Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 14

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XIV. État actuel des Philippines.

L’Eſpagne a soumis à ſa domination, dans cet Archipel, quelques parties de neuf grandes iſles. Celle de Luçon, qui eſt la plus conſidérable, a cent vingt-cinq lieues de long, ſur trente & quarante de large. Les uſurpateurs y abordent par une grande baie circulaire, formée par deux caps, à deux lieues de diſtance l’un de l’autre. Dans ce court eſpace ſe trouve la petite iſle de Marivelles. Elle laiſſe deux paſſages. Celui de l’Eſt eſt le plus étroit & le plus sûr.

Au Sud-Eſt de la baie eſt Cavite. Ce port, défendu par un petit fort & une garniſon de trois cens hommes, a la forme d’un fer à cheval. Douze vaiſſeaux y ſont en sûreté ſur un fond de vaſe. C’eſt-là qu’on conſtruit les bâtimens néceſſaires pour le ſervice de la colonie.

Dans la même baie, à trois lieues de Cavite & près de l’embouchure d’un fleuve navigable, s’élève la fameuſe ville de Manille. L’Egaſpe, qui l’enleva aux Indiens en 1571, la jugea propre à devenir le centre de l’état qu’on vouloit fonder, & y fixa le gouvernement & le commerce. Gomez Perez de Las Marignas l’entoura de murs en 1590, & y haut la citadelle de Saint-Jacques. Elle s’eſt depuis agrandie & embellie. La rivière qui la traverſe deſcend d’un lac qui a vingt lieues de tour. Il eſt formé par quarante ruiſſeaux, ſur chacun deſquels eſt établie une peuplade d’Indiens cultivateurs. C’eſt de-là que la capitale de l’empire reçoit ſes ſubſiſtances. Son malheur eſt d’être ſituée entre deux volcans qui ſe communiquent, & dont les foyers, toujours en action, ſemblent préparer ſa ruine.

Dans tout l’Archipel on ne compte, ſuivant le dénombrement de 1752, qu’un million trois cens cinquante mille Indiens, qui aient ſubi le joug Eſpagnol. La plupart ſont chrétiens, & tous, depuis ſeize juſqu’à cinquante ans, paient une capitation de quatre réaux ou de deux livres quatorze ſols. On les a partagés en vingt-deux provinces, dont la ſeule iſle de Luçon en contient douze, quoiqu’elle ne ſoit pas entièrement aſſujettie.

La colonie a pour chef un gouverneur, dont l’autorité ſubordonnée au vice-roi du Mexique, doit durer huit ans. Il a le commandement des armes. Il préſide à tous les tribunaux. Il diſpoſe de tous les emplois civils & militaires. Il peut diſtribuer des terres, les ériger même en fiefs. Cette puiſſance qui n’eſt un peu balancée que par l’influence du clergé, s’eſt trouvée ſi dangereuſe, que pour en arrêter l’excès, on a imaginé pluſieurs expédiens. Le plus utile a été celui qui règle qu’on pourſuivra la mémoire d’un gouverneur mort dans l’exercice de ſa place, & que celui qui y ſurvivra, ne partira qu’après que ſon adminiſtration aura été recherchée. Tout particulier peut porter ſes plaintes. S’il a éprouvé quelque injuſtice, il doit être dédommagé aux dépens du prévaricateur, qui de plus eſt condamné à une amende envers le ſouverain qu’il a rendu odieux. Dans les premiers tems de cette ſage inſtitution, la ſévérité fut pouſſée ſi loin, que lorſque les accuſations étoient graves, le coupable étoit mis en priſon. Pluſieurs y moururent de frayeur, & d’autres n’en ſortirent que pour ſubir des peines rigoureuſes. Peu-à-peu cet appareil formidable s’eſt réduit à rien. Le chef de la colonie donne à ſon ſucceſſeur de quoi payer la place, mais il avoit reçu la même ſomme de ſon prédéceſſeur.

Cette colluſion a formé un ſyſtême ſuivi d’oppreſſion. On a exigé arbitrairement des impôts. Le revenu public s’eſt perdu dans les mains deſtinées à le recueillir. Un droit d’entrée de ſept pour cent ſur toutes les marchandiſes, a fait dégénérer le commerce en contrebande. Le cultivateur s’eſt vu forcé de dépoſer ſes récoltes dans les magaſins du gouvernement. On a pouſſé l’atrocité juſqu’à fixer la quantité de grains que ſes champs devoient produire, juſqu’à l’obliger de les fournir au fiſc, pour en être payé dans le tems & de la manière qu’il conviendroit à des maîtres oppreſſeurs. Les efforts que quelques adminiſtrateurs honnêtes ont fait dans l’eſpace de deux ſiècles pour arrêter le cours de tant de barbaries ont été inutiles, parce que les abus étoient trop invétérés pour céder à une autorité ſubordonnée & paſſagère. Il n’auroit pas moins fallu que le pouvoir ſuprême de la cour de Madrid, pour oppoſer une digue ſuffiſante au torrent de la cupidité univerſelle : mais ce moyen unique n’a jamais été employé. Cette honteuſe indifférence eſt cauſe que les Philippines n’ont fait nuls progrès. À peine ſauroit-on leur nom, ſans les liaiſons qu’elles entretiennent avec le Mexique.

Ces liaiſons, auſſi anciennes que l’établiſſement des Eſpagnols en Aſie, ſe réduiſent à faire paſſer en Amérique, par la mer du Sud, les productions, les marchandiſes des Indes. Nul des objets, qui forment ces riches cargaiſons, n’eſt le produit du ſol ou de l’induſtrie de ces iſles. Elles tirent la cannelle de Batavia. Les Chinois leur portent des ſoieries, & les Anglois ou les François les toiles blanches, les toiles peintes de Bengale & du Coromandel. De quelque port qu’aient été expédiés ces objets, il faut qu’ils arrivent avant le départ du galion. Plus tard, ils ne ſeroient pas vendus ou ne le ſeroient qu’à perte à des négocians qui ſeroient réduits à les oublier dans leurs magaſins. Les paiemens ſe font principalement avec de la cochenille & des piaſtres venues du Nouveau-Monde. Il y entre auſſi quelques denrées du pays & des cauris qui n’ont point de cours en Afrique ; mais qui ſont d’un uſage univerſel ſur les bords du Gange.