Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 32

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XXXII. État actuel de l’iſle de France. Importance de cet établiſſement. Ce qu’on y a fait & ce qui reſte à faire.

Cette autre poſſeſſion a, ſuivant les obſervations de l’Abbé de la Caille, trente-un mille huit cens quatre-vingt-dix toiſes dans ſon plus grand diamètre ; vingt-deux mille cent vingt-quatre dans la plus grande largeur, & quatre cens trente-deux mille ſix cens quatre-vingts arpens de ſuperficie. On y voit un grand nombre de montagnes, mais dont aucune n’a plus de quatre cens vingt-quatre toiſes d’élévation. Les campagnes ſont arrosées par une ſoixantaine de ruiſſeaux, la plupart trop encaiſſés, & dont pluſieurs n’ont de l’eau que dans la ſaiſon des pluies. Quoique le ſol ſoit par-tout couvert de pierres plus ou moins groſſes, qu’il ſe refuſe au ſoc, & qu’il faille le travailler avec la houe, il ne laiſſe pas d’être propre à beaucoup de choſes. Moins profond & moins fertile que celui de Bourbon, il eſt plus généralement ſuſceptible de culture.

Cette iſle occupa long-tems l’imagination de ſes poſſeſſeurs beaucoup plus que leur induſtrie. Ils s’épuiſérent en conjectures ſur l’uſage qu’on en pourroit faire.

Les uns vouloient que ce fût un entrepôt où viendroient aboutir toutes les marchandiſes qu’on tireroit de l’Aſie. Elles devoient y être portées ſur des bâtimens du pays, & versées enſuite dans des vaiſſeaux François. On trouvoit dans cet arrangement une économie manifeſte, puiſque la ſolde & la nourriture des navigateurs Indiens ne coûtent que peu ; on y trouvoit la conſervation des équipages Européens, quelquefois détruits par la ſeule longueur des voyages, plus ſouvent par l’intempérie du climat, ſur-tout dans l’Arabie & dans le Bengale. Ce ſyſtême n’eut aucune ſuite. On craignit que la compagnie ne tombât dans le mépris, ſi elle ne montroit, dans ces parages éloignés, des forces navales propres à lui attirer de la conſidération.

Une nouvelle combinaiſon occupa les eſprits. On conjectura qu’il pourroit être utile d’ouvrir aux habitans de l’iſle de France le commerce des Indes, qui leur avoit été d’abord interdit. Les défenſeurs de cette opinion ſoutenoient qu’une pareille liberté ſeroit une ſource féconde de richeſſe pour la colonie, & par conséquent pour la métropole. Mais l’iſle manquoit alors de vaiſſeaux & de numéraire ; elle n’avoit ni objets d’exportation, ni moyens de conſommation. Par toutes ces raiſons, l’expérience fut malheureuſe, & la colonie fut fixée à l’état d’un établiſſement purement agricole.

Ce nouvel ordre de choſes occaſionna de nouvelles fautes. On fit paſſer de la métropole dans la colonie des hommes qui n’avoient ni le goût ni l’habitude du travail. Les terreins furent diſtribués au haſard, & ſans diſtinguer ce qu’il falloit défricher de ce qui ne devoit pas l’être. Des avances furent faites au cultivateur, non en proportion de ſon induſtrie, mais de la protection qu’il avoit ſu ſe ménager dans l’adminiſtration. La compagnie, qui gagnoit cent pour cent ſur les marchandiſes qu’elle envoyoit d’Europe, & cinquante pour cent ſur celles qui lui venoient de l’Inde, exigea que les productions du pays fuſſent livrées à vil prix dans ſes magaſins. Pour comble de malheur, le corps qui avoit concentré dans ſes mains tous les pouvoirs, manqua aux engagemens qu’il avoit pris avec ſes ſujets ou, ſi l’on veut, avec ſes eſclaves.

