Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 18

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XVIII. Moyens imaginés par Law, pour tirer les finances de France du déſordre où elles ſont tombées. Part qu’a la compagnie à l’exécution de ſes projets.

Cet Ecoſſois étoit un de ces hommes à projets, de ces empiriques d’état, qui promènent en Europe leurs talens & leur inquiétude. Il étoit grand calculateur ; & ce qui paroit preſque incompatible, doué en même-tems d’une imagination vive & ardente. Ces rapports d’eſprit & de caractère plurent au régent, & bientôt le ſubjuguèrent. Law promit de rétablir les finances, & fit aisément goûter à ce prince, diſſipateur & ingénieux, un plan qui lui faiſoit eſpérer de l’argent & de la gloire. Voici quelles furent l’enchaînement & le réſultat de ſes opérations.

D’abord, il obtint d’établir à Paris, dans le cours de mai 1716, une banque, dont le fonds de ſix millions, fut formé par douze cens actions, de mille écus chacune.

Il n’étoit pas permis à cette banque de faire le moindre emprunt. Tout commerce lui fut interdit, & ſes engagemens devoient être à vue. Chaque citoyen, chaque étranger y pouvoient dépoſer leur argent ; & elle s’obligeoit à faire tous leurs paiemens, moyennant cinq ſols par trois mille livres. Ses billets, qu’elle livroit pour un gain modique, étoient acquittés dans toutes les provinces par les directeurs des monnoies qui étoient ſes correſpondans, & qui, de leur coté, tiroient ſur ſa caiſſe. Son papier étoit également reçu dans les principales places de l’Europe, au cours où ſe trouvoit le change, aux époques de l’échéance.

Les ſuccès du nouvel établiſſement confondirent les ennemis de ſon fondateur, ſurpaſſèrent peut-être ſes eſpérances. Son influence ſe fit ſentir dès les premiers jours. Une circulation rapide de l’argent, qu’une défiance univerſelle retenoit dans l’inaction depuis ſi long-tems, redonna du mouvement à tout. Les arts, la culture, les ateliers furent ranimés. Les conſommations reprirent leur ancien cours. Les négocians, trouvant à cinq pour cent l’avance de leurs lettres de change en effets qui valoient des métaux, recommencèrent leurs ſpéculations. Le cours de l’uſure fut arrêté, parce que les capitaliſtes ſe virent obligés de conſentir au même intérêt que prenoit la banque. Lorſque les étrangers purent compter ſur la nature des paiemens qu’ils auroient à faire, ils redemandèrent des productions dont ils ſe privoient à regret. Au grand étonnement de toutes les nations, le change remonta à l’avantage de la France.

C’étoit beaucoup, mais ce n’étoit pas tout le bien poſſible & néceſſaire. Au mois de mars 1717, il fut arrêté que les billets de banque ſeroient reçus en paiement des impoſitions dans tous les bureaux, & qu’ils ſeroient acquittés à vue & ſans eſcompte par ceux qui étoient chargés du maniement des deniers publics. Par ce règlement important, on retenoit le produit des tributs dans les provinces, on épargnoit au prince & à la nation la voiture de l’argent, & les retraits auſſi multipliés qu’inutiles, qu’il faiſoit entre les mains de divers tréſoriers. Cette opération, qui porta le crédit de la banque au plus haut période, ne fut pas moins utile au gouvernement. Ses recouvremens ne ſe firent pas ſeulement ſans ces violences, qui, depuis ſi long-tems, décrioient l’adminiſtration & déſeſpéroient les peuples ; il vit encore dans ſes revenus une augmentation continuelle & rapide, qui ne pouvoir pas manquer de changer un jour ſa ſituation.

