Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 1

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LIVRE TROISIÈME.

Établiſſemens, commerce & conquêtes des Anglois dans les Indes Orientales.

I. Idée de l’ancien commerce des Anglois.

ON ne ſait ni à quelle époque les iſles Britanniques furent peuplées, ni quelle fut l’origine de leurs premiers habitans. Tout ce que nous apprennent les monumens hiſtoriques les plus dignes de foi, c’eſt qu’elles furent ſucceſſivement fréquentées par les Phéniciens, par les Carthaginois, & par les Gaulois. Les négocians de ces nations y alloient échanger des vaſes de terre, du ſel, toutes ſortes d’inſtrumens de fer & de cuivre, contre des peaux, des eſclaves, des chiens de chaſſe & de combat, ſurtout contre de l’étain. L’utilité étoit la meſure des choſes échangées. On portoit à ces peuples ſauvages des choſes auxquelles ils mettoient, avec raiſon, plus d’importance qu’à celles qu’ils offroient. Il ne faut accuſer, ni les uns d’ignorance, ni les autres de mauvaiſe foi. En quelque contrée de l’univers que vous alliez, vous y trouverez l’homme auſſi fin que vous ; & il ne vous donnera jamais que ce qu’il eſtime le moins pour ce qu’il eſtime le plus.

À ne conſulter qu’une ſpéculation vague, on ſeroit porté à penſer que les Inſulaires ont été les premiers hommes policés. Rien n’empriſonne les habitans du continent : ils peuvent en même-tems aller chercher au loin leur ſubſiſtance, & s’éloigner des combats. Dans les iſles, la guerre & les maux d’une ſociété trop reſſerrée, devroient amener plus vite la néceſſité des loix & des conventions. On voit cependant leurs mœurs & leur gouvernement formés plus tard & plus imparfaitement. C’eſt dans leur ſein que ſont nées cette foule d’inſtitutions bizarres, qui mettent des obſtacles à la population. L’antropophagie, la caſtration des mâles, l’infibulation des femelles, les mariages tardifs, la consécration de la virginité, l’eſtime du célibat, les châtimens exercés contre les filles qui ſe hâtoient d’être mères, les ſacrifices humains ; peut-être les jeûnes, les macérations, toutes les extravagances qui naitroient dans les couvens, s’il y avoit un monaſtère d’hommes & de femmes ſurabondant en moines, ſans aucune poſſibilité d’émigration.

Lorſque ces hommes eurent découvert le moyen de s’échapper de l’enceinte étroite où des cauſes phyſiques les avoient tenus renfermés pendant des ſiècles, ils portèrent leurs uſages ſur le continent où ils ſe ſont perpétués d’âge en âge, & où encore aujourd’hui ils mettent quelquefois à la torture les philoſophes qui en cherchent la raiſon. La ſurabondance de la population dans les iſles, fut celle de la lenteur de la civiliſation dans leurs habitans. Il fallut y remédier continuellement par des moyens violens. Le lieu où les membres d’une même famille ſont contraints de s’exterminer les uns les autres, eſt le séjour de l’extrême barbarie. C’eſt le commerce des peuples entre eux qui diminue leur férocité. C’eſt leur séparation qui la fait durer. Les Inſulaires de nos jours n’ont pas entièrement perdu leur caractère primitif ; & peut-être qu’un obſervateur attentif en trouveroit quelques veſtiges dans la Grande-Bretagne même.

La domination Romaine ne fut ni aſſez longue, ni aſſez paiſible, pour beaucoup avancer l’induſtrie des Bretons. Le peu même de progrès qu’avoient fait pendant cette époque la culture & les arts, s’anéantit auſſi-tôt que cette fière puiſſance ſe fut décidée à abandonner ſa conquête. L’eſprit de ſervitude que les peuples méridionaux de la Bretagne avoient contracté, leur ôta le courage de réſiſter d’abord au refoulement des Pictes leurs voiſins, qui s’étoient ſauvés du joug, en fuyant vers le Nord de l’iſle, & peu après aux expéditions plus meurtrières, plus opiniâtres & plus combinées des peuples brigands qui ſortoient en foule des contrées ſeptentrionales de l’Europe.

Tous les empires eurent à gémir de cet horrible fléau, le plus deſtructeur peut-être dont les annales du monde aient perpétué le ſouvenir : mais les calamités qu’éprouva la Grande-Bretagne ſont inexprimables. Chaque année, ſouvent pluſieurs fois l’année, elle voyoit les campagnes ravagées, ſes maiſons brûlées, ſes femmes violées, ſes temples dépouillés, ſes habitans maſſacrés, mis à la torture, ou emmenés en eſclavage. Tous ces malheurs ſe ſuccédoient avec une rapidité qu’on a peine à ſuivre. Lorſque le pays fut détruit au point de ne plus rien offrir à l’avidité de ces barbares, ils s’emparèrent du pays même. À une nation ſuccédoit une nation. La horde qui ſurvenoit, chaſſoit ou exterminoit celle qui étoit déjà établie ; & cette foule de révolutions perpétuoit l’inertie, la défiance & la misère. Dans ces tems de découragement, les Bretons n’avoient guère de liaiſons de commerce avec le continent. Les échanges étoient même ſi rares entre eux, qu’il falloit des témoins pour la moindre vente.

