Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IX/Chapitre 28

La bibliothèque libre.

XXVIII. Moyens qu’il conviendroit à la cour de Lisbonne d’employer pour tirer la métropole & les colonies de leur langueur.

Le premier pas vers le bien, ce pas ferme & vigoureux ſans lequel tous les autres ſeroient chancellans, incertains, inutiles, peut-être dangereux, ſera de ſecouer le joug de l’Angleterre. Dans ſa ſituation actuelle, le Portugal ne ſauroit ſe paſſer des marchandiſes étrangères. Il eſt donc de ſon intérêt d’établir la plus grande concurrence de vendeurs poſſible, afin de diminuer la valeur de ce qu’il eſt obligé d’acheter. Comme il n’a pas moins d’intérêt à ſe défaire du ſu- perflu de ſon ſol & de celui de ſes colonies, il doit, par la même raiſon, attirer dans ſes ports le plus qu’il pourra d’acheteurs, pour augmenter la maſſe & le prix de ſes exportations. Rien ne contrarie ces arrangemens économiques.

Le traité de 1703 n’oblige le Portugal qu’à recevoir les étoffes de laine d’Angleterre, aux conditions ſtipulées avant l’interdiction. On peut faire jouir du même avantage les autres nations, ſans s’expoſer au reproche d’avoir manqué à aucun engagement. Une liberté donnée à un peuple, ne fut jamais un privilège excluſif & perpétuel qui pût ôter au prince de qui il émanoit, le droit de le communiquer à d’autres peuples. Il reſte toujours néceſſairement le juge de ce qui convient à ſon état. On ne conçoit pas ce que le miniſtère Britannique pourroit oppoſer de raiſonnable à un roi de Portugal qui lui diroit : je veux attirer chez moi des négocians qui habilleront, qui nourriront mes ſujets à auſſi bon marché, à meilleur marché que vous ; des négocians qui emporteront les productions de mes colonies dont vous ne voulez que l’or.

On peut juger de l’effet que produiroit une conduite si sage par les événemens arrivés indépendamment de cette résolution. Il est prouvé par les registres des douanes Angloises, que la Grande-Bretagne qui naguère, faisoit presque tout le commerce du Portugal, n’y a envoyé, dans l’espace de cinq ans, ou depuis 1762 jusqu’en 1766 inclusivement, que pour 95 613 547 liv. 10 sols de marchandises ; qu’elle a reçu pour 37 761 075 liv. en denrées, & que la solde en argent n’a été que de 57 692 475 liv.

Ce qui trompe l’Europe entière sur l’étendue du commerce Anglois, c’est que tout l’or du Brésil prend la route de la Tamise. Cet écoulement paroît une suite naturelle & nécessaire des affaires de cette nation. On ignore que les métaux ne peuvent sortir librement du Portugal ; qu’il n’est possible de les en extraire que par des vaisseaux de guerre qui ne sont pas visités ; que la Grande-Bretagne en expédie deux toutes les semaines, aussi régulièrement que la mer le permet ; que ces bâtimens portent les richesses de tous les peuples dans leur isle, d’où les négocians, répandus dans différentes contrées, les retiſent, en nature ou en lettres de change, en payant un pour cent.

Le miniſtère Britannique, que ces apparences brillantes n’aveuglent pas ſur la diminution de la plus précieuſe branche de ſon commerce, ſe donne depuis quelque tems des mouvemens incroyables pour la rétablir dans ſon premier état. Ses ſoins n’auront nul ſuccès ; parce que c’eſt un de ces événemens qui ne font pas du reſſort de la politique. Si le mal prenoit ſa ſource dans des faveurs accordées aux nations rivales de l’Angleterre ; ſi cette couronne avoit été dépouillée des privilèges dont elle étoit en poſſeſſion ; des négociations heureuſement conduites, pourroient opérer une nouvelle révolution. Mais la cour de Liſbonne n’a jamais varié dans ſa conduite, ni avec la Grande-Bretagne, ni avec les autres états. Ses ſujets n’ont été décidés à donner la préférence aux marchandiſes qui leur étoient offertes par toutes les parties de l’Europe, que parce que celles de leurs anciens amis, accablées par le poids des taxes, leur revendent à un prix exorbitant. Les Portugais obtiendront encore à meilleur marché pluſieurs des choſes qu’ils achètent, lorſque leur gouvernement aura établi dans ſes ports l’égalité entre tous les peuples.

