Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IX/Chapitre 29

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XXIX. La Cour ds Liſbonne devroit-elle être arrêtée dans ſes projets de réforme par la crainte de ſe brouiller avec l’Angleterre ?

La crainte d’irriter la Grande-Bretagne ne doit pas retarder d’un inſtant les grands changemens que nous indiquons. Les motifs qui, peut-être, les ont fait ſuſpendre, ne ſont que des préjugés, qui tombent au moindre examen. Il y a une infinité d’erreurs politiques, qui, une fois adoptées, deviennent des principes. Telle eſt l’opinion établie à la cour de Liſbonne, que l’état ne ſauroit ni exiſter, ni devenir floriſſant, que par les Anglois. On oublie que la monarchie Portugaiſe ſe forma ſans le ſecours des autres nations ; que durant tout le tems de ſes démêlés avec les Maures, elle n’eut aucun appui étranger ; qu’elle s’étoit agrandie, pendant trois ſiècles, d’elle-même, lorſqu’elle établit ſa domination ſur l’Afrique & dans les deux Indes, avec ſes propres forces. Toutes ces grandes choſes furent opérées par les ſeuls Portugais. Il falloit donc que ce peuple découvrit un grand tréſor, eût la propriété des mines les plus abondantes, pour qu’on imaginât imaginât qu’il ne pouvoit ſe ſoutenir par lui-même : ſemblable à ces nouveaux parvenus, que l’embarras des richeſſes jette dans la puſillanimité.

Nul état ne doit ſe laiſſer protéger. S’il eſt ſage, il doit avoir des forces relativement à ſa ſituation ; & il n’a jamais plus d’ennemis que de moyens. À moins que ſon ambition ne ſoit démeſurée, il a des alliés qui, pour leur propre sûreté, ſoutiennent ſes intérêts avec autant de chaleur que de bonne-foi. C’eſt une vérité générale, applicable ſur-tout aux états qui poſſèdent les mines. Tous les peuples ont intérêt à leur plaire, & ſe réuniront quand il le faudra, pour leur conſervation. Que le Portugal tienne la balance égale entre toutes les nations de l’Europe, & elles formeront autour de lui une barrière impénétrable. L’Angleterre elle-même, quoique privée des préférences dont elle a trop longtems joui, ſoutiendra toujours un état, dont l’indépendance eſt eſſentielle à l’équilibre de toutes les autres puiſſances. Leur concert ſeroit ſur-tout unanime & bientôt formé, ſi l’Eſpagne, ſe livrant à la manie des conquêtes, formoit contre lui quelques entrepriſes. Jamais la politique ſoupçonneuſe, inquiète & prévoyante de notre ſiècle, ne ſouffriroit que tous les tréſors du Nouveau-Monde fuſſent dans la même main, ni qu’une ſeule maiſon venant à dominer en Amérique, menaçât la liberté de l’Europe.

Cette sécurité ne devroit pas pourtant engager la cour de Liſbonne à pouſſer la négligence auſſi loin qu’elle le faiſoit, lorſqu’elle ſe repoſoit de ſa défenſe ſur les armes Britanniques, ou que ſon indolence s’endormoit ſur celle de ſes voiſins. Comme elle n’avoit ni forces de terre, ni forces de mer, elle étoit comptée pour rien dans le ſyſtême politique ; ce qui eſt le dernier des opprobres pour un empire. Veut-elle regagner de la confédération ? il faudra qu’elle ſe mette en état de ne pas craindre la guerre, qu’elle la faſſe même, ſi ſes droits ou ſa sûreté l’exigent. Ce n’eſt pas toujours un avantage pour une nation de demeurer en paix, lorſque tous les peuples ſont en armes. Dans le monde politique, comme dans le monde phyſique, un grand événement a des effets très-étendus. L’élévation ou la ruine d’une puiſſance, intéreſſent toutes les autres. Celles mêmes qui ſont les plus éloignées des champs de carnage, ſont ſouvent les victimes de leur modération ou de leur foibleſſe. Ces maximes deviennent perſonnelles au Portugal, en ce moment ſurtout, ou l’exemple de ſes voiſins, l’état de criſe de ſes fiers alliés, l’empreſſement des puiſſances jalouſes de ſon amitié : tout enfin l’avertit de ſe réveiller, d’agir & de revivre.

S’il ne lève enfin la tête au-deſſus des mers qui ſont le théâtre & l’aliment de ſa proſpérité ; s’il ne ſe montre pas en force à l’extrémité de l’Europe où la nature l’a ſi heureuſement placé, pour attirer & pour verſer des richeſſes, c’en eſt fait du ſort de la monarchie. Elle retombera dans les fers qu’elle n’aura ſecoués que pour un moment : ſemblable à un lion qui s’endormiroit aux portes de ſa priſon, après les avoir brisées. Un reſte de mouvement intérieur qui la replieroit ſur elle-même, n’annonceroit que ces ſignes de vie qui ſont des ſymptomes de mort. Les petits réglemens de finance, de police, de commerce, de marine qu’on fera de tems en tems pour la métropole ou pour les colonies, ne ſeront que de foibles palliatifs, qui, en couvrant ſa ſituation, ne la rendront que plus dangereuſe.