Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IX/Chapitre 6

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VI. Aſcendant des miſſionnaires ſur les naturels du Bréſil, & ſur les Portugais, dans les premiers tems de la colonie.

Ces mœurs n’avoient pas diſposé les Bréſiliens à recevoir patiemment les fers dont on vouloit les charger : mais que pouvoient des ſauvages contre les armes & la diſcipline de l’Europe ? Un allez grand nombre avoit ſubi le joug, lorſqu’en 1549, la cour de Liſbonne jugea convenable d’envoyer un chef pour régler un établiſſement abandonné juſqu’alors aux fureurs & aux caprices de quelques brigands. En bâtiſſant San-Salvador, Thomas de Souza donna un centre à la colonie : mais la gloire de la faire jouir de quelque calme étoit réſervée aux Jéſuites qui l’accompagnoient. Ces hommes intrépides, à qui la religion ou l’ambition firent toujours entreprendre de grandes choſes, ſe diſpersèrent parmi les Indiens. Ceux de ces miſſionnaires, qui, en haine du nom Portugais, étoient maſſacrés, ſe trouvoient auſſitôt remplacés par d’autres, qui n’avoient dans la bouche que les tendres noms de paix & de charité. Cette magnanimité confondit des barbares, qui jamais n’avoient ſu pardonner. Inſenſiblement ils prirent confiance en des hommes qui ne paroiſſoient les rechercher que pour les rendre heureux. Leur penchant, pour les miſſionnaires, devint une paſſion. Lorſqu’un Jéſuite devoit arriver chez quelque nation, les jeunes gens alloient en foule au-devant de lui, ſe cachant dans les bois ſitués ſur la route. À ſon approche, ils ſortoient de leur retraite, ils jouoient de leurs fifres, ils battoient leurs tambours, ils rempliſſoient les airs de chants d’allégreſſe, ils danſoient, ils n’omettoient rien de ce qui pouvoit marquer leur ſatiſfaction. À l’entrée du village étoient les anciens, les principaux chefs des habitations, qui montroient une joie auſſi vive, mais plus réſervée. Un peu plus loin, on voyoit les jeunes filles, les femmes dans une poſture reſpectueuſe & convenable à leur ſexe. Tous réunis, ils conduiſoient en triomphe leur père dans les lieux où l’on devoit s’aſſembler. La, il les inſtruiſoit des principaux myſtères de la religion ; il les exhortoit à la régularité des mœurs, à l’amour de la juſtice, à la charité fraternelle, à l’horreur du ſang humain, & les baptiſoit.

Comme ces miſſionnaires étoient en trop petit nombre pour tout faire par eux-mêmes, ils envoyaient ſouvent à leur place les plus intelligens d’entre leurs Indiens. Ces hommes, fiers d’une deſtination ſi glorieuſe, diſtribuoient des haches, des couteaux, des miroirs aux ſauvages qu’ils trouvoient ; & leur peignoient les Portugais doux, humains, bienfaiſans. Ils ne revenoient jamais de leurs courſes, ſans être ſuivis de quelques Bréſiliens, dont ils avoient au-moins excité la curioſité. Dès que ces barbares avoient vu les Jéſuites, ils ne pouvoient plus s’en séparer. Quand ils retournoient chez eux, c’étoit pour inviter leurs familles & leurs amis à partager leur bonheur ; c’étoit pour montrer les préſens qu’on leur avoit faits.

Si quelqu’un doutoit de ces heureux effets de la bienfaiſance & de l’humanité ſur des peuples ſauvages, qu’il compare les peugrès que les Jéſuites ont faits, en très-peu de tems, dans l’Amérique Méridionale, avec ceux que les armes & les vaiſſeaux de l’Eſpagne & du Portugal n’ont pu faire en deux ſiècles. Tandis que des milliers de ſoldats changeoient deux grands empires policés en déſerts de ſauvages errans, quelques miſſionnaires ont changé de petites nations errantes en pluſieurs grands peuples policés. Si ces hommes actifs & courageux avoient eu un eſprit moins infecté de celui de Rome ; ſi, formés en ſociété dans la cour la plus intrigante & la plus corrompue de l’Europe, ils ne s’étoient pas introduits dans les autres cours pour influer ſur tous les événemens politiques ; s’ils n’avoient révolté, par leur intolérance, tous les gens modérés, & tous les tribunaux par leur paſſion pour le deſpotiſme ; ſi un zèle outré pour la religion ne les eût rendus les ennemis ſecrets du progrès des connoiſſances & les persécuteurs de la philoſophie ; s’ils avoient employé autant d’art à ſe faire aimer qu’à ſe faire craindre ; s’ils avoient été auſſi jaloux d’accroître la ſplendeur de leur ſociété que d’en augmenter la puiſſance ; ſi leurs chefs n’avoient pas abusé des vertus même de la plupart des membres : l’ancien & le Nouveau-Monde jouiroient encore des travaux d’un corps qu’on pouvoit rendre utile, en l’empêchant d’être néceſſaire. Le dix-huitième ſiècle n’auroit pas à rougir des atrocités qui ont accompagné ſon anéantiſſement. L’univers continueroit à être arrosé de leurs ſueurs & fécondé par leurs entrepriſes.

