Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 33

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XXXIII. Principes que doivent ſuivre les François dans l’Inde, s’ils parviennent à y rétablir leur conſidération & leur puiſſance.

Alors les François, regardés comme les libérateurs de l’Indoſtan, ſortiront de l’état d’humiliation auquel leur mauvaiſe conduite les avoit réduits. Ils deviendront l’idole des princes & des peuples de l’Aſie, ſi la révolution qu’ils auront procurée devient pour eux une leçon de modération. Leur commerce ſera étendu & floriſſant, tout le tems qu’ils ſauront être juſtes. Mais cette proſpérité finiroit par des cataſtrophes, ſi une ambition démeſurée les pouſſoit à piller, à ravager, à opprimer. Ils auroient à leur tour le ſort des inſensés, des cruels rivaux qu’ils auraient abaiſſés.

Conquérir ou ſpolier avec violence, c’eſt la même choſe. Le ſpoliateur & l’homme violent ſont toujours odieux.

Peut-être eſt-il vrai qu’on n’acquiert pas rapidement de grandes richeſſes, ſans commettre de grandes injuſtices : mais il ne l’eſt pas moins que l’homme injuſte ſe fait haïr ; mais il eſt incertain que la richeſſe qu’il acquiert le dédommage de la haine qu’il encourt.

Il n’y a pas une ſeule nation qui ne ſoit jaloufe de la proſpérité d’une autre nation. Pourquoi faut-il que cette jalouſie ſe perpétue, malgré l’expérience de ſes funeſtes ſuites ?

Il n’y a qu’un moyen légitime de l’emporter ſur ſes concurrens : c’eſt la douceur dans le régime ; la fidélité dans les engagemens ; la qualité ſupérieure dans les marchandiſes, & la modération dans le gain. À quoi bon en employer d’autres qui nuiſent plus à la longue qu’ils ne ſervent dans le moment ?

Que le commerçant ſoit humain, qu’il ſoit juſte ; & s’il a des poſſeſſions, qu’elles ne ſoient point uſurpées. L’uſurpation ne ſe concilie point avec une jouiſſance tranquille.

Uſer de politique ou tromper adroitement ; c’eſt la même choſe. Qu’en réſulte-t-il ? Une méfiance qui naît au moment où la duplicité ſe manifeſte & qui ne finit plus.

S’il importe au citoyen de ſe faire un caractère dans la ſociété il importe tout autrement encore à une nation de s’en faire une chez les nations, au milieu deſquelles ſon projet eſt de s’établir & de proſpérer.

Un peuple ſage ne ſe permettra aucun attentat ni ſur la propriété, ni ſur la liberté. Il reſpectera le lien conjugal ; il ſe conformera aux uſages ; il attendra du tems le changement dans les mœurs. S’il ne fléchit pas le genou devant les dieux du pays, il ſe gardera bien d’en briſer les autels. Il faut qu’ils tombent de vétuſté. C’eſt ainſi qu’il ſe naturaliſera.

À quoi le maſſacre de tant de Portugais, de tant de Hollandois, de tant d’Anglois, de tant de François, nous aura-t-il ſervi, s’il ne nous apprend pas à ménager les indigènes ? Si vous en uſez avec eux comme vos prédéceſſeurs ont fait, n’en doutez pas, vous ſerez maſſacrés comme eux.

Ceſſez donc d’être fourbes, quand vous vous préſenterez ; rampans, quand vous ſerez reçus ; inſolens, lorſque vous vous croirez en force ; & cruels, quand vous ſerez devenus tout puiſſans.

Il n’y a que l’amour des habitans d’une contrée qui puiſſe rendre ſolides vos établiſſemens. Faites que ces habitans vous défendent, s’il arrive qu’on vous attaque. Si vous n’en êtes pas défendus, vous en ſerez trahis. Les nations ſubjuguées ſoupirent après un libérateur, les nations vexées ſoupirent après un vengeur ; & ce vengeur elles ne tarderont pas à le trouver.

Serez-vous toujours aſſez inſensés pour préférer des eſclaves à des hommes libres ; des ſujets mécontens à des ſujets affectionnés ; des ennemis à des amis ; des ennemis à des frères ?

S’il vous arrive de prendre parti entre des princes divisés, n’écoutez pas légèrement la voix de l’intérêt contre le cri de la juſtice. Quel peut être l’équivalent de la perte du nom de juſte ? Soyez plutôt médiateurs qu’auxiliaires. Le rôle de médiateur eſt toujours honoré ; celui d’auxiliaire toujours périlleux.

Continuerez-vous à maſſacrer, empriſonner, dépouiller ceux qui ſe ſont mis ſous votre protection ? Fiers Européens, vous n’avez pas toujours vaincu par les armes. Ne rougirez-vous pas enfin de vous être tant de fois abaiſſés au rôle de corrupteurs des braves chefs de vos ennemis ?

Qu’atteſtent ces forts dont vous avez hériſſé toutes les plages ? Votre terreur & la haine profonde de ceux qui vous entourent. Vous ne craindrez plus, quand vous ne ſerez plus haïs. Vous ne ſerez plus haïs, quand vous ſerez bienfaiſans. Le barbare, ainſi que l’homme civilisé, veut être heureux.

