Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 29

La bibliothèque libre.

XXIX. Les Européens achètent des vernis & du papier à la Chine. Digreſſion ſur les arts de cet empire.

Le vernis eſt une réſine particulière, qui découle d’un arbre nommé au Japon, ſitz-dſiu & tſi-chu à la Chine. Il eſt peu rameux & de la hauteur du ſaule. Son écorce eſt blanchâtre & raboteuſe, ſon bois caſſant & rempli de moëlle. Ses feuilles, diſposées alternativement ſur l’extrémité des rameaux, reſſemblent à celles d’un frêne, & laiſſent échapper de leur aiſſelle des grappes de fleurs qui ſont mâles ſur un individu & femelles ſur un autre. Les premières ont un calice à cinq diviſions, cinq pétales & autant d’étamines. On trouve dans les ſecondes, au lieu d’étamines, un piſtil couronné de trois ſtyles, qui devient un petit fruit jaunâtre, gros comme un pois, légèrement comprimé ſur les côtés & rempli d’un noyau oſſeux. Cet arbre vient fort bien de graine, mais on préfère de le multiplier de marcotte. Pour cet effet, on choiſit en automne les branches dont on veut faire de nouveaux plants. On entoure leur baſe d’une boule de terre détrempée, contenue avec de la filaſſe, juſqu’au tems des gelées, & entretenue fraîche par des arroſemens. Au printems, lorſque la branche a pouſſé des racines dans cette terre, on la ſcie au-deſſous de la boule & on la tranſplante.

Cet arbre ne croît que dans quelques provinces tempérées de la Chine & du Japon, On le retrouve auſſi dans les régions de l’Amérique, ſituées ſous la même latitude, telles que la Louyſiane & la Caroline. Il proſpère dans tous les terreins & à toutes les expoſitions : mais ſon produit n’eſt pas égal partout en qualité & en quantité. Sa culture exige peu de ſoin. Il ſuffit de remuer un peu la terre au pied des arbres, & d’y raſſembler des feuilles mortes qui ſervent de fumier. Le tronc de ceux qui croiſſent ſans culture, dans les montagnes, a quelquefois un pied de diamètre. Il eſt beaucoup moindre dans les arbres cultivés qui ne durent pas plus de dix ans. Il faut attribuer cette différence aux inciſions qu’on fait à leur écorce pour en tirer le vernis. Cette liqueur laiteuſe, contenue dans toutes les parties de l’arbre, découle par les entailles, ſous la forme d’une poix liquide. Exposée à l’air, elle prend une couleur rouſſeâtre, qui ſe change bientôt en un noir brillant. Des coquilles, placées à chaque fente reçoivent la liqueur. Elle eſt versée enſuite dans des bambous, & portée de-là chez les marchands qui la mettent dans de plus grands vaſes. Le vernis frais exhale une vapeur dangereuſe, qui fait naître des humeurs inflammatoires ſur la peau de ceux qui la reſpirent. On ſe garantit de ſa malignité, en détournant la tête, lorſqu’on le recueille ou qu’on le tranſvaſe. Quelques voyageurs ajoutent que les ouvriers ſe frottent les mains & le viſage avec de l’huile avant & après le travail, qu’ils couvrent avec ſoin toutes les autres parties de leur corps.

La récolte du vernis ſe fait en été, & ſe répète juſqu’à trois fois dans la même ſaiſon, ſur le même arbre : mais le premier qui découle eſt le meilleur. Lorſque l’arbre paroît épuisé, on coupe ſon tronc, & la racine pouſſe de nouveaux rejetons, propres à donner du vernis au bout de trois ans.

Le vernis le plus eſtimé ſe tire du Japon, Il n’a pas beſoin de beaucoup de préparation. On ſe contente de le paſſer à travers un linge, pour en séparer les parties étrangères. On en fait encore évaporer au ſoleil l’eau ſurabondante, & on ajoute au vernis du fiel de porc, pour lui donner du corps.

Il ne faut pas confondre avec ce vernis, un vernis très-inférieur qu’on y mêle en fraude. Celui-ci, connu ſous le nom de vernis de Siam, découle de l’arbre qui donne l’anacarde. Il n’eſt employé qu’à enduire les uſtenſiles les plus communs. On le recueille à Siam, à Camboge & au Tonquin, où les Chinois l’achètent, parce que celui qu’ils tirent du tſi-chu ne ſuffit pas à leur conſommation.

