une direction commune, pendant que quelques-unes acquièrent la pondération nécessaire pour le libre mouvement en cercle, et par cette même influence se rapprochent d’une surface commune. C’est dans cet espace que, à la façon des planètes principales autour du Soleil, les lunes se forment autour de la planète, si toutefois l’étendue de l’attraction de cet astre produit les conditions favorables à leur naissance. Tout ce que nous avons dit ailleurs de l’origine du système solaire peut se répéter également bien des systèmes de Saturne et de Jupiter. Les satellites dirigeront tous leurs courses dans un même sens et à fort peu près dans un même plan, et cela pour les mêmes motifs qui déterminent cette loi des mouvements du grand système. Mais pourquoi ces satellites, dans leur mouvement d’ensemble, se dirigent-ils plutôt du côté où marchent les planètes, que dans le sens opposé ? Leur révolution n’a rien à voir avec le mouvement orbital de la planète ; elle reconnaît exclusivement pour cause l’attraction de la planète ; et, par rapport à celle-ci, toutes les directions semblent indifférentes ; c’est un simple hasard qui décide, parmi toutes les directions possibles, celle que prendra la particule qui tombe. En fait, la circulation de la planète principale ne peut rien pour imprimer un mouvement de révolution autour d’elle à la matière dont doivent se former les satellites. Toutes les particules qui entourent la planète sont entraînées d’un même mouvement avec elle autour du Soleil, et sont donc par rapport à elle en repos relatif. C’est l’attraction seule de la planète qui fait tout. Mais le mouvement de révolution qui doit en résulter, par cela même qu’il est en soi indifférent à toutes les directions, ne demande que la plus légère impulsion pour se déterminer dans une direction plutôt que dans une autre. Et cette légère impulsion lui est donnée par la rencontre des particules élémentaires qui circulent autour du Soleil, mais avec plus de vitesse, et qui entrent dans la sphère d’attraction de la planète. Celle-ci, en effet, force les particules plus voisines du Soleil, qui circulent avec une vitesse linéaire plus grande, à quitter déjà de loin la direction de leur route et à s’élever au-dessus de la planète par une sinuosité allongée. Ces particules, qui possèdent un plus grand degré de vitesse que la planète elle-même, lorsqu’elles sont amenées à tomber par son attraction, donnent à leur chute rectiligne, et en même temps à la chute des autres, une déviation de l’ouest vers l’est ; et il suffit de cette légère inflexion pour faire que le mouvement curviligne dans lequel se résout la chute produite par l’attraction prenne plutôt cette direction que toute autre. Par ces motifs, toutes les lunes ont un mouvement concordant avec celui de la circulation des planètes. En même temps les plans de leurs orbites ne peuvent s’écarter beaucoup du plan des orbites planétaires, puisque les mêmes raisons qui déterminent la direction du mouvement de la matière dont se forment ces satellites assignent aussi à ce mouvement des limites étroites et le forcent à s’exécuter dans le plan principal.

On voit clairement par ces considérations quelles sont les conditions dans lesquelles une planète peut acquérir des satellites. Sa force d’attraction doit être grande, et par suite sa sphère d’action doit s’étendre au loin, pour que d’une part les particules tombent d’assez haut sur la planète et acquièrent une vitesse suffisante pour circuler librement malgré la perte de mouvement résultant de la résistance du milieu ; et pour que d’autre part il y ait dans cette sphère assez de matériaux pour constituer une lune, double condition à laquelle une puissance d’attraction trop faible ne pourrait satisfaire. Aussi ce ne sont que les planètes douées d’une grande masse et suffisamment éloignées du Soleil qui possèdent des satellites. Jupiter et Saturne, les deux plus grosses et les deux plus lointaines des planètes, ont le plus grand nombre de lunes. La Terre, beaucoup plus petite, n’en a qu’une en partage ; et Mars qui, en raison de sa distance, aurait quelque droit à une semblable faveur, en est privé en raison de la petitesse de sa masse.