Après avoir diminué les déſavantages de ſon commerce purement paſſif, la cour de Liſbonne doit travailler à lui donner de l’activité. Ses adminiſtrateurs ſubjugués par le goût dominant du ſiècle, ont déjà établi quelques manufactures de ſoie, de laine & d’acier. Nous penſons qu’il auroit fallu commencer par renouveler les cultures anéanties, par ranimer les cultures languiſſantes.

Le climat du Portugal eſt favorable à la production des ſoies. Elles y furent autrefois très-abondantes. C’étoient des Juifs baptisés, qui les cultivoient & travailloient. L’inquiſition, plus sévère & plus puiſſante ſous la maiſon de Bragance, qu’elle ne l’avoit été au tems de la domination Eſpagnole, les persécuta. La plupart des fabriquans ſe réfugièrent dans le royaume de Valence ; & ceux qui vendoient leur induſtrie, portèrent leurs capitaux en Angleterre & en Hollande, dont ils augmentèrent l’activité. Cette diſperſion ruina ſucceſſivement la culture de la ſoie, de ſorte qu’il n’en reſte point de trace. On peut la reprendre.

Il faut y joindre celle des oliviers. Elle exiſte. Elle fournit conſtamment aux beſoins de l’état. Il n’y a pas même d’année où l’on n’exporte quelques huiles. Ce n’eſt pas aſſez. Il eſt facile au Portugal, d’entrer d’une manière plus marquée en concurrence avec les nations, qui tirent le plus d’avantage de cette production, réſervée aux provinces méridionales de l’Europe.

Les laines ſont également ſuſceptibles d’augmentation. Quoiqu’elles ſoient inférieures à celles d’Eſpagne ; les François, les Hollandois, les Anglois même ne laiſſent pas d’en emporter annuellement douze à treize mille quintaux ; & ils en acheteroient une plus grande quantité encore, s’il s’en trouvoit dans les marchés. Tous ceux qui ont parcouru le Portugal avec cet eſprit d’obſervation qui fait juger ſainement des choſes, penſent que la quantité en pourroit être doublée, ſans faire aucun tort aux autres branches d’induſtrie, peut-être même en les encourageant.

Celle du ſel paroit avoir été pouſſée avec plus de vivacité. Le Nord en tire annuellement cent cinquante mille muids, qui peuvent coûter 1 500 000 livres. Il eſt corroſif, il diminue le poids & le goût des alimens : mais il a l’avantage de conſerver plus long-tems, le poiſſon & la viande que celui de France. Cette propriété le fera plus rechercher, à meſure que la navigation ſera plus étendue.

Ses vins avoient trouvé plus de débouchés que leur goût & leur qualité ne permettoient de l’eſpérer. Des circonſtances particulières les avoient rendus la boiſſon la plus ordinaire du nord de l’Europe & de l’Amérique.

Il étoit impoſſible de prévoir que ce ſeroit la cour de Liſbonne elle-même qui en arrêteroit le cours. L’ordre d’arracher les vignes en Portugal ne peut avoir été dicté que par des intérêts particuliers. Le prétexte dont on s’eſt ſervi pour juſtifier une loi ſi extraordinaire, n’a trompé perſonne. Il eſt connu de tout le monde, que le terrein que couvroient les ſeps, ne peut jamais être utilement employé en grains.