Le cours de tant d’infortunes paroiſſoit devoir être arrêté, par la réunion de tous les royaumes en un ſeul, lorſque Guillaume le Conquérant ſubjugua l’Angleterre, un peu après le milieu du onzième ſiècle. Ceux qui le ſuivoient arrivoient de contrées un peu mieux policées, plus actives, plus induſtrieuſes que celles où ils venoient s’établir. Cette communication devoit rectifier, étendre les idées des peuples qui recevoient la loi. Malheureuſement l’introduction du gouvernement féodal occaſionna une révolution ſi bruſque & ſi entière dans les propriétés, que tout tomba dans la confuſion.

Les eſprits ſe raſſuroient à peine. À peine les vainqueurs & les vaincus commençoient à ſe regarder comme un même peuple, que le génie & les forces de la nation furent employés à ſoutenir les prétentions de ſes ſouverains à la couronne de France. Dans ces cruelles guerres, les Anglois déployèrent des talens & des vertus militaires : mais après de grands efforts & de grands ſuccès, ils furent repouſſés dans leur iſle, où des diſſenſions domeſtiques les replongèrent dans de nouvelles calamités.

Durant ces différens périodes, le commerce fut tout entier entre les mains des Juifs & des Lombards, qu’on favoriſoit & qu’on dépouilloit, qu’on regardoit comme des hommes néceſſaires & qu’on faiſoit mourir, qu’alternativement on chaſſoit & on rappelloit. Ces déſordres étoient augmentés par l’audace des pirates qui, quelquefois protégés par le gouvernement avec lequel ils partageoient leur proie, couroient indifféremment ſur tous les vaiſſeaux, & en noyoient ſouvent les équipages. L’intérêt de l’argent étoit de cinquante pour cent. Il ne ſortoit d’Angleterre que des cuirs, des fourrures, du beurre, du plomb, de l’étain, pour une ſomme modique ; & trente mille ſacs de laine, qui rendoient annuellement une ſomme plus conſidérable. Comme les Anglois ignoroient encore alors l’art de teindre les laines, & celui de les mettre en œuvre avec élégance ; la plus grande partie de cet argent repaſſoit la mer. Pour remédier à cet inconvénient, on appella des manufacturiers étrangers ; & il ne fut plus permis de s’habiller qu’avec des étoffes de fabrique nationale. Dans le même tems, on défendoit l’expoitation des laines manufacturées & du fer travaillé ; deux loix tout-à-fait dignes du ſiècle qui les vit naître.

Henri VII permit aux barons d’aliéner leurs terres, & aux roturiers de les acheter. Cette loi diminua l’inégalité qui étoit entre les fortunes des ſeigneurs & celles de leurs vaſſaux. Elle mit entre eux plus d’indépendance ; elle répandit dans le peuple le déſir de s’enrichir, avec l’eſpérance de jouir de ſes richeſſes.

Ce déſir, cette eſpérance étoient traversés par de grands obſtacles. Quelques-uns furent levés. Il fut défendu à la compagnie des négocians établis à Londres, d’exiger dans la ſuite la ſomme de 1 575 livres de chacun des autres marchands du royaume qui voudroient aller trafiquer aux grandes foires des Pays-Bas. Pour attacher plus de gens à la culture, on avoit ſtatué que perſonne ne pourroit mettre ſon fils ou ſa fille en aucun apprentiſſage, ſans avoir 22 livres 10 ſols de rente en fonds de terre. Cette loi abſurde fut mitigée.

Malheureuſement on laiſſa ſubſiſter en ſon entier, celle qui régloit le prix de toutes les choſes comeſtibles, de la laine, du ſalaire des ouvriers, des étoffes, des vêtemens. Des mauvaiſes combinaiſons firent même ajouter des entraves au commerce. Le prêt à intérêt & les bénéfices du change, furent sévèrement proſcrits, comme uſuraires, ou comme propres à introduire l’uſure. On ignoroit que l’argent, repréſentant de tout, eſt réciproquement repréſenté par toutes les choſes vénales ; que c’eſt une denrée qu’il faut abandonner à elle-même comme les autres ; qu’à chaque inſtant, elle doit hauſſer & baiſſer de prix par mille incidens divers ; que toute police ſur ce point ne peut qu’être abſurde & nuiſible ; qu’un des moyens de multiplier les uſuriers, c’eſt de défendre l’uſure, cette défenſe devenant un privilège excluſif pour quiconque oſe braver l’ignominie ; qu’une ordonnance eſt ridicule toutes les fois qu’il y a des voies certaines pour l’éluder ; que la concurrence générale qui naîtroit d’une liberté illimitée de commercer l’argent, en réduiroit néceſſairement l’intérêt ; que les emprunts ruineux auxquels on veut remédier, ſeroient moins fréquens, l’emprunteur n’ayant qu’à payer le prix de l’argent emprunté : au lieu que dans l’état actuel il faut y ajouter le prix que l’uſurier met à ſa conſcience, à ſon honneur & au péril d’une action illicite ; prix d’autant plus fort que le nombre des uſuriers eſt plus rare, & la loi prohibitive plus rigoureuſement obſervée.

