Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 2

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II. Premiers voyages des Anglois aux Indes.

Le fruit de ces voyages fut aſſez grand, pour déterminer, en 1600, les plus habiles négocians de Londres à former une ſociété. Elle obtint un privilège excluſif pour le commerce de l’Inde. L’acte qui le lui donnoit, en fixoit la durée à quinze ans. Il y étoit dit, que ſi ce privilège paroiſſoit nuiſible au bien de l’état, il ſeroit aboli, & la compagnie ſupprimée, en avertiſſant les aſſociés deux ans d’avance.

Cette réſerve dut ſon origine, au chagrin que les communes avoient récemment témoigné, d’une conceſſion qui pouvoit les bleſſer par ſa nouveauté. La reine étoit revenue ſur ſes pas ; &, dans cette occaſion, elle avoit parlé d’une manière digne de ſervir de leçon à tous les ſouverains.

« Meſſieurs, dit-elle aux membres de la chambre, chargés de la remercier, je ſuis très-touchée de votre attachement & de l’attention que vous avez de m’en donner un témoignage authentique. Cette affection pour ma perſonne, vous avoit déterminés à m’avertir d’une faute qui m’étoit échappée par ignorance, mais où ma volonté n’avoit aucune part. Si vos ſoins vigilans ne m’avoient découvert les maux que mon erreur pouvoit produire, quelle douleur n’aurois-je pas reſſentie, moi qui n’ai rien de plus cher que l’amour & la conſervation de mon peuple ? Que ma main ſe deſſèche ſubitement, que mon cœur ſoit frappé d’un coup mortel, avant que j’accorde des privilèges particuliers, dont mes ſujets aient à ſe plaindre. La ſplendeur du trône ne m’a point éblouie, au point de me faire préférer l’abus d’une autorité ſans bornes, à l’uſage d’un pouvoir exercé par la juſtice. L’éclat de la royauté n’aveugle que les princes qui ne connoiſſent pas les devoirs qu’impoſe la couronne. J’oſe penſer qu’on ne me comptera point au nombre de ces monarques. Je ſais que je ne tiens pas le ſceptre pour mon avantage propre, & que je me dois toute entière à la nation, qui a mis en moi ſa confiance. Mon bonheur eſt de voir que l’état a proſpéré juſqu’ici par mon gouvernement, & que j’ai pour ſujets des hommes dignes que je renonçaſſe, pour eux, au trône & à la vie. Ne m’imputez pas les fauſſes meſures où l’on peut m’engager, ni les irrégularités qui peuvent ſe commettre ſous mon nom. Vous ſavez que les miniſtres des princes ſont trop ſouvent conduits par des intérêts particuliers ; que la vérité parvient rarement aux rois, & qu’obligés, dans la foule des affaires qui les accablent, de s’arrêter ſur les plus importantes, ils ne ſauroient tout voir par eux-mêmes ».

D’après ce ſage diſcours, on ſeroit tenté de croire qu’un deſpote juſte, ferme, éclairé, ſeroit le meilleur des ſouverains : mais on ne penſe pas que ſous ſon règne, s’il duroit, les peuples s’aſſoupiroient ſur des droits dont ils n’auroient aucune occaſion de ſe prévaloir, & que rien ne leur ſeroit plus funeſte, que ce ſommeil ſous un règne ſemblable au premier, ſi ce n’eſt ſa continuité ſous un troiſième. Les nations font quelquefois des tentatives pour ſe délivrer de l’oppreſſion de la force, mais jamais pour ſortir d’un eſclavage auquel ils ont été conduits par la douceur. Tôt ou tard, le deſpote, ou foible, ou féroce, ou imbécile, ſuccède à une toute-puiſſance qui n’a point ſouffert d’oppoſition. Les peuples qu’elle écraſe ſe croient faits pour être écrasés. Ils ont perdu le ſentiment de la liberté, qui ne s’entretient que par l’exercice. Peut-être n’a-t-il manqué aux Anglois que trois Éliſabeth pour être les derniers des eſclaves.

Les fonds de la compagnie furent d’abord peu conſidérables. L’armement de quatre vaiſſeaux, qui partirent dans les premiers jours de 1601, en abſorba une partie. On embarqua le reſte en argent & en marchandiſes.