Le ſpectacle ineſpéré de tant d’avantages fit regarder Law comme un génie juſfe, étendu, élevé, qui dédaignoit la fortune, qui aimoit la gloire, qui vouloit aller à la poſtérité par de grandes choſes. La reconnoiſſance le jugeoit digne des monumens publics les plus honorables. Cet étranger hardi & entreprenant, profita d’une diſpoſition ſi favorable des eſprits, pour accélérer l’exécution d’un projet qui l’occupoit depuis très-long-tems.

Il obtint au mois d’août 1717 la permiſſion d’établir la compagnie d’Occident, dont les droits ſe bornèrent d’abord au commerce excluſif de la Louyſiane, & des caſtors du Canada. Les privilèges, anciennement accordés pour le commerce d’Afrique, des Indes & de la Chine, ſe fondirent bientôt dans la nouvelle ſociété. Son ambition étoit de rembourſer les dettes de l’état. Pour la mettre en état de ſuivre un ſi grand projet, le gouvernement lui accorda la vente du tabac, les monnoies, les recettes & les fermes générales.

Afin d’accélérer la révolution, Law voulut, le 4 décembre 1718, que la banque qu’il avoit établie deux ans auparavant, & qui, ne confondant pas ſes intérêts avec ceux de l’état, avoit été d’une ſi grande utilité, fût convertie en banque royale. Ses billets tinrent lieu de monnoie entre les particuliers, & on les reçut en paiement dans toutes les caiſſes royales.

Les premières opérations du nouveau ſyſtême ſubjuguèrent toutes les imaginations. Les actions de la compagnie, achetées la plupart avec des billets d’état, & qui l’une dans l’autre ne coûtaient pas réellement cinq cens livres, valurent juſqu’à dix mille francs, payables en billets de banque. Le François, l’étranger, les gens les plus ſensés vendoient leurs contrats, leurs terres, leurs bijoux, pour jouer un jeu ſi extraordinaire. L’or & l’argent tombèrent dans le plus grand aviliſſement. On ne vouloit que du papier.

Il n’étoit peut-être pas impoſſible que cet enthouſiaſme ſe ſoutint aſſez long-tems pour être de quelque utilité, ſi les vues de Law avoient été ſuivies. Ce calculateur, malgré la hardieſſe de ſes principes, vouloit borner le nombre des actions, quoiqu’il ne put être jamais forcé de les rembourſer : mais il étoit ſur-tout déterminé à ne pas répandre pour plus d’un milliard ou douze cens millions de billets de banque. On ſuppoſoit que c’était la maſſe du numéraire qui circuloit dans le royaume ; & il ſe flattoit d’en attirer, par les opérations, une aſſez grande quantité dans les coffres du roi, pour pouvoir faire face à ceux qui voudroient changer en métaux leur papier-monnoie, Un plan, dont le ſuccès étoit ſi peu vraiſemblable, fut encore dérangé par la conduite du régent.

Ce prince avoit reçu de la nature une pénétration vive, une mémoire rare, un ſens droit & juſte. Il dut au travail une éloquence noble, un diſcernement exquis, le goût & la pratique des arts. À la guerre, il montra une valeur brillante, & dans les affaires une dextérité pleine de franchiſe. Son caractère & les circonſtances le placèrent dans des ſituations délicates, où il acquit une grande connoiſſance des hommes & une expérience prématurée. L’eſpèce de diſgrace où il vécut longtems, lui donna des mœurs ſociales. Il étoit d’un accès facile. On n’avoit ni humeur, ni hauteur à craindre dans ſon commerce. Sa converſation étoit inſinuante, & ſes manières remplies de grâce. Il eut de la bonté, ou du moins il en prenoit le maſque.

Tant de qualités aimables, tant de qualités eſtimables ne produiſirent pas les grands effets qu’on en pouvoir attendre. La foibleſſe de Philippe rendit inutiles à la nation tous ces avantages. Jamais il ne put prendre ſur lui de rien refuſer à ſes amis, à ſes ennemis, à ſes maitreffes, ſur-tout à Dubois, le plus corrompu, le plus corrupteur des hommes. Cette impuiſſance éclata ſinguliérement à l’époque du ſyſtême. Pour aſſouvir la cupidité de tous ceux qui avoient l’audace de ſe dire ou de ſe croire néceſſaires, il créa ſix cens vingt-quatre mille actions, dont la valeur s’éleva au-deſſus de ſix milliards, & en billets de banque pour la ſomme de 2 696 400 000 livres.