C’est un véritable plaisir de voir comment cette même attraction de la planète, qui a fourni les matériaux pour la formation des satellites, et en a en même temps déterminé les mouvements, étend ensuite son influence jusqu’au corps même de cette planète, et par le même mécanisme qui lui a donné naissance, lui communique une rotation autour d’un axe, dans le sens général de l’ouest à l’est. Les particules de la matière qui tombent vers le noyau ont reçu, nous l’avons dit, un mouvement commun de rotation de l’ouest à l’est ; elles tombent en majeure partie sur la surface de la planète dont elles accroissent le noyau, parce qu’elles n’ont pas le degré exact de vitesse qu’il leur faudrait pour circuler librement sur des orbites. Après s’être incorporées ainsi à la masse de la planète, elles continuent nécessairement à se mouvoir comme auparavant du même mouvement de rotation et dans la même direction. Et comme tout ce qui précède nous a appris que la multitude des particules que le manque de vitesse force à se précipiter sur le corps central dépasse de beaucoup le nombre de celles qui ont pu acquérir l’exact degré de vitesse nécessaire, on voit aisément pourquoi la rotation des planètes est loin d’atteindre la vitesse qui produirait à leur surface l’équilibre entre la pesanteur et la force centrifuge ; et aussi pourquoi, chez les planètes de grande masse et situées à grande distance, elle est beaucoup plus rapide que chez les planètes petites et voisines du Soleil. En fait, c’est Jupiter qui a la plus grande vitesse de rotation que l’on connaisse ; et je ne vois pas par quel système on pourrait accorder cette vitesse avec une masse qui dépasse celle de toutes les autres planètes, si l’on ne regardait son mouvement comme un effet de l’attraction même qu’exerce cet astre en raison de cette énorme masse de son noyau. Si la rotation axiale était l’effet d’une cause extérieure, Mars devrait tourner plus vite que Jupiter ; car la même force motrice imprime un mouvement plus rapide à un petit corps qu’à un gros ; et surtout on s’étonnerait à bon droit de voir, quand tous les mouvements se ralentissent à mesure que la distance augmente, la vitesse de rotation croître au contraire avec cette distance, et atteindre pour Jupiter une valeur deux fois et demie plus grande que celle de son mouvement annuel.

Cette nécessité de reconnaître, dans la rotation diurne des planètes, la même cause qui est la source de tous les mouvements naturels, l’attraction, me paraît apporter un témoignage considérable en faveur de l’exactitude de notre théorie qui, d’un principe fondamental unique, fait découler si aisément l’explication des faits particuliers.

Mais si la rotation d’un corps résulte de son mode de formation même, toutes les sphères de l’univers doivent tourner sur elles-mêmes. Pourquoi la Lune ne tourne-t-elle pas ? Car si elle semble tourner en ce sens qu’elle présente toujours la même face à la Terre, cette rotation apparente n’est, pour plusieurs astronomes, que l’effet d’un défaut d’équilibre entre ses deux hémisphères. Ne pourrait-elle pas avoir autrefois tourné beaucoup plus vite autour de son axe, puis je ne sais quelles causes seraient intervenues, qui auraient réduit peu à peu son mouvement à ce faible reste que nous percevons aujourd’hui ! Si l’on peut résoudre ce problème pour une seule des planètes, l’application s’en fera d’elle-même à toutes les autres. Je réserve cette solution pour une autre occasion, parce que le problème a une connexion étroite avec celui que l’Académie des Sciences de Berlin a proposé comme sujet de prix pour 1754[1].