Sous un tel régime, toute eſpèce de bien étoit impoſſible. Le découragement jettoit la plupart des colons dans l’inaction. Ceux auxquels il reſtoit quelque activité, ou n’avoient pas les moyens qui conduiſent à la proſpérité, ou n’étoient pas ſoutenus par cette force de l’âme qui fait ſurmonter les difficultés inſéparables des nouveaux établiſſemens. Les obſervateurs, qui voyoient l’agriculture de l’iſle de France, ne la trouvoient guère différente de celle qu’ils avoient apperçue parmi les ſauvages.

En 1764, le gouvernement prit la colonie ſous ſa domination immédiate. Depuis cette époque juſqu’en 1776, il s’y eſt ſucceſſivement formé une population de ſix mille trois cens quatre-vingt-ſix blancs, en y comprenant deux mille neuf cens cinquante-cinq ſoldats ; de onze cens quatre-vingt-dix-neuf noirs libres ; de vingt-cinq mille cent cinquante-quatre eſclaves, & de vingt-cinq mille trois cens ſoixante-ſept têtes de bétail.

Le cafier a occupé un aſſez grand nombre de bras : mais des ouragans, qui ſe ſont ſuccédés avec une extrême rapidité, n’ont pas permis de tirer le moindre avantage de ces plantations. Le ſol même, généralement ferrugineux & peu profond, paroît s’y refuſer. Auſſi peut-on raiſonnablement douter ſi cette culture réuſſiroit, quand même le gouvernement n’auroit pas cherché à l’arrêter par les impoſitions qu’il a miſes ſur le café, à la ſortie de l’iſle, à ſon entrée en France.

Trois ſucreries ont été établies ; & elles ſuffiſent aux beſoins de la colonie.

On ne recueille encore que quarante milliers de coton. Cette production eſt de bonne qualité, & tout annonce qu’elle ſe multipliera.

Le camphrier, l’aloës, le cocotier, le bois d’aigle, le ſagou, le cardamome, le cannellier, pluſieurs autres végétaux propres à l’Aſie, qui ont été naturalisés dans l’iſle, reſteront vraiſemblablement toujours des objets de curioſité.

Des mines de fer avoient été ouvertes aſſez anciennement. Il a fallu les abandonner, parce qu’elles ne pouvoient pas ſoutenir la concurrence de celles d’Europe.

Perſonne n’ignore que les Hollandois s’enrichiffent, depuis deux ſiècles, par la vente du girofle & de la muſcade. Pour s’en approprier le commerce excluſif, ils ont détruit ou mis aux fers le peuple qui poſſédoit ces épiceries. Dans la crainte d’en voir diminuer le prix dans leurs propres mains, ils ont extirpé la plupart des arbres, & ſouvent brûlé le fruit de ceux qu’ils avoient conſervés.

Cette avidité barbare, dont les nations ſe ſont ſi ſouvent indignées, révoltoit ſinguliérement M. Poivre, qui avoit parcouru l’Aſie en naturaliſte & en philoſophe. Il profita de l’autorité qui lui était confiée à l’iſle de France, pour faire chercher dans les moins fréquentées des Moluques ce que l’avarice avoit ſi long-tems dérobé à l’activité. Le ſuccès couronna les travaux des navigateurs hardis & intelligens qui avoient obtenu ſa confiance.

Le 27 juin 1770, il arriva à l’iſle de France quatre cens cinquante plants de muſcadier, & ſoixante-dix pieds de giroflier ; dix mille muſcades ou germées ou propres à germer, & une caiſſe de baies de girofle, dont pluſieurs étaient hors de terre. Deux ans après, il fut fait une nouvelle importation beaucoup plus conſidérable que la première.

Quelques-unes de ces précieuſes plantes furent envoyées aux iſles de Seychelles, de Bourbon & de Cayenne. Le plus grand nombre reſta à l’iſle de France. Celles qu’on y diſtribua aux particuliers périrent. Les ſoins des plus habiles botaniſtes, les attentions les plus ſuivies, les dépenſes les plus conſidérables ne purent même ſauver dans le jardin du roi, que cinquante-huit muſcadiers, & trente-huit girofliers. Au mois d’octobre 1775, deux de ces derniers arbres portèrent des fleurs, qui ſe convertirent en fruits l’année ſuivante. Ceux que nous avons ſous les yeux ſont petits, ſecs & maigres. Si une longue naturaliſation ne les améliore pas, les Hollandois n’auront eu qu’une fauſſe alarme, & ils reſteront incommutablement les maîtres du commerce des épiceries.