Une diſproportion ſi énorme entre le papier & l’argent, ſeroit peut-être tolérable chez un peuple libre où elle ſe ſeroit formée par degrés. Les citoyens accoutumés à regarder la nation comme un corps permanent & indépendant, l’acceptent d’autant plus volontiers pour caution, qu’ils ont rarement une connoiſſance exacte de ſes facultés, & qu’ils ont de la juſtice une idée favorable, fondée ordinairement ſur l’expérience. Avec ce préjugé, le crédit y eſt ſouvent porté au-delà des reſſources & des sûretés. Il n’en eſt pas ainſi dans les monarchies abſolues, dans celles ſur-tout qui ont ſouvent violé leurs engagemens. Si dans un inſtant de vertige, on leur accorde une confiance aveugle, c’eſt toujours pour peu de tems. Leur inſolvabilité frappe bientôt les yeux les moins clair-voyans. La bonne-foi du monarque, l’hypothèque, les fonds : tout paroît imaginaire. Le créancier, revenu de ſon premier éblouiſſement, revendique ſon argent avec une impatience proportionnée à ſes inquiétudes. L’hiſtoire du ſyſtême vient à l’appui de cette vérité.

Le déſir d’écarter ceux qui, revenus les premiers de la folie générale, cherchoient à convertir leur papier en métaux, fit recourir à des expédiens, tels que les auroit proposés l’ennemi le plus acharné de l’opération. L’or fut proſcrit dans le commerce. Il fut défendu à tous les citoyens de garder chez eux plus de cinq cens livres en eſpèces. Un édit annonça pluſieurs diminutions ſucceſſives dans les monnoies. Ces tyranniques moyens n’arrêtèrent pas ſeulement les demandes ; ils réduiſirent encore quelques hommes timides à la cruelle néceſſité de porter à la banque de nouveaux fonds. Mais ce ſuccès paſſager ne cachoit pas même l’abîme creuſé ſi imprudemment.

Pour étayer un édifice qui crouloit de toutes parts, il fut arrêté que l’argent ſeroit porté à 82 livres 10 sols le marc ; que le billet de banque seroit réduit à la moitié de sa valeur, & l’action à cinq neuvièmes. Ce rapprochement du papier & de l’argent étoit peut-être l’idée la moins déraiſonnable qu’il fût possible de suivre dans la ſituation désespérée où étoient les affaires. Elle acheva cependant de tout confondre. La consternation fut universelle. Chacun penſa avoir perdu la moitié de son bien, & s’empressa de retirer le reste. Les caisses étoient vuides, & il ſe trouva que les agioteurs n’avoient embrassé que des chimères. Alors, disparut Law, & avec lui l’eſpoir, aveuglément conçu, d’obtenir le rétablissement de la fortune publique par ses lumières. Tout tomba dans la conſusion.

Il ne paroissoit pas possible de débrouiller le cahos. Pour y parvenir, on créa le 26 janvier 1721, un tribunal où les contrats de rente usagère perpétuelle, les actions, les billets de banque, tous les papiers royaux, de quelque nature qu’ils ſussent, devoient être dépoſés dans deux mois, & leur validité discutée enſuite.

On reconnut par cet examen, ſi célèbre ſous le nom de viſa, qu’il avoit été livré à la circulation pour 2 696 400 000 livres de billets de banque. Il en fut brûlé pour 707 327 460 livres qui ne furent pas admis à la liquidation. Les agioteurs furent condamnés à une reſtitution de 187 893 661 liv.

D’autres opérations diminuèrent encore la dette nationale. La machine politique commença à marcher : mais les mouvemens ne furent jamais faciles, ni même réguliers.