La théorie qui explique la rotation des planètes, doit pouvoir aussi déduire des mêmes principes la cause de l’inclinaison de l’axe sur le plan de l’orbite. Il y a lieu de s’étonner de ce que l’équateur du mouvement diurne n’est pas toujours dans le plan des orbites des satellites de la planète ; car c’est le même mouvement qui a déterminé la circulation des satellites, qui a produit aussi la rotation de la planète, et il n’a pu que lui donner la même direction et la même situation. Les astres qui n’ont pas de compagnons n’en ont pas moins reçu leur mouvement de rotation de ce même mouvement des particules qui ont servi à les former ; or ce mouvement était soumis à la loi qui a forcé les orbites des planètes à se tenir dans un même plan : le plan de rotation devrait donc, pour les mêmes raisons, coïncider avec le plan de l’orbite. En conséquence, les axes de toutes les planètes devraient être perpendiculaires au plan principal du système planétaire, qui ne s’écarte pas beaucoup du plan de l’écliptique. En fait, cette perpendicularité n’existe que pour les deux corps les plus importants, Jupiter et le Soleil ; chez toutes les autres planètes dont la rotation est connue, l’axe est plus ou moins incliné sur le plan de l’orbite, Saturne plus que toutes les autres, la Terre plus que Mars, dont l’axe est presque perpendiculaire à l’écliptique. L’équateur de Saturne, autant qu’on peut le croire d’après la position de son anneau, est incliné de sur le plan de l’orbite ; celui de la Terre de 22° 30′. On doit peut-être attribuer la cause de cette inclinaison à l’inégalité des mouvements de la matière qui s’est condensée pour former la planète. C’était dans la direction du plan de l’orbite que s’exécutait surtout le mouvement des particules autour du centre de la planète ; et tel était aussi le plan principal, vers lequel se condensaient les particules élémentaires, pour y rendre autant que possible le mouvement circulaire, et pour y amasser les matériaux de la formation des satellites, qui, pour cette raison, ne peuvent jamais s’écarter beaucoup du plan de l’orbite. Si la planète s’était formée en majeure partie de ces seules particules, son plan de rotation, pas plus que celui des satellites, ne se serait jamais écarté beaucoup à l’origine du plan de l’orbite. Mais il entrait aussi dans sa masse, comme l’a montré la théorie, un nombre considérable de particules qui se précipitaient les unes au-dessus, les autres au-dessous de ce plan ; et ni les quantités ni les vitesses de ces particules n’ont pu être si exactement pondérées, que l’un des hémisphères n’ait pas reçu un léger excès de vitesse, et de là a pu résulter une déviation de l’axe de rotation.

