Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 24

La bibliothèque libre.

XXIV. Corruption des Portugais dans l’Inde.

Tant d’avantages pouvoient former une maſſe de puiſſance inébranlable ; mais les vices & l’ineptie de quelques commandans, l’abus des richeſſes, celui de la puiſſance, l’ivreſſe des ſuccès, l’éloignement de leur patrie, avoient changé les Portugais. Le fanatiſme de religion qui avoit donné plus de force & d’activité à leur courage, ne leur donnoit plus que de l’atrocité. Ils ne ſe faiſoient aucun ſcrupule de piller, de tromper, d’aſſervir des idolâtres. Ils penſoient que le pape, en donnant aux rois de Portugal les royaumes d’Aſie, n’avoit pas refusé à leurs ſujets les biens des particuliers. Tyrans des mers de l’Orient, ils y rançonnoient les vaiſſeaux de toutes les nations. Ils ravageoient les côtes ; ils inſultoient les princes ; & ils devinrent bientôt l’horreur & le fléau des peuples.

Le roi de Tidor fut enlevé dans ſon palais, & maſſacré avec ſes enfans, qu’il avoit confiés aux Portugais.

À Ceylan, les peuples n’y cultivoient plus la terre que pour leurs nouveaux maîtres, qui les traitoient avec barbarie.

On avoit établi l’inquiſition à Goa ; & quiconque étoit riche, devenoit la proie des miniſtres de cet infâme tribunal.

Faria, envoyé contre des corſaires Malais, Chinois & d’autres pirates, alla piller les tombeaux des empereurs de la Chine dans l’iſle de Calampui.

Souza faiſoit renverſer toutes les pagodes ſur les côtes du Malabar ; & l’on égorgeoit inhumainement les malheureux Indiens, qui alloient pleurer ſur les ruines de leurs temples.

Correa terminoit une guerre vive avec le roi de Pégu, & les deux partis devoient jurer l’obſervation du traité ſur les livres de leurs religions. Correa jura ſur un recueil de chanſons, & crut éluder un engagement par ce vil ſtratagème.

Nunès d’Acunha voulut ſe rendre maître de l’iſle de Daman, ſur la côte de Cambaie : les habitans offrirent de la lui abandonner, s’il leur permettoit d’emporter leurs richeſſes. Cette grâce fut refusée, & Nunès les fit tous paſſer au fil de l’épée.

Diego de Silveyra croiſoit dans la mer Rouge. Un vaiſſeau richement chargé le ſalua. Le capitaine vint à ſon bord, & lui préſenta, de la part d’un général Portugais, une lettre qui devoit lui ſervir de paſſe-port. Cette lettre ne contenoit que ces mots : je ſupplie les capitaines des vaiſſeaux du roi de Portugal, de s’emparer du navire de ce Maure, comme de bonne priſe.

Bientôt les Portugais n’eurent pas, les uns pour les autres, plus d’humanité & de bonne-foi, qu’ils n’en avoient avec les naturels du pays. Preſque tous les états où ils commandoient, étoient divisés en factions.

Il régnoit par-tout dans les mœurs un mélange d’avarice, de débauche, de cruauté & de dévotion. Ils avoient, la plupart, ſept ou huit concubines, qu’ils faiſoient travailler avec la dernière rigueur, & auxquelles ils arrachoient l’argent qu’elles avoient gagné par leur travail. Il y a loin de cette manière de traiter les femmes, aux mœurs de la chevalerie.

Les commandans, les principaux officiers, admettoient à leur table une foule de ces chanteuſes & de ces danſeuſes, dont l’Inde eſt remplie. La molleſſe s’étoit introduite dans les maiſons & dans les armées, C’étoit en palanquin que les officiers marchoient à l’ennemi. On ne leur trouvoit plus ce courage brillant qui avoit ſoumis tant de peuples. Les Portugais ne combattoient guère ſans l’appât d’un riche butin. Bientôt le monarque ne toucha plus le produit des tributs que lui payoient plus de cent cinquante princes de l’Orient. Cet argent ſe perdit dans les mains qui l’avoient arraché. Tel étoit le brigandage dans les finances, que les tributs des ſouverains ; le produit des douanes, qui devoit être immenſe ; les impôts qu’on levoit en or, en argent, en épiceries ſur les peuples du continent & des iſles, ne ſuffiſoient pas pour l’entretien de quelques citadelles, & l’équipement des vaſſeaux néceſſaires à la protection du commerce.

Il ſeroit triſte d’arrêter les yeux ſur le déclin d’une nation qui ſe ſeroit ſignalée par des exploits utiles au genre-humain, qui auroit éclairé le monde, ou procuré la ſplendeur & la félicité de ſa contrée, ſans être le fléau de ſes voiſins ou des régions éloignées. Mais on doit mettre une grande différence entre le héros qui teint la terre de ſon ſang pour la défenſe de & patrie, & des brigands intrépides qui trouvent la mort ſur un ſol étranger, ou qui la font ſouffrir à ſes innocens & malheureux habitans. Sers ou meurs, diſoient inſolemment les Portugais à chaque peuple qui ſe trouvoit ſur leurs pas rapides & enſanglantés. Il eſt doux d’entrevoir la chute de cette tyrannie. Il eſt conſolant d’eſpérer le châtiment des trahiſons, des meurtres, des cruautés qui la précèdent ou qui la ſuivent. Loin de m’affliger de la décadence de ces farouches conquérans, c’eſt de la ſage politique de Juan de Caſtro que je m’affligerois, parce qu’elle ſemble promettre la rennaiſſance de ce que le vulgaire appelle l’héroïſme des Portugais, & que peut-être moi-même, entraîné par l’habitude, je n’ai pas traité avec l’indignation que je reſſentois. Si cela m’eſt arrivé, j’en demande pardon à Dieu ; j’en demande pardon aux hommes.

Barbares Européens ! l’éclat de vos entrepriſes ne m’en a point imposé. Leur ſuccès ne m’en a point dérobé l’injuſtice. Je me ſuis ſouvent embarqué par la pensée ſur les vaiſſeaux qui vous portoient dans ces contrées lointaines : mais deſcendu à terre avec vous, & devenu témoin de vos forfaits, je me ſuis séparé de vous ; je me ſuis précipité parmi vos ennemis, j’ai pris les armes contre vous ; j’ai baigné mes mains dans votre ſang. J’en fais ici la proteſtation ſolemnelle ; & ſi je ceſſe un moment de vous voir comme des nuées de vautours affamés & cruels, avec auſſi peu de morale & de conſcience que ces oiſeaux de proie ; puiſſe mon ouvrage ; puiſſe ma mémoire, s’il m’eſt permis d’eſpérer d’en laiſſer une après moi, tomber dans le dernier mépris, être un objet d’exécration !