De quelque manière que fuſſent depuis adminiſtrées les finances du royaume, elles ne ſe trouvèrent jamais ſuffiſantes pour les dépenſes qu’on ſe permettoit. C’eſt une vérité facheuſe dont nous avons la démonſtration ſous les yeux. Inutilement, on multiplioit les impôts : les beſoins, les fantaiſies, les déprédations augmentoient encore davantage ; & le fiſc s’obéroit toujours. À la mort de Louis XV, le revenu public s’élevoit à 375 331 874 livres. Mais les engagemens, malgré cette foule de banqueroutes qu’on s’étoit permiſes, montaient à 190 858 531 livres, il ne reſtoit donc de libre que 184 473 343 livres. Les dépenſes de l’état exigeoient 210 000 000 livres. C’étoit par conſéquent un vuide de 25 526 657 livres dans le tréſor de l’état.

La nation compte ſur un meilleur uſage du revenu public dans le nouveau règne. Ses eſpérances ont pour baſe l’amour de l’ordre, le dédain du faſte, l’eſprit de juſtice, ces autres vertus ſimples & modeſtes qui parurent ſe raſſembler autour du trône, lorſque Louis XVI y monta.

Jeune prince, toi qui as pu conſerver l’horreur du vice & de la diſſipation, au milieu de la cour la plus diſſolue, & ſous le plus inepte des inſtituteurs, daigne m’écouter avec indulgence ; parce que je ſuis un homme de bien & un de tes meilleurs ſujets ; parce que je n’ai aucune prétention à tes grâces, & que, le matin & le ſoir, je lève des mains pures vers le ciel, pour le bonheur de l’eſpèce humaine & pour la proſpérité & la gloire de ton règne. La hardieſſe avec laquelle je te dirai des vérités que ton prédéceſſeur n’entendit jamais de la bouche de ſes flatteurs, & que tu n’entendras pas davantage de ceux qui t’entourent, eſt le plus grand éloge que je puiſſe faire de ton caractère.

Tu règnes ſur le plus bel empire de l’univers. Malgré la décadence où il eſt tombé, il n’y a aucun endroit de la terre où les arts & les ſciences ſe ſoutiennent avec autant de ſplendeur. Les nations voiſines ont beſoin de toi, & tu peux te paſſer d’elles. Si tes provinces jouiſſoient de la fécondité dont elles ſont ſufceptibles ; ſi tes troupes, ſans être beaucoup plus nombreuſes, étoient auſſi bien diſciplinées qu’elles peuvent l’être ; ſi tes revenus, ſans s’accroître, étoient mieux adminiſtrés ; ſi l’eſprit d’économie dirigeoit les dépenſes de tes miniſtres & celles de ton palais ; ſi tes dettes étoient acquittées : quelle puiſſance ſeroit auſſi formidable que la tienne ?

Dis-moi, quel eſt le monarque qui commande à des ſujets auſſi patiens, auſſi fidèles, auſſi affectionnés ? Eſt-il une nation plus franche, plus active, plus induſtrieuſe ? L’Europe entière n’y a-t-elle pas pris cet eſprit ſocial qui diſtingue ſi heureuſement notre âge des ſiècles qui l’ont précédé ? Les hommes d’état de tous les pays n’ont-ils pas jugé ton empire inépuiſable ? Toi-même, tu connoîtras toute l’étendue de ſes reſſources, ſi tu te dis ſans délai : Je ſuis jeune, mais je veux le bien. La fermeté triomphe de tous les obſtacles. Qu’on me préſente un tableau fidèle de ma ſituation : quel qu’il ſoit, je n’en ferai point effrayé. Tu as ordonné ; je vais obéir. Ah ! ſi, tandis que je parlerai, deux larmes s’échappent de tes yeux, nous ſommes ſauvés.