La ſaine politique a preſcrit une autre deſtination à l’iſle de France. C’eſt la quantité de bled qu’il y faut augmenter ; c’eſt la récolte du riz qu’il conviendroit d’y accroître par une meilleure diſtribution des eaux ; ce ſont les troupeaux dont il eſt important d’y multiplier le nombre, d’y perfectionner l’eſpèce.

Ces objets de première néceſſité furent long-tems peu de choſe, quoiqu’il fût aisé de former des pâturages, quoique le ſol rendît vingt pour un. On a imaginé, il n’y a que peu d’années, de faire acheter à un bon prix par le gouvernement, tous les grains que les cultivateurs auroient à vendre ; & à cette époque les ſubſiſtances ſe ſont accrues. Si ce ſyſtême eſt ſuivi ſans interruption, la colonie fournira bientôt des vivres à ſes habitans, aux navigateurs qui fréquenteront ſes rades, aux armées & aux flottes que les circonſtances y amèneront un peu plutôt, un peu plus tard. Alors, l’iſle ſera ce qu’elle doit être, le boulevard de tous les établiſſemens que la France poſſède ou peut un jour obtenir aux Indes ; le centre des opérations de guerre offenſive ou défenſive que ſes intérêts lui feront entreprendre ou ſoutenir dans ces régions lointaines.

Elle eſt ſituée dans les mers d’Afrique, mais à l’entrée de l’Océan Indien. Quoiqu’à la hauteur de côtes arides & brûlantes, elle eſt tempérée & ſaine. Un peu écartée de la route ordinaire, elle en eſt plus ſûre du ſecret de ſes armemens. Ceux qui la déſireſoient plus rapprochée de notre continent, ne voient pas qu’alors il ſeroit impoſſible de ſe porter avec célérité de ſes rades aux golfes de ces contrées les plus éloignés : avantage ineſtimable pour une nation qui n’a aucun port dans l’Inde.

La Grande-Bretagne voit d’un œil chagrin ſous la loi de ſes rivaux une iſle où l’on peut préparer la ruine de ſes propriétés d’Aſie. Dès les premières hoſtilités entre les deux nations, elle dirigera sûrement ſes efforts contre une colonie qui menace la ſource de ſes plus riches tréſors. Quelle honte, quel malheur pour la France, ſi elle s’en laiſſoit dépouiller !

Cependant, que ne faut-il pas craindre, quand on voit que juſqu’à ce jour il n’a pas été pourvu à la défenſe de cette iſle ; que les moyens ont toujours manqué, ou qu’ils ont été mal employés ; que d’année en année, la cour de Verſailles a attendu, pour prendre un parti, les dépêches des adminiſtrateurs, comme on attend le retour d’un courrier de la frontière ; qu’à l’époque même où nous écrivons, les eſprits ſont partagés peut-être ſur le genre de protection qu’il convient d’accorder à une poſſeſſion de cette importance ?

Les gens de mer penſent généralement que c’eſt aux forces navales ſeules à procurer la sûreté de l’iſle de France : mais, de leur aveu, elles ne pourront remplir leur deſtination que lorſqu’on les aura miſes à l’abri des ouragans ſi fréquens & ſi terribles dans ces parages, depuis le mois de décembre juſqu’à celui d’avril. Il a péri, en effet, un ſi grand nombre de navires marchands, & des eſcadres entières ont eu ſi fort à ſouffrir, même dans le Port-Louis, le ſeul où abordent maintenant les navigateurs, qu’on ne ſauroit trop tôt travailler à ſe garantir de ces effroyables cataſtrophes. Le gouvernement s’occupa peu pendant long-tems d’un objet ſi intéreſſant. Il s’eſt enfin déterminé à faire creuſer dans cette rade un aſſez grand baſſin, avec l’eſpoir conſolant que les bâtimens de toute grandeur y trouveront quelque jour un aſyle sûr.