Le vrai vernis dont on diſtingue à la Chine trois qualités différentes, s’emploie de deux manières. Dans la première, l’on frotte le bois d’une huile particulière aux Chinois ; & dès qu’elle eſt sèche l’on applique le vernis. Sa tranſparence eſt telle que les veines du bois paroiſſent peintes, ſi l’on n’en met que deux ou trois couches. Il n’y a qu’à les multiplier pour donner au vernis l’éclat du miroir.

L’autre manière eſt plus compliquée. Avec le ſecours d’un maſtic, on colle ſur le bois une eſpèce de carton. Ce fonds uni & ſolide reçoit ſucceſſivement pluſieurs couches de vernis. Il ne doit être ni trop épais, ni trop liquide ; & c’eſt à ſaiſir ce juſte milieu que conſiſte principalement le mérite de l’artiſte.

De quelque manière que le vernis ſoit employé, il rend le bois comme incorruptible. Les vers ne s’y établiſſent que difficilement, & l’humidité n’y pénètre preſque jamais. Il ne faut qu’un peu d’attention pour empêcher que l’odeur même ne s’y attache.

L’agrément du vernis répond à ſa ſolidité. Il ſe prête à l’or, à l’argent, à toutes les couleurs. On y peint des hommes, des campagnes, des palais, des chaſſes, des combats. Il ne laiſſeroit rien à déſirer, ſi de mauvais deſſins Chinois ne le déparoient généralement.

Malgré ce vice, les ouvrages de vernis exigent des ſoins extrêmement ſuivis. On leur donne au moins neuf ou dix couches, qui ne ſauroient être trop légères. Il faut laiſſer entre elles un intervalle ſuffiſant, pour qu’elles puiſſent bien sécher. L’eſpace doit être encore plus conſidérable entre la dernière couche, & le moment où l’on commence à polir, à peindre & à dorer. Pour tous ces travaux, un été ſuffit à peine à Nankin, dont les ateliers fourniſſent la cour & les principales villes de l’empire. À Canton on va plus vite. Comme les Européens demandent beaucoup d’ouvrages ; qu’ils les veulent aſſortis à leurs idées, & qu’ils ne donnent que peu de tems pour les exécuter : tout ſe fait avec précipitation. L’artiſte, forcé de renoncer au bon, borne ſon ambition à produire des effets qui puiſſent arrêter agréablement la vue. Le papier n’a jamais les mêmes imperfections.

Originairement, les Chinois écrivoient avec un poinçon de fer ſur des tablettes de bois, qui, réunies, formoient des volumes. Dans la ſuite ils tracèrent leurs caractères ſur des pièces de ſoie ou de toile, auxquelles on donnoit la longueur & la largeur dont on avoit beſoin. Enfin le ſecret du papier fut trouvé il y a ſeize ſiècles.

Le papier de la Chine eſt de deux ſortes. Celui dont on ſe ſert pour l’écriture & pour l’impreſſion, eſt fabriqué avec des chiffons de coton & de chanvre, par des procédés aſſez ſemblables à ceux qui ſont en uſage dans les manufactures de l’Europe. Il eſt comparable &, à quelques égards, ſupérieur à celui dont nous nous ſervons. Sa fineſſe & ſa tranſparence ont fait imaginer qu’il étoit composé de ſoie. Mais ceux qui ont donné cours à cette opinion ignoroient que la ſoie, quoique réduite en très-petites molécules, ne ſe mêle pas à l’eau, & ne peut jamais devenir une étoffe ſolide ſur les formes.

Dans le papier de la ſeconde eſpèce ſont employées les écorces intérieures du mûrier, de l’orme, du cotonier, & ſur-tout du bambou. Après avoir été pourries dans des eaux bourbeuſes avec de la chaux, ces matières ſont hachées, blanchies à la rosée & au ſoleil, triturées dans des pilons & réduites dans des chaudières en une pâte fluide. Cette pâte étendue ſur des formes faites avec de petites baguettes de rotin paſſées à la filière, donne ces feuilles de papier qui ont quelquefois douze pieds de long, quatre de large, & qui ſervent généralement de tapiſſerie aux maiſons Chinoiſes. Quelquefois elles ſont deſtinées pour l’écriture ou pour l’impreſſion : mais il faut alors les faire paſſer à une diſſolution d’alun ; & encore après cette réparation ne peut-on écrire ou imprimer que ſur l’une des deux faces.