Lancafter, qui conduiſoit l’expédition, arriva l’année ſuivante au port d’Achem, entrepôt alors fort célèbre. On y étoit inſtruit des victoires navales que ſa nation avoit remportées ſur les Eſpagnols ; & cette connoiſſance lui procura l’accueil le plus diſtingué. Le roi fit pour lui, ce qu’il auroit fait pour ſon égal : il voulut que ſes propres femmes, richement vêtues, jouâſſent, en ſa préſence, des airs de danſe ſur pluſieurs inſtrumens. Cette faveur fut ſuivie de toutes les facilités qu’il étoit poſſible de déſirer, pour l’établiſſement d’un commerce sûr & avantageux. L’amiral Anglois fut reçu à Bantam, comme dans le premier lieu où il avoit relâché ; & un bâtiment qu’il avoit détaché pour les Moluques, lui apporta une aſſez grande quantité de girofle & de muſcade. Avec ces précieuſes épiceries, & les poivres qu’il avoit chargés à Java, à Sumatra, il regagna heureuſement l’Europe.

La ſociété, qui avoit chargé cet homme ſage de ſes intérêts, fut déterminée par ce premier ſuccès, à former aux Indes des établiſſemens ; mais à ne les former que du conſentement des nations indigènes. Elle ne voulut pas débuter par des conquêtes. Ses expéditions ne furent que les entrepriſes de négocians humains & juſtes. Elle ſe fit aimer : mais cet amour ne lui valut que quelques comptoirs, & ne la mit pas en état de ſoutenir la concurrence des peuples qui ſe faiſoient craindre.

Les Portugais & les Hollandois poſſédoient de grandes provinces, des places bien fortifiées, & de bons ports. Ces avantages aſſuroient leur commerce contre les naturels du pays & contre de nouveaux concurrens ; facilitoient leurs retours en Europe ; leur donnoient les moyens de ſe défaire utilement des marchandiſes qu’ils portoient en Aſie, & d’obtenir à un prix honnête celles qu’ils vouloient acheter. Les Anglois, au contraire, dépendans du caprice des ſaiſons & des peuples, ſans forces & ſans aſyle, ne tirant leurs fonds que de l’Angleterre même, ne pouvoient, ſelon les idées alors reçues, faire un commerce avantageux. Ils pensèrent qu’on acquéroit difficilement de grandes richeſſes ſans de grandes injuſtices ; & que pour ſurpaſſer, ou même balancer les nations qu’ils avoient cenſurées, il falloit imiter leur conduite. C’étoit une erreur qui les jetta dans de fauſſes routes. Avec des maximes plus ſaines, ils auroient ſenti que ſi la bonté, la douceur, la bienfaiſance, l’humanité ne conduiſent pas auſſi rapidement à la proſpérité que la violence : aſſiſe ſur ces reſpectables baſes, la puiſſance en eſt plus ſolide & plus durable. On n’obtient de la tyrannie qu’une autorité précaire, qu’une poſſeſſion troublée. Celle qui émane de la juſtice finit par tout envahir. L’empire de la force eſt regardé comme un fléau, l’empire de la vertu comme une bénédiction ; & je ne me perſuaderai jamais qu’il ſoit indifférent de s’annoncer aux nations étrangères, ou comme des eſprits infernaux, ou comme des intelligences céleſtes.

Le projet de faire des établiſſemens ſolides & de tenter des conquêtes, paroiſſoit au-deſſus des forces d’une ſociété naiſſante ; mais elle ſe flatta qu’elle ſeroit protégée, parce qu’elle ſe croyoit utile. Ses eſpérances furent trompées. Elle ne put rien obtenir de Jacques I, prince foible, infecté de la fauſſe philoſophie de ſon ſiècle, bel-eſprit, ſubtil & pédant, plus fait pour être à la tête d’une univerſité que d’un empire. La compagnie, par ſon activité, par ſa persévérance, par le bon choix de ſes officiers & de ſes facteurs, ſuppléa au ſecours que lui refuſoit ſon ſouverain. Elle bâtit des fort ; elle fonda des colonies aux iſles de Java, de Pouleron, d’Amboine & de Banda. Elle partagea ainſi avec les Hollandois, le commerce des épiceries, qui ſera toujours le plus ſolide de l’Orient, parce que ſon objet eſt devenu un beſoin réel. Il étoit encore plus important dans ce tems-là, parce que le luxe de fantaiſie n’avoit pas fait alors en Europe les progrès qu’il a faits depuis ; & que les toiles des Indes, les étoffes, les thés, les vernis de la Chine, n’avoient pas le débit prodigieux qu’ils ont aujourd’hui.