Lorſqu’un événement inattendu fit paſſer le ſceptre dans tes mains inexpérimentées, la marine françoiſe, un moment, un ſeul moment redoutable, avoit ceſſé d’exiſter. La foibleſſe, le déſordre & la corruption l’avoient replongée dans le néant, d’où elle étoit ſortie à l’époque la plus brillante de la monarchie. Elle n’avoit pu, ni défendre nos poſſeſſions éloignées, ni préſerver nos côtes de l’invaſion & du pillage. Sur toutes les plages du globe, nos navigateurs, nos commerçans étoient exposés à des avanies ruineuſes, & à des humiliations cent fois plus intolérables.

Les forces & les tréſors de la nation avoient été prodigués pour des intérêts étrangers & peut-être oppoſés aux nôtres. Mais, qu’eſt-ce que l’or, qu’eſt-ce que le ſang en comparaiſon de l’honneur ! Nos armes, autrefois ſi redoutées, n’inſpiroient plus aucun effroi. À peine nous accordoit-on du courage.

Nos envoyés, qui, ſi long-tems, allèrent moins négocier dans les autres cours, qu’y manifeſter les intentions, j’ai preſque dit les volontés de leur maître, nos envoyés étoient dédaignés. Les tranſacfions les plus importantes y étoient conclues, ſans qu’on s’en fût expliqué avec eux. Des puiſſances alliées partageoient entre elles des empires à notre insçu : à notre insçu ! A-t-on jamais annoncé d’une manière plus outrageante & moins équivoque, le peu de poids dont on nous comptait dans la balance générale des affaires politiques de l’Europe ? Ô ſplendeur, ô reſpect du nom François, qu’étois-tu devenu ?

Voilà, jeune ſouverain, la poſition hors des limites de ton empire. Tu baiſſes les yeux, tu n’oſes la regarder. Au-dedans, elle n’eſt pas meilleure.

J’en atteſte cette continuité de banqueroutes exécutées d’année en année, de mois en mois, ſous le règne de tes prédéceſſeurs, C’eſt ainſi qu’on a conduit infailliblement à la dernière indigence, une multitude de ſujets, à qui l’on n’eut d’autre reproche à faire que d’avoir indiſcrètement confié leur fortune à leurs ſouverains, & d’avoir ignoré la valeur de leur promeſſe ſacrée. On rougirait de manquer à ſon ennemi, & les rois, les pères de la patrie, ne rougiſſent point de manquer auſſi cruellement, auſſi baſſement à leurs enfans ! Ô proſtitution abominable de leurs ſermens ! Encore ſi ces malheureuſes victimes pouvaient ſe conſoler par la néceſſité des circonſtances, par l’urgence toujours renaiſſante des beſoins publics : mais, c’eſt après des années d’une longue paix, que ces perfidies ont été conſenties, ſans qu’on en vit d’autre motif que le pillage des finances abandonnées à une foule de mains auſſi viles que rapaces. Vois-en la chaîne deſcendre du trône vers ſes premières marches, & de-là s’étendre vers les derniers confins de la ſociété. Vois ce qui arrive lorſque le monarque sépare ſes intérêts des intérêts de ſes peuples.

Jette les yeux ſur la capitale de ton empire, & tu y trouveras deux claſſes de citoyens. Les uns, regorgeant de richeſſes, étalent un luxe qui indigne ceux qu’il ne corrompt pas ; les autres, plongés dans l’indigence, l’accroissent encore par le maſque d’une aiſance qui leur manque ; car telle est la puissance de l’or, lorſqu’il est devenu le dieu d’une nation, qu’il ſupplée à tout talent, qu’il remplace toute vertu, qu’il faut avoir des richesses ou faire croire qu’on en a. Au milieu de ce ramas d’hommes dissolus, tu verras quelques citoyens laborieux, honnêtes, économes, industrieux, à demi-proscrits par des loix vicieuses que l’intolérance a dictées, éloignés de toutes les fonctions publiques, toujours prêts à s’expatrier, parce qu’il ne leur est pas permis de s’enraciner par des propriétés, dans un état où ils existent sans honneur civil & sans sécurité.