Quoique ce papier ſe coupe, qu’il prenne l’humidité & que les vers l’attaquent, il eſt devenu un objet de commerce. L’Europe a emprunté de l’Aſie l’idée d’en meubler des cabinets, d’en compoſer des paravents. Les figures tracées ſur ces papiers offrent des grâces dans les attitudes & dans les ajuſtemens : mais quoiqu’on y voie des têtes dont le trait a quelque choſe d’agréable, cependant elles ne ſont point correctement deſſinées. Les yeux, dans une tête de face, ſont fréquemment préſentés ſous l’aſpect qu’ils auroient dans des têtes de profil ; & les mains ſont toujours pitoyablement rendues. De plus, on n’y voit point d’ombres, & les objets ſont comme éclairés de tous les côtés. Ils ne portent pas même d’ombre ſur le terrein, & ſont en quelque ſorte diaphanes.

Auſſi peut-on dire que les Chinois n’ont point du tout l’art de la peinture : car il n’y a point de peinture où il n’y a ni arrondiſſement, ni demi-teintes, ni ombres, ni reflets. Ce ſont tout au plus de légères enluminures. On ne doit rien conclure des eſtampes gravées à Paris pour l’empereur de la Chine. Les deſſins étoient faits par des miſſionnaires qui avoient appris le deſſin en Europe, au moyen de quoi ils ſe ſont trouvés, en général, conformes aux principes d’effet que nous tirons de l’inſpection réfléchie de la nature. Cependant, pour ſe conformer ſans doute à l’uſage de l’empire, il s’en eſt trouvé un où les figures ne portoient point d’ombre ſur le terrein, ce qui mettoit les figures comme en l’air.

On peut auſſi attribuer aux connoiſſances priſes en Europe, la perſpective qu’on voit dans ces deſſins. Quoiqu’elle ne ſoit pas exacte ni d’un bon choix, puiſque tous les aſpects y ſont préſentés comme à vue d’oiſeau, néanmoins ces eſtampes ſont, à cet égard, fort au-deſſus des deſſins vraiment Chinois. Dans ceux-ci, on aperçoit, à la vérité, quelque idée de la diminution perſpective & du fuyant des objets : mais on n’y voit rien qui faſſe préſumer qu’ils aient quelque connoiſſance de la perſpective démontrée géométriquement.

Ces connoiſſances théoriques étant moins néceſſaires dans la ſculpture, leurs progrès y ont été plus loin. On trouve dans beaucoup de leurs figures, à tête mobile, des détails de nature vraie & exécutés avec beaucoup de ſoin, mais cependant ſans goût dans le travail & ſervilement rendus, comme parmi nous, à la renaiſſance des arts. Ces artiſtes ne ſavent point voir la nature par ſes beautés. Cela vient, vraiſemblablement, de ce qu’ils n’étudient point le nud, & de ce qu’arrivés au point où ſont reſtés leurs prédéceſſeurs, ils n’en cherchent pas davantage.

Cependant, il eſt poſſible que cette façon bornée d’étudier ait produit un bien chez eux, relativement à leur porcelaine. Elle peut avoir contribué à conſerver à leurs vaſes les formes les plus ſimples & les premières trouvées. Ce ſont en effet les plus analogues à ce genre de ſculpture. Elles ſont les plus convenables à la néceſſité de ſupporter un feu violent ſans ſe déformer. Leurs formes, le plus ſouvent droites ou avec des ſinuoſités très-coulantes, paroiſſent plus propres à ſoutenir l’effet de la cuiſſon. Notre ſurabondance de génie & le déſir de produire toujours du nouveau, nous engagent à tenter toutes ſortes de courbes, & ſouvent des choſes en l’air qui ont de la peine à réuſſir, & qui, rendues irrégulières par l’action du feu, produiſent beaucoup de défectuoſités & font perdre beaucoup de pièces. À quoi l’on peut ajouter que les premiers qui donnèrent des formes de vaſe dans nos manufactures, étoient trop accoutumés à travailler pour l’orfèvrerie qui permet de tout haſarder. Il faut eſpérer que le tems, l’expérience & le défaut de ſuccès, dans beaucoup de tentatives, ramèneront, dans cet art, la ſimplicité qui lui convient.

Depuis qu’on a imaginé de peindre du papier en Angleterre & en France, celui de la Chine eſt moins recherché. Nos efforts pour nous paſſer de ſa rhubarbe pourraient bien être auſſi heureux.