Cette opération ne ſauroit être pouſſée trop vivement ; mais en la ſuppoſant exécutée avec tout le bonheur poſſible, les forces maritimes ne ſuffiront pas encore à la défenſe de la colonie. L’état ne fera jamais la dépenſe d’une eſcadre toujours en ſtation dans ces parages. Il eſt poſſible que l’iſle ſoit aſſaillie durant ſon abſence. La tempête ou les maladies peuvent la ruiner. Forte ou foible, elle eſt expoſée à être battue. Fût-elle victorieuſe, on pourroit avoir mis durant le combat, des troupes à terre. Elles marcheroient au port, s’en empareroient ainſi que des vaiſſeaux vainqueurs qui s’y ſeroient réfugiés pour ſe radouber. Par cette combinaiſon, qui eſt très-ſimple, un établiſſement précieux tomberoit, ſans coup férir, au pouvoir d’un ennemi hardi & intelligent. De ces inquiétudes bien fondées, dérive la néceſſité des fortifications.

Quelques ingénieurs avoient pensé que des batteries judicieuſement placées ſur les côtes, ſeroient ſuiffiſantes pour empêcher l’aſſaillant d’aborder. Mais depuis qu’il a été conſtaté que l’iſle étoit acceſſible pour des bateaux dans la plus grande partie de la circonférence, que même en beaucoup d’endroits la deſcente pouvoit être exécutée de vive force ſous la protection des vaiſſeaux de guerre, ce ſyſtême a été proſcrit. On a compris qu’il y auroit une infinité de poſitions à fortifier ; que les dépenſes ſeraient ſans bornes ; qu’il faudrait de trop nombreuſes troupes ; & que leur diſperſion laiſſeroit chaque point expoſé à l’événement d’un débarquement ſurpris ou bruſqué.

L’idée d’une guerre de chicane n’a pas été jugée plus heureuſe. Jamais l’iſle de France ne réunira aſſez de troupes pour réſiſter, malgré l’avantage des poſtes, à celles que l’ennemi y pourra porter. Les défenſeurs de cette opinion ont voulu faire valoir l’aſſiſtance des colons & des eſclaves : mais on les a réduits enfin à convenir que ce concours qui pouvoit être de quelque utilité derrière de bons remparts, devoit être compté pour rien ou pour peu de choſe en raſe campagne.

Le projet d’une ville bâtie & fortifiée dans l’intérieur des terres a eu long-tems des partiſans. Cet établiſſement leur paroiſſoit propre à éloigner l’aſſaillant du centre de la colonie, & à le forcer, avec le tems, de renoncer à ſes premiers avantages. Ils refuſoient de voir que ſans aucun mouvement de la part d’un ennemi, devenu maître des ports & des côtes, la garniſon, privée de toute relation extérieure, ſeroit bientôt réduite à ſe rendre à diſcrétion, ou à mourir de faim. Et quand cet ennemi ſe borneroit à combler les rades, à détruire les arſenaux, les magaſins, tous les édifices publics, n’auroit-il pas rempli ſon principal objet ? Que lui importeroit alors qu’il y eut une fortereſſe & une garniſon au milieu d’une iſle incapable de lui cauſer à l’avenir de l’inquiétude & de la jalouſie ?

Après tant de variations & d’incertitudes, on commence à voir que le ſeul moyen de défendre la colonie eſt de mettre ſes deux ports en sûreté ; d’établir entre eux une communication qui leur procure des relations intérieures ; qui facilite une libre répartition des forces ſuivant les deſſeins de l’ennemi, & qui rende communes les reſſources qui pourroient arriver du dehors par l’une ou l’autre de ces rades.