Mais, quand la choſe ſeroit poſſible, ce ne ſeroit pas moins un attentat contre le droit ſacré & impreſcriptible de la propriété. Dans un monaſtère, tout eſt à tous ; rien n’eſt individuellement à perſonne ; les biens forment une propriété commune. C’eſt un ſeul animal à vingt, trente, quarante, mille, dix mille têtes. Il n’en eſt pas ainſi d’une ſociété. Ici, chacun a ſa tête & ſa propriété ; une portion de la richeſſe générale, dont il eſt le maître & maître abſolu, dont il peut uſer ou même abuſer à ſa diſcrétion. Il faut qu’un particulier puiſſe laiſſer ſa terre en friche, ſi cela lui convient, ſans que l’adminiſtration s’en mêle. Si le gouvernement ſe conſtitue juge de l’abus, il ne tardera pas à ſe conſtituer juge de l’us ; & toute véritable notion de propriété & de liberté ſera détruite. S’il peut exiger que j’emploie ma choſe à ſa fantaiſie ; s’il inflige des peines à la contravention, à la négligence, à la folie, & cela ſous prétexte de la notion d’utilité générale & publique, je ne ſuis plus le maître abſolu de ma choſe ; je n’en ſuis que l’adminiſtrateur au gré d’un autre. Il faut abandonner à l’homme en ſociété, la liberté d’être un mauvais citoyen en ce point ; parce qu’il ne tardera pas à en être sévèrement puni par la misère, & par le mépris plus cruel encore que la misère. Celui qui brûle ſa denrée, ou qui jette ſon argent par la fenêtre, eſt un ſtupide trop rare, pour qu’on doive le lier par des loix prohibitives ; & ces loix prohibitives ſeroient trop nuiſibles, par leur atteinte à la notion univerſelle & ſacrée de la propriété. Dans toute conſtitution bien ordonnée, les ſoins du magiſtrat doivent ſe borner à ce qui intéreſſe la sûreté générale, la tranquillité intérieure, la conduite des armées, l’obſervation des loix. Par-tout où vous verrez l’autorité aller plus loin, dites hardiment que les peuples ſont exposés à la déprédation. Parcourez les tems & les nations ; & cette grande & belle idée d’utilité publique, ſe préſentera à votre imagination, ſous l’image ſymbolique d’un Hercule qui aſſomme une partie du peuple aux cris de joie & aux acclamations de l’autre partie, qui ne ſent pas qu’inceſſamment elle tombera écrasée ſous la même maſſue.

Pour revenir au Portugal, il lui faut employer d’autres moyens que ceux dont il s’eſt ſervi pour ranimer la culture du bled. Elle eſt ſi languiſſante que le royaume achète les trois-quarts des grains qu’il conſomme. Peut-être ne devra-t-il jamais à un ſol trop peu arrosé ſa ſubſiſtance entière : mais il lui convient de diminuer le plus qu’il lui ſera poſſible le beſoin qu’il a de ſecours étrangers. Sa population eſt ſuffiſante pour pouſſer vivement ces travaux ; puiſqu’à compter quatre perſonnes & demie par feu, elle s’élève à un million neuf cens ſoixante mille âmes, ſans compter les moines.

La cour de Liſbonne tomberoit dans une erreur bien dangereuſe, ſi elle penſoit que le tems ſeul amènera cette grande révolution. Il lui convient de la préparer par une réforme entière dans les impôts, qui n’ont jamais été bien réglés depuis la fondation de la monarchie, & dont la confuſion augmente d’année en année. Lorſqu’on aura levé les obſtacles, il faudra prodiguer les encouragemens. Un des préjugés les plus funeſtes au bonheur des hommes, à la proſpérité des empires, eſt celui qui veut, qu’il ne faille que des bras pour la culture. L’expérience de tous les âges, prouve qu’on ne peut beaucoup demander à la terre, qu’après lui avoir beaucoup donné. Il n’y a dans le Portugal, que très-peu de cultivateurs en état de faire les avances néceſſaires. Le gouvernement doit venir à leur ſecours. Un revenu de 46 884 531 livres bien adminiſtré, facilitera ces libéralités, ſouvent plus économiques que l’avarice la plus ſordide.