Par le même eſprit d’aveuglement, il fut défendu à la même époque d’exporter l’argent, ſous quelque forme qu’il pût être ; & pour que les marchands étrangers ne puſſent pas l’emporter clandeſtinement, on les obligea à convertir en marchandiſes Angloiſes, le produit entier des marchandiſes qu’ils avoient introduites en Angleterre. La ſortie des chevaux fut prohibée. On n’étoit pas aſſez éclairé, pour voir que cette prohibition feroit négliger d’en multiplier, d’en perfectionner l’eſpèce. Enfin, on établit dans toutes les villes des corporations ; c’eſt-à-dire, que l’état autoriſa tous ceux qui ſuivoient une même profeſſion, à faire les réglemens qu’ils jugeroient utiles à leur conſervation, à leur proſpérité excluſive. La nation gémit encore d’un arrangement ſi contraire à l’induſtrie univerſelle, & qui réduit tout à une eſpèce de monopole.

En voyant tant de loix bizarres, on ſeroit tenté de penſer que Henri n’avoit que de l’indifférence pour la proſpérité de ſon empire, ou qu’il manquoit totalement de lumières. Cependant il eſt prouvé que ce prince, malgré ſon extrême avarice, prêta ſouvent, ſans intérêt, des ſommes conſidérables à des négocians, qui manquoient de fonds ſuffiſans pour les entrepriſes qu’ils ſe propoſoient de faire. La ſageſſe de ſon gouvernement eſt d’ailleurs ſi bien conſtatée, qu’il paſſe, avec raiſon, pour un des plus grands monarques qui ſe ſoient aſſis ſur le trône d’Angleterre. Mais, malgré tous les efforts du génie, il faut pluſieurs ſiècles à une ſcience, avant qu’elle puiſſe être réduite à des principes ſimples. Il en eſt des théories, comme des machines qui commencent toujours par être très-compliquées, & qu’on ne dégage qu’avec le tems, par l’obſervation & l’expérience, des roues paraſites qui en multiplioient le frottement.

Les lumières des règnes ſuivans ne furent pas beaucoup plus étendues ſur les matières qui nous occupent. Des Flamands, habitués en Angleterre, en étoient les ſeuls bons ouvriers. Ils étoient preſque toujours inſultés & opprimés par les artiſans Anglois, jaloux : ſans émulation. On ſe plaignoit que tous les acheteurs alloient à eux, & qu’ils faiſoient hauſſer le prix du grain. Le gouvernement adopta ces préjugés populaires, & il défendit à tous les étrangers d’occuper plus de deux hommes dans leurs atteliers. Les marchands ne furent pas mieux traités que les ouvriers ; & ceux même qui s’étoient fait naturaliſer, ſe virent obligés de payer les mêmes droits que les marchands forains. L’ignorance étoit ſi générale, qu’on abandonnoit la culture des meilleures terres pour les mettre en pâturages, dans le même tems où les loix bornoient à deux mille le nombre des moutons dont un troupeau pourroit être composé. Toutes les liaiſons d’affaires étoient concentrées dans les Pays-Bas. Les habitans de ces provinces achetoient les marchandiſes Angloiſes, & les faiſoient circuler dans les différentes parties de l’Europe. Il eſt vraiſemblable que la nation n’auroit pris de longtems un grand eſſor, ſans le bonheur des circonſtances.

Les cruautés du duc d’Albe firent paſſer en Angleterre d’habiles fabriquans, qui tranſportèrent à Londres l’art des belles manufactures de Flandres. Les persécutions que les réformés éprouvoient en France, donnèrent des ouvriers de toute eſpèce à l’Angleterre. Éliſabeth, qui ne ſavoit pas eſſuyer des contradictions, mais qui vouloit le bien, & le voyoit ; abſolue & populaire ; éclairée & obéie : Éliſabeth ſe ſervit de la fermentation des eſprits, qui étoit générale dans ſes états comme dans le reſte de l’Europe. Et tandis que cette fermentation ne produiſoit chez les autres peuples que des diſputes de théologie, des guerres civiles ou étrangères, elle fit naître en Angleterre une émulation vive pour le commerce & pour les progrès de la navigation.

Les Anglois apprirent à conſtruire chez eux leurs vaiſſeaux, qu’ils achetoient auparavant des négocians de Lubeck & de Hambourg. Bientôt ils firent ſeuls le commerce de Moſcovie, par la voie d’Archangel, qu’on venoit de découvrir ; & ils ne tardèrent pas à entrer en concurrence avec les villes anséatiques, en Allemagne & dans le Nord. Ils commencèrent le commerce de Turquie. Pluſieurs de leurs navigateurs tentèrent, mais ſans fruit, de s’ouvrir par les mers du Nord un paſſage aux Indes. Enfin Drake, Stephens, Cawendiſh, & quelques autres, y arrivèrent, les uns par la mer du Sud, les autres en doublant le cap de Bonne-Eſpérance.