Juſqu’ici le Port-Bourbon où les Hollandois avoient formé leur établiſſement, & le Port-Louis, le ſeul où les François abordent, n’avoient point paru ſuſceptibles de fortification ; le premier pour ſa vaſte étendue, le ſecond à cauſe des hauteurs irrégulières dont il eſt entouré. M. le Chevalier d’Arçon a proposé un plan qui a fait diſparoître les difficultés, & qui, après la plus profonde diſcuſſion, a obtenu le ſuffrage des hommes les plus versés dans cet art important. Les dépenſes qu’entraîneroit l’exécution de ce grand projet ont été ſévérement calculées, & l’on aſſure qu’elles ne ſont pas conſidérables.

Mais quelle quantité de troupes exigeroient ces fortifications ? L’habile ingénieur n’en veut que peu habituellement. Il ne ſe diſſimule pas que ſi l’on en envoyoit beaucoup, elles ſeroient bientôt amollies par la chaleur du climat, corrompues par le déſir & l’eſpoir du gain, ruinées par la débauche, énervées par l’oiſiveté. Auſſi les réduit-il en tems de paix à deux mille hommes qu’il ſera facile de contenir, d’exercer, de diſcipliner. Ce nombre lui paroît ſuffifant pour réſiſter aux attaques ſubites & imprévues qui pourroient fondre ſur la colonie. Si de grands préparatifs la menaçoient d’un péril extraordinaire, un miniſtère attentif aux orages qui ſe forment auroit le tems d’y faire paſſer les forces néceſſaires pour la défendre ou pour agir dans l’Indoſtan ſuivant les circonſtances.

Ces vues trouveront des cenſeurs. L’iſle de France coûte annuellement à l’état 8 000 000 livres. Cette dépenſe, qu’il n’eſt guère poſſible de réduire, indigne beaucoup de bons citoyens. Ils voudraient qu’on ſe détachât de cet établiſſement ainſi que de Bourbon qui en eſt une onéreuſe dépendance.

Ce ſeroit en effet le parti qu’il conviendroit de prendre, à n’enviſager que le commerce languiſſant que les François font actuellement dans l’Inde. Mais la politique étend plus loin ſes ſpéculations. Elle prévoie que ſi l’on s’arrêtoit à cette réſolution, les Anglois chaſſeroient des mers d’Aſie toutes les nations étrangères ; qu’ils s’empareroient de toutes les richeſſes de ces vaſtes contrées ; & que de ſi puiſſans moyens réunis dans leurs mains leur donneroient en Europe une influence dangereuſe. Ces conſidérations doivent convaincre de plus en plus la cour de Verſailles de la néceſſité de fortifier ſans délai l’iſle de France ; mais en prenant des meſures efficaces pour n’être pas trompée par les agens qu’elle aura choiſis.

Cependant il y a un rapport ſi néceſſaire entre l’iſle de France & Pondichery, que ces deux poſſeſſions ſont abſolument dépendantes l’une de l’autre : car ſans l’iſle de France, il n’y a point de protection pour les établiſſemens de l’Inde ; & ſans Pondichery, l’iſle de France ſera exposée à l’invaſion des Anglois par l’Aſie comme par l’Europe.

L’iſle de France & Pondichery, conſidérés dans leurs rapports néceſſaires, feront leur sûreté reſpective. Pondichery protégera l’iſle de France par ſa rivalité avec Madras que les Anglois ſeront toujours obligés de couvrir de leurs forces de terre & de mer ; & réciproquement l’iſle de France ſera toujours prête à porter des ſecours à Pondichery ou à agir offenſivement, ſelon les circonſtances.

D’après ces principes, rien de ſi preſſé, après avoir fortifié l’iſle de France, que de mettre Pondichery en état de défenſe. Cette place deviendra le dépôt néceſſaire du commerce qu’on fera dans l’Inde, ainſi que des hommes & des munitions qu’on y enverra. Elle ſervira auſſi à faire reſpecter un petit nombre de troupes, lorſqu’on ſuivra des projets offenſifs.

