Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 28

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XXVIII. Les Européens achètent de la ſoie à la Chine. En quoi elle diffère de la nôtre.

Les annales de la Chine attribuent la découverte de la ſoie à l’une des femmes de l’empereur Hoangti. Ces princeſſes ſe firent depuis une agréable occupation de nourrir des vers, d’en tirer la ſoie & de la mettre en œuvre. On prétend même qu’il y avoit dans l’intérieur du palais, un terrein deſtiné à la culture des mûriers. L’impératrice, accompagnée des dames les plus diſtinguées de ſa cour, ſe rendoit en cérémonie dans le verger, & y cueilloit elle-même les feuilles de quelques branches qu’on abaiſſoit à ſa portée. Une politique ſi ſage, encouragea tellement cette branche d’induſtrie, que bientôt la nation qui n’étoit couverte que de peaux, ſe trouva habillée de ſoie. En peu de tems, l’abondance fut ſuivie de la perfection. On dut ce dernier avantage aux écrits de pluſieurs hommes éclairés, de quelques miniſtres même, qui n’avoient pas dédaigné de porter leurs obſervations ſur cet art nouveau. La Chine entière s’inſtruiſit dans leur théorie de tout ce qui pouvoit y avoir rapport.

L’art d’élever les vers qui produiſent la ſoie, de filer cette production, d’en fabriquer des étoffes, paſſa de la Chine aux Indes & en Perſe, où il ne fit pas des progrès rapides. S’il en eût été autrement, Rome n’eût pas donné juſqu’à la fin du troiſième ſiècle une livre d’or, pour une livre de ſoie. La Grèce ayant adopté cette induſtrie dans le huitième ſiècle, les ſoieries ſe répandirent un peu plus, ſans devenir communes. Ce fut long-tems un objet de magnificence, réſervé aux places les plus éminentes & aux plus grandes ſolemnités. Roger, roi de Sicile, appela enfin d’Athènes des ouvriers en ſoie ; & bientôt la culture des mûriers s’étendit de cette iſle au continent voiſin. D’autres contrées de l’Europe voulurent jouir d’un avantage qui donnoit des richeſſes à l’Italie, & elles y parvinrent après quelques efforts inutiles. Cependant la nature du climat, & peut-être d’autres cauſes, n’ont pas permis d’avoir par-tout le même ſuccès. Les ſoies de Naples, de Sicile, de Reggio, ſont toutes communes, ſoit en organſin, ſoit en trame. On les emploie pourtant utilement, elles ſont même néceſſaires pour les étoffes brochées, pour les broderies, pour tous les ouvrages où l’on a beſoin de ſoie forte.

Les autres ſoies d’Italie, celles de Novi, de Veniſe, de Toſcane, de Milan, du Montferrat, de Bergame & du Piémont, ſont employées en organſin pour chaîne, quoiqu’elles n’aient pas toutes la même beauté, la même bonté. Les ſoies de Bologne eurent long-tems la préférence ſur toutes les autres. Depuis que celles du Piémont ont été perfectionnées, elles tiennent le premier rang pour l’égalité, la fineſſe, la légèreté. Celles de Bergame ſont celles qui en approchent le plus.

Quoique les ſoies que fournit l’Eſpagne ſoient en général fort belles, celles de Valence ont une grande ſupériorité. Les unes & les autres ſont propres à tout. Leur ſeul défaut eſt d’être un peu trop chargées d’huile, ce qui leur fait beaucoup de tort à la teinture.

Les ſoies de France, ſupérieures à la plupart des ſoies de l’Europe, ne cèdent qu’à celles de Piémont & de Bergame pour la légèreté. Elles ont d’ailleurs plus de brillant en teint que celles du Piémont, plus d’égalité & de nerf que celles de Bergame.

La diverſité des ſoies que recueille l’Europe, ne l’a pas miſe en état de ſe paſſer de celle de la Chine. Quoique en général ſa qualité ſoit peſante & ſon brin inégal, elle ſera toujours recherchée pour ſa blancheur. On croit communément qu’elle tient cet avantage de la nature. Ne ſeroit-il pas plus naturel de penſer, que, lors de la filature, les Chinois jettent dans la baſſine quelque ingrédient qui a la vertu de chaſſer toutes les parties hétérogènes, du moins les plus groſſières ? Le peu de déchet de cette ſoie, en comparaiſon de toutes les autres, lorſqu’on la fait cuire pour la teinture, paroît donner un grand poids à cette conjecture.