Un premier changement en aſſurera d’autres. Les arts néceſſaires à la culture naîtront infailliblement, & s’élèveront avec elle. De proche en proche, l’induſtrie étendra, pouſſera toutes ſes branches ; & le Portugal ne montrera plus un peuple ſauvage entre des peuples civilités. On ne verra plus le citoyen forcé de languir dans le célibat, ou de s’expatrier, pour trouver de l’occupation. Des maiſons commodes ſe rétabliront ſur des ruines. Des ateliers remplaceront des cloîtres. Aujourd’hui ſemblables à des arbuſtes épars & rampans triſtement ſur le ſol des plus riches mines, les ſujets de cet état, preſqu’anéanti, ceſſeront enfin de manquer de tout, avec leurs fleuves & leurs montagnes d’or. Les métaux relieront dans la circulation, & n’iront plus ſe perdre dans les égliſes. La ſuperſtition finira avec la pareſſe, l’ignorance, le découragement. Les eſprits, qui n’aiment à s’occuper que de débauches & d’expiations, que de miracles & de ſortilèges, s’échaufferont ſur les intérêts publics. La nation débarraſſée de ſes entraves, rendue à ſon activité naturelle, prendra un eſſor digne de ſes premiers exploits.

Le Portugal ſe rappellera, qu’il dut ſon opulence, ſa gloire, ſa force, à ſa marine, & il s’occupera des moyens de la rétablir. Il ne la verra plus réduite à dix-ſept vaiſſeaux de ligne, à vingt-cinq bâtimens de guerre d’un ordre inférieur, à une centaine de navires marchands ; tous mal conſtruits & mal équipés. Sa population, réduite à un million neuf cens ſoixante mille âmes, renaîtra pour couvrir ſes ports & ſes rades de flottes agiſſantes. Cette création ſera difficile, ſans doute, pour une puiſſance dont le pavillon n’eſt connu ſur aucune mer d’Europe, & qui, depuis un ſiècle, a abandonné ſa navigation à qui a voulu s’en ſaiſir ; mais un gouvernement devenu ſage, ſurmontera tous les obſtacles. Une fois parvenu à faire toute la navigation qui lui eſt propre, il retiendra dans l’état des ſommes conſidérables, que le fret en fait ſortir continuellement.

Ce changement influera ſur le ſort des iſles ſoumiſes à la couronne. Madère, dont les exportations annuelles s’élèvent à 4 658 800 l. verra augmenter ſes travaux, ſes proſpérités & ſes richeſſes. L’amélioration des Acores ſera plus grande encore. On ſait que cet archipel, composé de neuf iſles, dont Tercère eſt la principale, n’a que cent quarante-deux mille habitans, & ne vend actuellement à ſa métropole, au Bréſil & à l’Amérique Septentrionale de ſes vins, de ſes toiles, de ſes grains & de ſes beſtiaux que pour 2 440 000 l. Les iſles même du Cap-Verd, malgré les fréquentes séchereſſes qu’elles éprouvent, pourront multiplier leurs mulets & plus particulièrement l’orſeille, cette eſpèce d’herbe couleur de mouſſe que le nord de l’Europe emploie ſi utilement dans ſes teintures. Le gouvernement ne ſe bornera pas à encourager, dans ſes poſſeſſions, les cultures qui y ſont connues. Ses ſoins y en introduiront de nouvelles, que la fertilité du ſol, que la température & la variété du climat ne ceſſent d’appeler.

Ce nouvel eſprit ſe fera ſentir principalement dans le Bréſil, cette grande colonie qui ne fut jamais ce qu’elle devoit être.

Avant 1525, elle ne reçut que quelques proſcrits ſans mœurs ou ſans fortune. Les grands qui, à cette époque, y obtinrent des provinces, en firent un théâtre de carnage & de deſtruction. Ce fut une ſorte de ſoixante ans entre les Portugais qui vouloient tout aſſervir & les Indiens qui ſe refuſoient aux chaînes qu’on leur préſentoit, ou qui les briſoient après les avoir portées.

Les travaux même du peu de Bréſiliens qu’une tyrannie vigilante parvenoit à retenir ſous le joug, étoient peu de choſe. Ceux des Européens n’étoient rien, parce qu’ils ſe ſeroient crus dégradés par les occupations de l’eſclavage. On ne pouvoit attendre quelque ſuccès que des noirs : mais ils ne commencèrent à ſe multiplier que vers 1570.