Malgré ces motifs, je ne présente cette explication que comme une conjecture que je me garderais bien d’affirmer. Voici l’opinion que je crois la plus probable : dans l’état primitif de leur première condensation, la rotation des planètes autour de leur axe se faisait presque exactement dans le plan de l’orbite ; puis des causes sont intervenues qui ont écarté l’axe de sa première direction. Un astre, qui passe de son état fluide primitif à l’état solide, subit nécessairement un changement notable dans la régularité de sa surface, au moment de sa complète transformation. Cette surface est déjà solidifiée et durcie, à une époque où les matériaux plus profondément situés ne se sont pas encore ordonnés suivant la loi de leur pesanteur spécifique. Les espèces plus légères qui se trouvaient entremêlées avec le noyau, après s’en être séparées, finissent par arriver au-dessous de l’écorce, et produisent de grandes cavités, qui, pour des raisons qu’il serait trop long de développer ici, sont surtout vastes et nombreuses sous l’équateur ou dans son voisinage ; et l’écorce finit par s’y précipiter, produisant ainsi des vallées et des montagnes. Dès que ces cataclysmes, dont l’action est évidente sur la Terre, sur la Lune et sur Vénus, ont eu produit les inégalités de la surface, il en est résulté une rupture de l’équilibre par rapport à l’axe de rotation. Toute masse surgissante de quelque importance, qui ne trouvait pas sa force vive de rotation compensée de l’autre côté par une autre masse semblable, devait aussitôt faire varier l’axe de rotation et tendre à l’amener à une position telle que les matériaux fussent de nouveau en équilibre autour de lui. Ainsi cette cause même, qui, au moment du complet achèvement d’un astre, a dénivelé sa surface et lui a imposé ses inégalités, cette cause générale, dont nous voyons les effets dans tous les astres dont la lunette nous permet d’apercevoir les détails, a mis ces astres dans la nécessité de changer quelque peu la position primitive de leur axe de rotation. Les inégalités de la surface se montrent surtout, comme nous l’avons remarqué plus haut, au voisinage de l’équateur d’une sphère en rotation ; aux pôles elles s’annulent à peu près ; je me réserve d’en dire les raisons dans une autre occasion. On doit donc s’attendre à rencontrer au voisinage du cercle de l’équateur le plus grand nombre des masses soulevées au-dessus du niveau primitif ; et comme ces masses tendent à se rapprocher de l’équateur par l’excès de leur force de projection, ce sont elles surtout qui auront pour effet d’altérer de quelques degrés la perpendicularité primitive de l’axe sur le plan de l’orbite. En conséquence, un astre qui n’a pas encore subi toutes ses transformations conserve la perpendicularité de son axe sur le plan de son orbite, mais il la perdra peut-être dans la suite des âges. Jupiter paraît être encore dans cet état primitif. La prépondérance de sa masse et sa grosseur, la légèreté de sa substance, ont reculé pour lui de plusieurs siècles le moment de la solidification de ses matériaux. Peut-être l’intérieur de son noyau est-il encore en mouvement, pour distribuer les divers éléments dont il se compose suivant leur ordre de densité et, par la séparation des espèces plus légères et des plus lourdes, arriver enfin à l’état de solidité. Dans de pareilles conditions, aucun repos ne peut encore exister sur sa surface. Il n’y règne que bouleversements et ruines. La lunette même nous l’a montré. La figure de cette planète se transforme incessamment, tandis que la Lune, Vénus, la Terre, conservent toujours le même aspect. Il est certainement bien permis de penser que le complet achèvement de la période de formation est retardé de plusieurs siècles chez un astre dont le volume dépasse plus de vingt mille fois celui de notre Terre et dont la densité n’est pas le quart de celle de cette planète. Quand sa surface aura atteint son état de repos, on y verra certainement surgir des inégalités bien plus hautes que celles qui couvrent la Terre, et celles-ci, unies à la rapidité de la rotation, auront bien vite amené son axe à la position définitive qu’exigera le nouvel équilibre des forces.

Saturne, qui est trois fois plus petit que Jupiter, a pu peut-être, en raison de son plus grand éloignement, devancer celui-ci dans la série de ses transformations ; tout au moins sa rotation axiale beaucoup plus rapide, et la grandeur du rapport de la force centrifuge à la pesanteur à sa surface (qui sera expliquée dans le Chapitre suivant) ont dû produire cet effet, que les inégalités énormes produites par ces causes sur sa surface ont rapidement déterminé la rupture de l’équilibre, et par suite un déplacement de l’axe. Je reconnais sans peine que cette partie de mon travail qui regarde la position des axes des planètes est encore incomplète et certainement bien loin de pouvoir être soumise au calcul géométrique. J’aime mieux faire sincèrement cet aveu, plutôt que de chercher à étayer cette portion de ma doctrine sur des subtilités qui compromettraient la solidité de tout l’ensemble. Le Chapitre suivant présentera, au contraire, une véritable confirmation de l’exactitude de l’hypothèse par laquelle j’essaye d’expliquer les mouvements de l’Univers.

  1. Kant a traité cette question de la variabilité du mouvement de rotation de la Terre dans une note de quelques pages intitulée : Untersuchung der Frage ob die Erde in ihrer Umdrehung um die Achse… einige Veränderung erlitten habe, 1754 (t. VI de l’édition de Rosenkranz et Schubert, p. 3. — T. I de l’édition de Hartenstein, p. 179). C’est dans cette note que se trouve énoncée pour la première fois, que je sache, la solution d’un problème qui a pris dans ces derniers temps une très grande importance. Kant arrive en effet à cette conclusion, que le mouvement des marées produites par les actions du Soleil et de la Lune a nécessairement pour conséquence un ralentissement progressif de la rotation de la Terre.