Fixe tes regards sur les provinces où s’éteignent tous les genres d’industrie. Tu les verras succombant sous le fardeau des impoſitions & sous les vexations aussi variées que cruelles de la nuée des satellites du traitant.

Abaisse-les enſuite sur les campagnes & considère d’un œil sec, si tu le peux, celui qui nous enrichit condamné à mourir de misère, l’infortuné laboureur auquel il reste à peine, des terres qu’il a cultivées, aſſez de paille pour couvrir ſa chaumière & ſe faire un lit. Vois le concuſſionnaire protégé tourner auprès de ſa pauvre demeure, pour trouver dans l’apparence de quelque amélioration à ſon triſte ſort le prétexte de redoubler ſes extorſions. Vois des troupes d’hommes, qui n’ont rien, quitter dès l’aurore leur habitation & s’acheminer, eux, leurs femmes, leurs enfans, leurs beſtiaux, ſans ſalaire, ſans nourriture, à la confection des routes, dont l’avantage n’eſt que pour ceux qui poſſèdent tout.

Je le vois. Ton âme ſenſible eſt accablée de douleur ; & tu demandes, en ſoupirant, quel eſt le remède à tant de maux. On te le dira ; tu te le diras à toi-même. Mais auparavant ſache que le monarque qui n’a que des vertus pacifiques peut ſe faire aimer de ſes ſujets, mais qu’il n’y a que la force qui le faſſe reſpecter de ſes voiſins ; que les rois n’ont point de parens, & que les pactes de famille ne durent qu’autant que les contractans y trouvent leur intérêt ; qu’il y a encore moins de fonds à faire ſur ton alliance avec une maiſon artificieuſe, qui exige rigoureuſement l’obſervation des traités faits avec elle, ſans jamais manquer de prétextes pour en éluder les conditions, lorſqu’elles traverſent ſon agrandiſſement ; qu’un roi, le ſeul homme qui ignore s’il a à ſes côtés un véritable ami, n’en a point hors de ſes états & ne doit compter que ſur lui-même ; qu’un empire ne peut pas plus ſubſiſter ſans mœurs & ſans vertu, qu’une famille particulière ; qu’il s’avance comme elle à ſa ruine par les diſſipations, & ne ſe peut relever comme elle que par l’économie ; que le faſte n’ajoute rien à la majeſté du trône ; qu’un de tes aïeux ne ſe montra jamais plus grand que lorſque accompagné de quelques gardes qui lui étoient inutiles, plus ſimplement vêtu qu’un de ſes ſujets, le dos appuyé contre un chêne, il écoutoit les plaintes & décidoit les différends ; & que ton état ſortira de l’abîme creuſé par tes aïeux, ſi tu te réſous à conformer la conduite à celle d’un particulier riche, mais obéré, & cependant aſſez honnête pour vouloir ſatiſfaire aux engagement inconſidérés de ſes pères, & aſſez juſte pour s’indigner de tous les moyens tyranniques & les rejeter.

Demande-toi pendant le jour, pendant la nuit, au milieu du tumulte de la cour, dans le ſilence de ton cabinet, lorſque tu méditeras, & quel eſt l’inſtant où tu ne duſſes pas méditer ſur le bonheur de vingt-deux millions d’hommes que tu chéris, qui t’aiment & qui preſſent par leurs vœux le moment de t’adorer : demande-toi ſi ton intention eſt de perpétuer les profuſions inſenſées de ton palais.

De garder cette multitude d’officiers grands & ſubalternes qui te dévorent.

D’éterniſer le diſpendieux entretien de tant de châteaux inutiles & les énormes ſalaires de ceux qui les gouvernent.

De doubler, tripler les dépenſes de la maiſon par des voyages non moins coûteux qu’inutiles.