Dix ans après, le Portugal fut aſſervi ; & l’on croira ſans peine que le gouvernement Eſpagnol, qui laiſſoit tomber dans le cahos ſes anciennes poſſeſſions de l’autre hémiſphère, ne travailla pas à donner une meilleure direction aux colonies d’une nation qui, quoique ſoumiſe, lui étoit ſuſpecte.

Les longues & ſanglantes guerres, que le Bréſil eut à ſoutenir contre les Hollandois, retardèrent de toutes les manières ſon amélioration.

Il vit encore ſes progrès arrêtés par la révolution qui délivra le Portugal de l’Eſpagne, mais en tenant pendant dix-huit ans les deux peuples ſous les armes.

Pendant ces démêlés, les nations de l’Europe qui avoient formé des établiſſemens en Amérique, commencèrent à y cultiver des productions qui, juſqu’alors, avoient été propres au Bréſil. La concurrence en fit baiſſer le prix ; & la colonie découragée n’en exporta plus que la moitié de ce qu’elle vendoit auparavant. Un ſi grand malheur avertiſſoit le miniſtère de la néceſſité de décharger ces denrées des taxes qui les accabloient à leur arrivée dans la métropole. La découverte des mines fit négliger des objets qui parurent dès-lors moins intéreſſans qu’ils ne l’étoient.

L’or & les diamans, ces tréſors, de convention, nuiſirent eux-mêmes aux cultures qu’ils auroient pu encourager. L’eſpoir de faire une fortune brillante, en ramaſſant ces richeſſes fugitives & précaires, détermina un grand nombre de propriétaires à abandonner leurs plantations.

Cette illuſion funeſte commençoit à ſe diſſiper, lorſque les monopoles arrêtèrent le penchant qu’on montroit généralement pour rentrer dans une carrière plus sûre, & même plus lucrative que celle qui avoit d’abord enflammé tant d’imaginations.

Enfin les derniers démêlés avec l’Eſpagne furent une nouvelle ſource de déſolation pour la colonie. On arracha violemment les citoyens à leurs travaux. On en exigea, ſans intérêt, des prêts dont ils ne ſont pas encore remboursés. On ne leur épargna aucun des outrages du plus barbare deſpotiſme.

Maintenant que ces obſtacles à tout bien ſont la plupart levés, il ne faut plus repouſſer les richeſſes qu’offre inutilement le Bréſil depuis trois ſiècles. Le climat eſt ſain dans cette partie du Nouveau-Monde. Les ports y ſont multipliés. Ses côtes, d’un accès facile, ſont généralement fertiles. L’intérieur du pays, encore plus productif & coupé par un grand nombre de fleuves navigables, peut être cultivé pour les beſoins ou les délices de l’Europe. Les productions particulières à l’Amérique y proſpèrent toutes, malgré les dégâts des fourmis, ſans qu’il faille craindre de les voir détruites par ces terribles ouragans, par ces séchereſſes dévorantes qui déſolent ſi ſouvent les meilleures iſles de cet hémiſphère. On y eſt encouragé au travail par l’abondance & le bon marché des ſubſiſtances, des beſtiaux, des eſclaves. Rien n’y manque pour en faire un des plus beaux établiſſemens du globe.

Il le deviendra, lorſqu’on l’aura déchargé de cette multitude d’impôts, de cette foule de traitans qui l’humilient & qui l’oppriment ; lorſque d’innombrables monopoles n’enchaîneront plus ſon activité ; lorſque le prix des marchandiſes qu’on lui porte ne ſera pas doublé par les taxes dont on les accable ; lorſque ſes productions ne paieront plus de droits ou n’en paieront pas de plus conſidérables que celles de ſes concurrens ; lorſque ſa communication avec les autres poſſeſſions nationales aura été débarraſſée des entraves qui la gênent ; lorſqu’on lui aura ouvert les Indes Orientales, & permis de tirer de ſon propre ſein l’argent qu’exigeroit cette liaiſon nouvelle.

