Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 15

La bibliothèque libre.

XV. À quels dangers ſont exposées les Philippines.

Un établiſſement, qui n’a pas une baſe plus ſolide, peut être aisément renversé. Auſſi ne craint-on pas de prédire que les Philippines échapperont un peu plutôt, un peu plus tard à ſes poſſeſſeurs. Il ſuffira d’un petit nombre de réflexions, pour donner la force de l’évidence à ces conjectures.

Des navigateurs éclairés nous ont appris que les poſſeſſions Eſpagnoles, qui, dans ces contrées éloignées, avoient toujours été languiſſantes, le ſont devenues ſenſiblement davantage depuis 1768 que les Jéſuites en ont été bannis. Outre que l’immenſe domaine de ces miſſionnaires eſt tout-à-fait déchu de la fertilité où ils l’avoient porté ; les terres des Indiens qu’ils gouvernoient, les ſeules qui fuſſent paſſablement cultivées & où l’on trouvât quelques arts utiles, ſont retombées dans le néant d’où on les avoit tirées. Il eſt même arrivé que ces inſulaires, les moins pareſſeux de la colonie, ont eu à ſouffrir de la haine bien ou mal fondée qui pourſuivoit leurs guides.

Une plus grande calamité fondit ſur cet Archipel, l’année ſuivante. Tous les Chinois, ſans exception, en furent chaſſés ; & cette proſcription forma une plaie qui, vraiſemblablement, ne guérira jamais. Ces hommes, dont la paſſion dominante eſt l’avarice, arrivoient tous les ans aux Philippines avec vingt-cinq ou trente petits bâtimens & y encourageoient quelques travaux par le prix qu’eux ſeuls y pouvoient mettre. Ce n’étoit pas tout. Un aſſez grand nombre de leurs compatriotes, fixés dans ces iſles, y donnoient habituellement l’exemple d’une vie toujours occupée. Pluſieurs même parcouroient les peuplades Indiennes &, par des avances bien ménagées, leur inſpiroient le déſir & leur donnoient la faculté de rendre leur ſituation meilleure. Il eſt fâcheux que ces moyens de proſpérité aient été anéantis par l’impoſſibilité où ſe trouvoient peut-être les Eſpagnols de contenir un peuple ſi enclin aux ſoulèvemens.

Antérieurement à ces événemens deſtructeurs, les peuples montroient un éloignement marqué pour leurs tyrans. L’oppreſſion les avoit ſouvent fait ſortir des bornes de l’obéiſſance ; & ſans l’intervention de leurs paſteurs, les efforts impuiſſans d’une milice dégénérée ne les auroient pas remis dans les fers. Depuis que l’expulſion des miſſionnaires, qui avoient le plus d’empire ſur les eſprits, a privé le gouvernement Eſpagnol de ſa plus grande force, les Indiens moins contenus doivent avoir la volonté de recouvrer leur indépendance, & peut-être aſſez d’énergie pour rentrer dans leurs premiers droits.

À ces dangers, qu’on peut appeler domeſtiques, ſe joignent des périls étrangers plus à craindre encore. Des barbares, ſortis des iſles Malaiſes, fondent habituellement ſur les côtes des Philippines, y portent la deſtruction, & en arrachent des milliers de chrétiens qu’ils réduiſent en ſervitude. Cette piraterie eſt rarement punie ; parce que les Eſpagnols partagés en quatre factions, connues ſous le nom de Caſtillans, de Galiciens, de Montagnards & de Biſcayens, uniquement occupés de la haine qui les tourmente, voient d’un œil indifférent tout ce qui eſt étranger à leurs diviſions. Un ſi mauvais eſprit a toujours de plus en plus enhardi les Malais, Déjà, ils ont chaſſé l’ennemi commun de pluſieurs iſles. Tous les jours, ils le reſſerrent davantage ; & bientôt ils ſe verront maîtres de ſa poſſeſſion, s’ils ne ſont prévenus par quelque nation Européenne plus puiſſante ou plus active que celle qu’ils combattent.

En 1762, les Anglois s’emparèrent des Philippines avec une facilité qu’ils n’avoient pas eſpérée. Si les traités leur arrachèrent leur proie, ce fut ſans étouffer peut-être l’ambition de la reſſaiſir, lorſque l’occaſion s’en préſenteroit. D’autres peuples peuvent également aſpirer à cette conquête, pour en faire le centre de leur empire dans les mers & ſur le continent des Indes.

Les Eſpagnols ſeront donc probablement chaſſés des Philippines. Il y a des politiques qui penſent que ce ne ſeroit pas un mal, & cette opinion eſt fort ancienne. À peine les Philippines eurent-elles ouvert leur communication avec l’Amérique, qu’on parla de les abandonner, comme nuiſibles aux intérêts de la métropole. Philippe II & ſes ſucceſſeurs ont conſtamment rejeté cette propoſition, qui a été renouvelée à pluſieurs repriſes. La ville de Séville, en 1731, & celle de Cadix, en 1733, ont eu des idées plus raiſonnables. Toutes deux ont imaginé, ce qu’il eſt bien étonnant qu’on n’eût pas vu plutôt, qu’il ſeroit utile à l’Eſpagne de prendre part directement au commerce de l’Aſie, & que les poſſeſſions qu’elle a dans cette partie du monde, ſeroient le centre des opérations qu’elle y voudroit faire. Inutilement leur a-t-on opposé que l’Inde fourniſſant des étoffes de ſoie, des ſortes de coton ſupérieures à celles de l’Europe pour le fini, pour les couleurs, ſur-tout pour le bas prix, les manufactures nationales n’en pourroient ſoutenir la concurrence, & ſeroient infailliblement ruinées. Cette objection qui peut être de quelque poids chez certains peuples, leur a paru tout-à-fait frivole, dans la poſition où étoit leur patrie.