De diſſiper en fêtes ſcandaleuſes la ſubſiſtance de ton peuple.

De permettre qu’on élève ſous tes yeux des tables d’un jeu ruineux, ſource d’aviliſſement & de corruption.

D’épuiſer ton tréſor pour fournir au faſte des tiens & leur continuer un état dont la magnificence ſoit l’émule de la tienne.

De ſouffrir que l’exemple d’un luxe perfide dérange la tête de nos femmes & faſſe le déſeſpoir de leurs époux.

De ſacrifier chaque jour à la nourriture de tes chevaux des ſubſiſtances dont l’équivalent nourriroit pluſieurs milliers de tes ſujets qui meurent de faim & de miſère.

D’accorder à des membres qui ne ſont déjà que trop gratifiés & à des militaires largement ſtipendiés pendant de longues années d’oiſiveté, des ſommes extraordinaires pour des opérations qui ſont de leur devoir, & que dans tout autre gouvernement que le tien, ils exécuteroient à leurs dépens.

De perſiſter dans l’infructueuſe poſſeſſion de domaines immenſes qui ne te rendent rien, & dont l’aliénation, en acquittant une partie de la dette, accroîtroit & ton revenu & la richeſſe de la nation. Celui à qui tout appartient comme ſouverain ne doit rien avoir comme particulier.

De te prêter à l’inſatiable avidité de tes courtiſans, & des courtiſans de tes proches.

De permettre que les grands, les magiſtrats, tous les hommes puiſſans ou protégés de ton empire continuent d’écarter loin d’eux le fardeau de l’impôt pour le faire retomber ſur le peuple : eſpèce de concuſſion contre laquelle le gémiſſement des opprimés & les remontrances des hommes éclairés réclament inutilement & depuis ſi long-tems.

De confirmer dans un corps qui poſſède le quart des biens du royaume, le privilège abſurde de s’impoſer à ſa diſcrétion, & par l’épithète de gratuits qu’il ne rougit pas de donner à ſes ſubſides, de te ſignifier qu’il ne te doit rien ; qu’il n’en a pas moins droit à la protection & à tous les avantages de la ſociété, ſans en acquitter aucune des charges, & que tu n’en as aucun à ſa reconnoiſſance.

Lorſqu’à ces queſtions, tu auras fait toi-même les réponſes juſtes & vraies que ton âme ſenſible & royale t’inſpirera, agis en conséquence. Sois ferme. Ne te laiſſe ébranler par aucune de ces repréſentations que la duplicité & l’intérêt perſonnel imagineront pour t’arrêter, peut-être même pour t’inſpirer de l’effroi ; & ſois ſûr d’être bientôt le plus honoré & le plus redoutable des potentats de la terre.

Oui, Louis XVI, tel eſt le fort qui t’attend ; Si c’eſt dans la confiance que tu l’obtiendras, que je ſuis attaché à la vie. Il ne me reſte plus qu’un mot à te dire, mais il eſt important. C’eſt de regarder comme le plus dangereux des impoſteurs, comme l’ennemi le plus cruel de notre bonheur & de la gloire, le flatteur impudent qui ne balancera pas à t’aſſoupir dans une tranquillité funeſte ; ſoit en affoibliſſant à tes yeux la peinture affligeante de la ſituation ; ſoit en t’exagérant l’indécence, le danger, la difficulté de l’emploi des reſſources qui ſe préſenteront à ton eſprit.

Tu entendras murmurer autour de toi. Cela ne ſe peut, & quand cela ſe pourroit, ce ſont des innovations. Des innovations ! Soit. Mais tant de découvertes dans les ſciences & dans les arts n’en ont-elles pas été ? L’art de bien gouverner eſt-il donc le ſeul qu’on ne puiſſe perfectionner ? L’aſſemblée des états d’une grande nation ; le retour à la liberté primitive ; l’exercice reſpectable des premiers actes de la juſtice naturelle, ſeroient-ce donc des innovations ?