Les avantages de la population & les moyens de l’accélérer ſont les mêmes ſous l’un & l’autre hémiſphère.

En quelque endroit que vous vous fixiez, ſi vous vous conſidérez, ſi vous agiſſez comme des fondateurs de cités, bientôt vous y jouirez d’une puiſſance inébranlable. Multipliez-y donc les conditions de toutes les eſpèces ; je n’en excepte que le ſacerdoce. Point de religion dominante. Que chacun chante à Dieu l’hymne qu’il lui croit le plus agréable. Que la morale s’établiſſe ſur le globe. C’eſt l’ouvrage de la tolérance.

Le vaiſſeau qui tranſporteroit dans vos colonies des jeunes hommes ſains & vigoureux, de jeunes filles laborieuſes & ſages, ſeroit de tous vos bâtimens le plus richement chargé. Ce ſeroit le germe d’une paix éternelle entre vous & les indigènes.

Ne multipliez pas ſeulement les productions, multipliez les agriculteurs, les conſommateurs, & avec eux toutes les ſortes d’induſtrie, toutes les branches de commerce. Il vous reſtera beaucoup à faire, tant que vos colons ne vous croiſeront pas ſur les mers ; tant qu’ils ne ſeront pas auſſi communs ſur vos rivages, que vos commerçans ſur les leurs.

Puniſſez les délits des vôtres plus ſévérement encore que les délits des indigènes.

C’eſt ainſi que vous inſpirerez à ceux-ci le reſpect de l’autorité des loix.

Que tout agent, je ne dis pas convaincu, mais ſoupçonné de la plus légère vexation, ſoit rappelé ſur le champ. Puniſſez ſur les lieux la vénalité prouvée, afin que les uns ne ſoient pas tentés d’offrir ce qu’il ſeroit infâme aux autres de recevoir.

Tout eſt perdu, tant que vos agens ne ſeront que des protégés ou des hommes mal famés ; des protégés dont il s’agira de réparer la fortune par un brigandage éloigné ; des hommes mal famés qui iront cacher leur ignominie dans vos comptoirs ou vos factoreries. Il n’y a point de probité aſſez confirmée pour qu’on puiſſe, ſans incertitude, l’expoſer au paſſage de la ligne.

Si vous êtes juſtes, ſi vous êtes humains, on reſtera parmi vous ; on fera plus, on quittera des contrées éloignées pour vous aller trouver.

Inſtituez quelques jours de repos. Ayez des fêtes, mais purement civiles. Soyez bénis à jamais, ſi de ces fêtes la plus gaie ſe célèbre en mémoire de votre première deſcente dans la contrée.

Soyez fidèles aux traités que vous aurez conclus. Que votre allié y trouve ſon avantage, le ſeul garant légitime de leur durée. Si je ſuis lézé ou par mon ignorance, ou par votre ſubtilité, c’eſt en vain que j’aurai juré. Le ciel & la terre me relèveront de mon ſerment.

Tant que vous séparerez le bien de la nation qui vous aura reçu, de votre propre utilité, vous ſerez oppreſſeurs ; vous ſerez tyrans ; & ce n’eſt que par le ſeul titre de bienfaiteur qu’on ſe fait aimer.

Si celui qui habite à côté de vous enfonce ſon or ; ſoyez sûr que vous en êtes maudit.

À quoi bon vous oppoſer à une révolution éloignée, ſans doute, mais qui s’exécutera malgré vos efforts ? Il faut que le monde que vous avez envahi s’affranchiſſe de celui que vous habitez. Alors les mers ne sépareront plus que deux amis, que deux frères. Quel ſi grand malheur voyez-vous donc à cela, injuſtes, cruels, inflexibles tyrans ?

L’ouvrage de la ſageſſe n’eſt pas éternel : mais celui de la folie s’ébranle ſans ceſſe, & ne tarde pas à crouler. La première grave ſes caractères, ſes caractères durables ſur le rocher ; la ſeconde trace les ſiens ſur le ſable.

Des établiſſemens ont été formés & renversés ; des ruines ſe ſont entaſſées ſur des ruines ; des eſpaces peuplés ſont devenus déſerts ; des ports remplis de bâtimens ont été abandonnés ; des maſſes que le ſang avoit mal cimentées ſe ſont diſſoutes, ont mis à découvert les oſſemens confondus des meurtriers & des tyrans. Il ſemble que de contrée en contrée la proſpérité ſoit pourſuivie par un mauvais génie qui parle nos différentes langues, mais qui ordonne par-tout les mêmes déſastres.

Que le ſpectacle des fureurs, que nous exerçons les uns contre les autres, cesse enfin d’en venger & d’en réjouir les premières victimes.

Puissent ces idées jetées sans art & dans l’ordre où elles se sont présentées, faire une impression profonde & durable ! Veuille le ciel que je n’aie plus qu’à célébrer votre modération & votre sagesse : car la louange est douce & le blâme est amer à mon cœur. Voyons maintenant quelle a été la conduite des puissances du Nord de l’Europe, pour tenter de prendre part au commerce de l’Asie : car le luxe, en pénétrant aussi dans ces contrées de fer & de glace, leur a fait envier les richesses & les jouissances des autres nations.

Fin du quatrième Livre.