La colonie a des bras ſuffiſans pour multiplier, pour étendre ſes travaux. Au tems où nous écrivons, elle compte cent ſoixante-ſeize mille vingt-huit blancs ; trois cens quarante-ſept mille huit cens cinquante-huit eſclaves ; deux cens ſoixante-dix-huit mille trois cens quarante-neuf Indiens : ce qui lui forme une population de huit cens deux mille deux cens trente-cinq perſonnes. On fait monter à deux cens mille le nombre des ſauvages encore errans dans le Bréſil. Peut-être ne ſeroit-il pas impoſſible de leur faire reconnoître l’autorité de la cour de Liſbonne : mais ce ſeroit ſans beaucoup d’utilité, à moins que des adminiſtrateurs plus éclairés que ceux qui les ont précédés, n’imaginâſſent des méthodes qui ont échappé à trois ſiècles de méditation.

Un moyen plus sûr d’augmenter la maſſe des productions ſeroit de recevoir, au Bréſil, tous les étrangers qui voudroient en entreprendre la culture. Une infinité d’Américains, Anglois, François, Hollandois, dont les plantations ſont épuisées ; beaucoup d’Européens qui ont la manie devenue ſi commune de faire promptement fortune, y porteroient leur activité leur induſtrie & leurs capitaux. Ces hommes entreprenans introduiroient un meilleur eſprit dans la colonie, & redonneroient à la race dégénérée des Portugais créoles un reſſort qu’ils ont perdu depuis très-long-tems.

Cet ordre de choſes s’établiroit, ſans bleſſer aucun intérêt. Les deux tiers des bords des grandes rivières ſont en friche. Ces terres vierges appartiennent à la couronne, dont le ſyſtême a toujours été d’accorder gratuitement une lieue de ſol, ſous la condition formelle de le mettre en valeur dans le tems preſcrit. En diſtribuant ces domaines à ſes nouveaux ſujets, elle ne dépouilleroit pas les anciens, & elle augmenteroit ſes cultures ainſi que le nombre de ſes défenſeurs.

Mais pour accélérer les avantages du nouveau plan, il faudroit effacer juſqu’à la moindre trace de l’inquiſition, de ce tribunal horrible, dont le nom ſeul fait frémir les nations qui n’ont pas entièrement renoncé à leur raiſon. Ce ſeroit même peu, ſi l’on ne diminuoit encore l’influence du clergé dans les réſolutions publiques & dans les affaires des particuliers.

On a vu des états favoriſer la corruption des prêtres, pour affaiblir l’aſcendant que la ſuperſtition leur donnoit ſur l’eſprit des peuples. Outre qu’un pareil moyen n’eſt pas infaillible, comme le Bréſil en fournit la preuve, la moral ne ſauroit approuver cette exécrable politique. Il ſeroit plus sûr & plus convenable d’ouvrir indiſtinctement à tous les citoyens, l’entrée du ſanctuaire. Philippe II, devenu le maître du Portugal, régla qu’elle ſeroit fermée à tous ceux dont le ſang auroit été mêlé avec celui des Juifs, des hérétiques & des nègres. Cette diſtinction a fait prendre à un corps, déjà trop puiſſant, un empire dangereux. Elle a été abolie dans les établiſſemens d’Afrique. Pourquoi continue-t-elle en Amérique ? Pourquoi, après avoir ôté au clergé l’autorité que lui donne la naiſſance, ne le pas priver de celle qu’il tire des richeſſes ?

Quelques politiques ont avancé que le gouvernement ne devroit jamais fixer de revenu aux eccléſiaſtiques. Les ſecours ſpirituels qu’ils offrent, ſeront, diſent-ils, payés par ceux qui réclameront leur miniſtère. Cette méthode redoublera leur vigilance & leur zèle. Leur habileté, pour la conduite des âmes, s’accroîtra, chaque jour, par l’expérience, par l’étude & l’application. Ces hommes d’état ont été contredits par des philoſophes qui ont prétendu qu’une économie, dont le but ou l’effet augmenteroit l’activité du clergé, ſeroit funeſte au repos public ; & qu’il valoit mieux endormir ce corps ambitieux dans l’oiſiveté, que de lui donner de nouvelles forces. N’obſerve-t-on pas, ajoutent-ils, que les égliſes ou les maiſons religieuſes ſans rente fixe, ſont des magaſins de ſuperſtition, à la charge du bas peuple ? N’eſt-ce pas là que ſe fabriquent les ſaints, les miracles, les reliques, toutes les inventions dont l’impoſture a accablé la religion ? Le bien des empires veut que le clergé ait une ſubſiſtance aſſurée ; mais ſi modique, qu’elle borne néceſſairement le faſte du corps & le nombre des membres. La misère le rend fanatique, l’opulence le rend indépendant ; l’un & l’autre le rendent séditieux.

