Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 25

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XXV. Brillante adminiſtration de Caſtro.

Caſtro étoit fort inſtruit pour ſon ſiècle. Il avoit l’âme noble, élevée ; & la lecture des anciens l’avoit nourri dans cet amour de la gloire & de la patrie, ſi commun chez les Grecs & chez les Romains.

Dès les premiers tems de ſa ſage & brillante adminiſtration, Cojè-Sophar, miniſtre de Mahmoud, Roi de Cambaie, ſut inſpirer à ſon maître le deſſein d’attaquer les Portugais. Cet homme né, à ce qu’on aſſure, d’un père Italien & d’une mère Grecque, étoit parvenu, de l’eſclavage, au miniſtère & au commandement des armées. Il s’étoit fait Muſulman ; il n’avoit aucune religion, mais il ſavoit faire uſage de la haine que les Portugais avoient inſpirée au peuple par leur mépris pour les religions du pays. Il attira auprès de lui des officiers expérimentés, des ſoldats aguerris, de bons ingénieurs, des fondeurs même qu’il fit venir de Conſtantinople. Ses préparatifs parurent deſtinés contre le Mogol ou contre les Patanes ; & lorſque les Portugais s’y attendoient le moins, il attaqua Diu, s’en rendit le maître, & fît le ſiège de la citadelle.

Cette place, ſituée dans une petite iſle, ſur les côtes du Guzurate, avoit toujours été regardée comme la clef des Indes, dans le tems que les navigateurs ne s’écartoient pas des terres, & que Surate étoit le plus grand entrepôt de l’Orient. Depuis l’arrivée de Gama, elle avoit été conſtamment l’objet de l’ambition des Portugais ; & elle étoit enfin tombée ſous leur domination du tems de d’Acunha. Maſcarenhas, qui en étoit gouverneur au tems dont il s’agit ici, devoit avoir neuf cens hommes, & n’en avoit que trois cens. Le reſte de ſa garniſon, par un abus dès-lors fort commun, faiſoit le commerce dans les villes de la côte. Il alloit ſuccomber, s’il n’eût reçu de prompts ſecours. Caſtro lui en fit paſſer ſous la conduite de ſon fils, qui fut tué. Cojè-Sophar le fut auſſi, & ſa mort ne rallentit pas le ſiège.

Caſtro établit des jeux funèbres à l’honneur de ceux qui étoient morts en combattant pour la patrie. Il fit faire des complimens à leurs parens de la part du gouvernement. Il en reçut lui-même pour la mort de ſon fils aîné. Le ſecond de ſes fils préſidoit aux jeux funéraires, & partit auſſitôt pour Diu, comme pour aller mériter les honneurs qu’il venoit de rendre à ſon frère. La garniſon repouſſoit tous les allants, ſe ſignaloit chaque jour par des actions extraordinaires. Aux yeux des Indiens, les Portugais étoient au-deſſus de l’homme. Heureuſement, diſoit-on, la providence avoit voulu qu’il y en eût peu, comme il y a peu de tigres & de lions, afin qu’ils ne détruiſiſſent pas l’eſpèce humaine.

Caſtro amena lui-même un plus grand ſecours que ceux qu’il avoit envoyés. Il entra dans la citadelle avec des vivres & plus de quatre mille hommes. Il fut délibéré ſi on livreroit bataille. Garcie de Sâ, vieil offcier, impoſa ſilence, & dit : J’ai écouté, il faut combattre. C’étoit l’avis de Caſtro. Les Portugais marchèrent aux retranchemens, & remportèrent une grande victoire. Après avoir délivré la citadelle, il falloit la réparer ; les fonds manquoient, & Caſtro les emprunta en ſon nom.

Il voulut, à ſon retour dans Goa, donner à ſon armée les honneurs du triomphe, à la manière des anciens. Il penſoit que ces honneurs ſerviroient à ranimer le génie belliqueux des Portugais, & que le faſte de cette cérémonie impoſeroit à l’imagination des peuples. Les portes, à ſon entrée, furent ornées d’arcs triomphaux ; les rues étoient tapiſſées ; les femmes, parées magnifiquement, étoient aux fenêtres, & jettoient des fleurs & des parfums ſur les vainqueurs. Le peuple danſoit au ſon des inſtrumens. On portoit l’étendard royal à la tête des troupes victorieuſes, qui marchoient en ordre. Le vice-roi, couronné de feuilles de palmier, étoit monté ſur un char ſuperbe ; les généraux ennemis ſuivoient ſon char, les ſoldats priſonniers marchoient après eux. Les drapeaux qu’on leur avoit enlevés, paroiſſoient renversés & traînans ſur la pouſſière : on faiſoit ſuivre l’artillerie & les bagages pris ſur les vaincus. Des repréſentations de la citadelle délivrée & de la bataille gagnée, relevoient la pompe de cet appareil. Vers, chanſons, harangues, feux de joie, rien ne fut oublié pour rendre cette fête magnifique, agréable, impoſante.

La relation de ce triomphe fut répandue en Europe. Les petits eſprits la trouvèrent ridicule, & les bigots l’appelèrent profane. La reine de Portugal dit à cette occaſion, que Caſtro avoit vaincu en héros chrétien, &, qu’il avoit triomphé en héros payen.