Lorſque l’iſle de France & Pondichery ſeront arrivés au point de force où il convient de les porter, la cour de Verſailles ne craindra plus d’accorder à ſes négocians la protection que le ſouverain doit à ſes ſujets, dans toute l’étendue de ſa domination. De ſon côté, le miniſtère Britannique ſera plus convaincu qu’il ne l’a paru de la néceſſité de contenir les ſiens dans les bornes de la modération & de la juſtice. Mais fera-t-on renoncer la compagnie Angloiſe aux abus de puiſſance, aux principes relâchés que lui a inſpirés ſon étonnante proſpérité ? On ne ſauroit l’eſpérer. Sa réſiſtance aigrira les eſprits. Les intérêts des deux nations rivales ſe heurteront ; & de ce choc ſortira la guerre.

Loin, & à jamais loin de nous toute idée qui tendrait à rallumer les flambeaux de la diſcorde. Que plutôt la voix de la philoſophie & de la raiſon ſe faſſe entendre des maîtres du monde. Puiſſent tous les ſouverains, après tant de ſiècles d’erreur, préférer la vertueuſe gloire de faire un petit nombre d’heureux, à l’ambition frénétique de dominer ſur des régions dévaſtées & des cœurs ulcérés !

Puiſſent tous les hommes devenus frères, s’accoutumer à regarder l’univers, comme une ſeule famille raſſemblée ſous les yeux d’un père commun ! Mais ces vœux de toutes les âmes éclairées & ſenſibles, paraîtront des rêves dignes de pitié, aux miniſtres ambitieux qui tiennent les rênes des empires. Leur inquiète activité continuera à faire répandre des torrens de ſang.

Ce ſeront des miſérables intérêts de commerce, qui mettront de nouveau les armes à la main des François & des Anglois. Quoique la Grande-Bretagne dans la plupart des guerres, ait pour but principal de détruire l’induſtrie de ſes voiſins, & que la ſupériorité de ſes forces navales nourriſſe cette eſpérance tant de fois trompée, on peut prédire qu’elle chercheroit à éloigner les foudres & les ravages des mers d’Aſie, ou elle auroit ſi peu à gagner & tant à perdre. Cette puiſſance n’ignore pas les vœux ſecrets qui ſe forment de toutes parts, pour le renverſement d’un édifice qui offuſque tous les autres de ſon ombre. Le ſouba du Bengale eſt dans un déſeſpoir ſecret, de n’avoir pas même une apparence d’autorité. Celui du Décan ne ſe conſole pas de voir tout ſon commerce dans la dépendance d’une nation étrangère. Le nabab d’Arcate n’eſt occupé qu’à diſſiper les défiances de ſes tyrans. Les Marattes s’indignent de trouver par-tout des obſtacles à leurs rapines. Toutes les puiſſances de ces contrées ou portent des fers, ou ſe croient à la veille d’en recevoir. L’Angleterre voudroit-elle que les François devinſſent le centre de tant de haines, ſe miſſent à la tête d’une ligue univerſelle ? Ne peut-on pas prédire, au contraire, qu’une exacte neutralité pour l’Inde ſeroit le parti qui lui conviendroit le mieux, & qu’elle embraſſeroit avec le plus de joie.

Mais ce ſyſtême conviendroit-il également à ſes rivaux ? on ne le ſauroit croire. Les François ſont inſtruits, que des moyens de guerre préparés à l’iſle de France, pourroient être employés très-utilement ; que les conquêtes de l’Angleterre ſont trop étendues pour n’être pas exposées, & que depuis que les officiers qui avoient de l’expérience ſont rentrés dans leur patrie, les poſſeſſions Britanniques dans l’Idoſtan ne ſont défendues que par des jeunes gens, plus occupés de leur fortune que d’exercices militaires. On doit donc préſumer qu’une nation belliqueuſe ſaiſiroit rapidement l’occaſion de réparer ſes anciens déſaſtres. À la vue de ſes drapeaux, tous les ſouverains opprimés ſe mettroient en campagne ; & les dominateurs de l’Inde, entourés d’ennemis, attaqués à la fois au Nord & au Midi, par mer & par terre, ſuccomberoient néceſſairement.