Ainſi le penſoit du moins un philoſophe qui diſoit à un grand monarque. Il eſt dans vos états un corps puiſſant, qui s’eſt arrogé le droit de ſuſpendre le travail de vos ſujets autant de fois qu’il lui convient de les appeler dans ſes temples. Ce corps eſt autorisé à leur parler cent fois dans l’année, & à leur parler au nom de Dieu. Ce corps leur prêche que le plus puiſſant des ſouverains eſt auſſi vil devant l’être des êtres que le dernier eſclave. Ce corps leur enſeigne, qu’étant l’organe du créateur de toutes choſes, il doit être cru de préférence aux maîtres du monde. Quelles doivent être les ſuites naturelles d’un pareil ſyſtême ? De menacer la ſociété de troubles interminables, juſqu’à ce que les miniſtres de la religion ſoient dans la dépendance abſolue du magiſtrat ; & ils n’y tomberont efficacement qu’autant qu’ils tiendront de lui leur ſubſiſtance. Jamais on n’établira de concert entre les oracles du ciel & les maximes du gouvernement que par cette voie. C’eſt l’ouvrage d’une adminiſtration prudente que d’amener, ſans troubles & ſans ſecouſſe, le ſacerdoce à cet état, où ſans obſtacles pour le bien, il ſera dans l’impuiſſance de faire le mal.

Juſqu’à ce que la cour de Liſbonne ait atteint ce but ſalutaire, tout projet d’amélioration ſera inutile. Les vices du gouvernement eccléſiaſtique ſubſiſteront toujours, malgré les efforts qu’on pourra faire pour les corriger. Il faut le réduire à ce point, ſi l’on veut que les Portugais qui habitent le Bréſil, oſent le ſouſtraire à ſa tyrannie. Peut-être même les préjugés dont ces habitans ſe trouvent imbus par une éducation vicieuſe & monaſtique, ont-ils trop vieilli dans leur eſprit, pour en être arrachés. La lumière ſemble réſervée aux générations ſuivantes. On peut hâter cette révolution, en déterminant les grands propriétaires à faire élever leurs enfans en Europe ; en réformant, en perfectionnant l’inſtitution publique en Portugal.

Toutes les idées s’impriment aisément dans des organes encore tendres. L’âme, ſans expérience avant l’âge de la réflexion, reçoit avec une égale docilité, le vrai & le faux en matière d’opinion, ce qui eſt favorable & ce qui eſt contraire à l’utilité publique. On peut accoutumer les jeunes gens à eſtimer leur raiſon, ou à la mépriſer ; à en faire uſage, ou à la négliger ; à la regarder comme le meilleur des guides, ou à ſe défier continuellement de ſes forces. Les pères défendent avec obſtination, les rêveries qu’ils ont ſucées avec le lait ; leurs enfans auront le même attachement pour les bons principes dont ils auront été nourris. Ils rapporteront dans le Bréſil des idées juſtes ſur la religion, ſur la morale, ſur l’adminiſtration, ſur le commerce, ſur l’agriculture. La métropole ne confiera qu’à eux les places importantes. Ils y développeront les talens qu’ils auront acquis, & la colonie changera de face. Les écrivains qui parleront d’elle, ne ſeront plus bornés à gémir ſur l’oiſiveté, l’ignorance, les bévues, les ſuperſtitions, qui ont fait la baſe de ſon adminiſtration. L’hiſtoire de cette colonie n’en ſera plus la ſatyre.