Les Bréſiliens avoient eu trop ſujet de haut les Européens, pour ne pas ſe défier même de leurs bienfaits. Mais un trait de juſtice, qui fit un grand éclat, diminua cette méfiance.

Les Portugais avoient formé l’établiſſement de Saint-Vincent ſur la côte de la mer, au vingt-quatrième degré de latitude auſtrale. Là, ils commerçoient paiſiblement avec les Cariges, la nation la plus douce & la plus policée de tout le Bréſil. L’utilité qu’on retiroit de cette liaiſon n’empêcha pas qu’on n’enlevât ſoixante-dix hommes pour en faire des eſclaves. L’auteur de cet attentat fut condamné à ramener les priſonniers où il les a voit pris, & à faire les excuſes qu’exigeoit une ſi grande inſulte. Deux Jéſuites, chargés de faire recevoir les réparations, que ſans eux on n’eût jamais ordonnées, en donnèrent avis à Farancaha, l’homme le plus accrédité de ſa nation. Il vint au-devant d’eux, & les embraſſant avec des larmes de joie : « Mes pères, leur dit-il, nous conſentons à oublier le paſſé, & à faire une nouvelle alliance avec les Portugais : mais qu’ils ſoient déſormais plus modérés & plus fidèles aux droits des nations, qu’ils ne l’ont été. Notre attachement mérite au-moins de l’équité. On nous traite de barbares, cependant nous reſpectons la juſtice & nos amis ». Les miſſionnaires ayant promis que leur nation obſerveroit déſormais plus religieuſement les loix de la paix & de l’union, Farancaha reprit : « Si vous doutez de la bonne-foi des Cariges, je vais vous en donner une preuve. J’ai un neveu que j’aime tendrement ; il eſt l’eſpérance de ma maiſon, & fait les délices de ſa mère : elle mourroit de douleur, ſi elle perdoit ſon fils. Je veux cependant vous le donner en otage. Amenez-le avec vous, cultivez ſa jeuneſſe, prenez ſoin de ſon éducation, inſtruiſez-le de votre religion. Que ſes mœurs ſoient douces ; qu’elles ſoient pures. J’eſpère qu’à votre retour, vous m’inſtruirez auſſi, & que vous me rendrez à la lumière ». Pluſieurs Cariges imitèrent cet exemple, & envoyèrent leurs enfans à Saint-Vincent pour y être élevés. Les Jéſuites étoient trop adroits, pour ne pas tirer un grand parti de cet événement : mais rien ne fait ſoupçonner qu’ils cherchaſſent à tromper les Indiens, en les portant à la ſoumiſſion. L’avarice n’avoit pas encore gagné ces miſſionnaires ; & le crédit qu’ils avoient alors à la cour, les faiſoit aſſez reſpecter dans la colonie, pour que le ſort de leurs néophytes ne fut pas à plaindre.

Ce tems de tranquilité fut mis à profit. Depuis quelques années des cannes à ſucre avoient été portées de Madère au Bréſil dont le ſol & le climat s’étoient trouvés favorables à cette riche plante. La culture en fut d’abord très-foible : mais on n’eut pas plutôt ſubſtitué, vers l’an 1570, les bras nerveux du nègre aux travaux languiſſans des Indiens, qu’elle prit des accroiſſemens. Ils devenoient de jour en jour plus conſidérables, parce que cette production, bornée juſqu’alors aux uſages de la médecine, devenoit de plus en plus un objet de volupté.