Quoi qu’il en ſoit de cette idée, la blancheur de la ſoie de la Chine, à laquelle nulle autre ne peut être comparée, la rend ſeule propre à la fabrique des blondes & des gazes. Les efforts qu’on a faits pour lui ſubſtituer les nôtres dans les manufactures de blondes, ont toujours été vains, ſoit qu’on ait employé des ſoies apprêtées ou non apprêtées. On a été un peu moins malheureux à l’égard des gazes. Les ſoies les plus blanches de France & d’Italie l’ont remplacée avec une apparence de ſuccès ; mais le blanc & l’apprêt n’ont jamais été ſi parfaits.

Dans le dernier ſiècle, les Européens tiroient de la Chine fort peu de ſoie. La nôtre étoit ſuffiſante pour les gazes noires ou de couleur, & pour les marlis qui étoient alors d’uſage. Le goût qu’on a pris depuis quarante ans, & plus généralement depuis vingt-cinq, pour les gazes blanches & pour les blondes, a étendu peu-à-peu la conſommation de cette production Orientale. Elle s’eſt élevée dans les tems modernes à quatre-vingt milliers par an, dont la France a toujours employé près des trois quarts. Cette importation a ſi fort augmenté, qu’en 1766, les Anglois ſeuls en tirèrent cent quatre milliers. Comme les gazes & les blondes ne pouvoient pas la conſommer, les manufacturiers en employèrent une partie dans leurs fabriques de moires & de bas. Ces bas ont, ſur les autres, l’avantage d’une blancheur éclatante & inaltérable, mais ils ſont infiniment moins fins.

Indépendamment de cette ſoie d’une blancheur unique, qui ſe recueille principalement dans la province de Tche-Kiang, & que nous connoiſſons en Europe ſous le nom de ſoie de Nankin, lieu où on la fabrique plus particulièrement ; la Chine produit des ſoies communes que nous appellons ſoies de Canton.

Comme elles ne ſont propres qu’à quelques trames, & qu’elles ſont auſſi chères que celles d’Europe qui ſervent aux mêmes uſages, on en tire très-peu. Ce que les Anglois & les Hollandois en exportent, ne paſſe pas cinq ou ſix milliers. Les étoffes forment un plus grand objet.

Les Chinois ne ſont pas moins habiles à mettre les ſoies en œuvre qu’à les recueillir. Cet éloge ne doit pas s’étendre à celles de leurs étoffes où il entre de l’or & de l’argent. Leurs manufacturiers n’ont jamais ſu paſſer ces métaux par la filière ; & leur induſtrie s’eſt toujours bornée à rouler leurs ſoies dans des papiers dorés, ou à appliquer les étoffes ſur les papiers mêmes. Les deux méthodes ſont également vicieuſes.

Quoique les hommes ſoient plus frappés en général du nouveau que de l’excellent, ces étoffes, malgré leur brillant, ne nous ont jamais tentés. Nous n’avons été guère moins rebutés de la défectuoſité de leur deſſin. On n’y voit que des figures eſtropiées & des groupes ſans intention. Perſonne n’y a reconnu le moindre talent pour diſtribuer les jours & les ombres, ni cette grâce, cette facilité qui ſe font remarquer dans les ouvrages de nos bons artiſtes. Il y a dans toutes leurs productions quelque choſe de roide & de meſquin, qui déplaît aux gens d’un goût un peu délicat. Tout y porte le caractère particulier de leur génie, qui manque de feu & d’élévation.

Ce qui nous fait ſupporter ces énormes défauts dans ceux de leurs ouvrages qui repréſentent des fleurs, des oiſeaux, des arbres, c’eſt qu’aucun de ces objets n’eſt en relief. Les figures ſont peintes ſur les étoffes même, avec des couleurs preſque ineffaçables. Cependant l’illuſion eſt ſi entière, qu’on croiroit tous ces objets brochés ou brodés.

Les étoffes unies de la Chine n’ont pas beſoin d’indulgence. Elles ſont parfaites, ainſi que leurs couleurs, le verd & le rouge en particulier. Le blanc du damas a un agrément infini. Les Chinois n’emploient à cet ouvrage que des ſoies de Tche-Kiang. Ils font, comme nous, débouillir la chaîne à fond, mais ils ne cuiſent la trame qu’à demi. Cette méthode conſerve à l’étoffe un peu de corps & de fermeté. Les blancs en ſont roux, ſans être jaunâtres, & délicieux à la vue, ſans avoir ce grand éclat qui la fatigue. Elle ne ſe repoſe pas moins agréablement ſur les vernis chinois.