Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 34

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XXXIV. L’Europe a-t-elle beſoin de grands établiſſemens dans les Indes pour y faire le commerce ?

Tous les peuples de l’Europe, qui ont doublé le cap de Bonne-Eſpérance, ont cherché à fonder de grands empires en Aſie. Les Portugais, qui ont montré la route de ces riches contrées, donnèrent, les premiers, l’exemple d’une ambition ſans bornes. Peu contens de s’être rendus les maîtres des iſles, dont les productions étoient précieuſes, d’avoir élevé des fortereſſes par-tout où il en falloit, pour mettre dans leur dépendance la navigation de l’Orient ; ils voulurent donner des loix au Malabar, qui, partagé en pluſieurs petites ſouverainetés jalouſes ou ennemies les unes des autres, fut forcé de ſubir le joug.

Les Eſpagnols ne montrèrent pas d’abord plus de modération. Avant même d’avoir achevé la conquête des Philippines, qui devoient former le centre de leur puiſſance, ils firent des efforts pour étendre plus loin leur domination. Si depuis ils n’ont pas aſſujetti le reſte de cet immenſe archipel, s’ils n’ont pas rempli de leurs fureurs tous les lieux voiſins ; il faut chercher la cauſe de leur inaction dans les tréſors de l’Amérique, qui, ſans aſſouvir leurs déſirs, ont fixé leurs vues.

Les Hollandois enlevèrent aux Portugais les meilleurs poſtes qu’ils avoient dans le continent, & les chaſſèrent de toutes les iſles où croiſſent les épiceries. Ils n’ont réuſſi à conſerver ces poſſeſſions, de même que celles qu’ils y ont ajoutées, qu’en établiſſant un gouvernement moins vicieux que celui du peuple ſur les ruines duquel ils s’élevoient.

Les pas incertains & lents des François, ne leur ont pas permis pendant long-tems de former de grands projets ou de les ſuivre. Dès qu’ils ſe ſont trouvés en force, ils ont profité du renverſement de l’autorité Mogole, pour uſurper l’empire du Coromandel. On leur a vu conquérir, ou ſe faire céder par des négociations artificieuſes, un terrein plus étendu qu’aucune puiſſance Européenne n’en avoit jamais poſſédé dans l’Indoſtan.

Les Anglois, plus ſages, n’ont travaillé à s’agrandir, qu’après avoir dépouillé les François, & lorſqu’aucune nation rivale ne pouvoit les traverſer. La certitude de n’avoir enfin que les naturels du pays à combattre, les a déterminés à porter leurs armes dans le Bengale. C’étoit la contrée de l’Inde qui devoit leur fournir le plus de marchandiſes propres pour les marchés d’Aſie & d’Europe, celle qui devoit le plus conſommer de leurs manufactures, celle enfin, qu’à la faveur d’un grand fleuve, leur pavillon pouvoit le plus aisément tenir dans leur dépendance. Ils ont vaincu, & ils ſe flattent de jouir long-tems du fruit de leurs victoires.

Leurs ſuccès, ceux des François, ont confondu toutes les nations. On comprend ſans peine comment des iſles abandonnées à elles-mêmes, ſans aucune liaiſon avec leurs voiſins, ſans avoir ni l’art, ni les moyens de ſe défendre, ont pu être ſubjuguées. Mais des victoires remportées de nos jours, dans le continent, par cinq ou ſix cens Européens, ſur des armées innombrables de Gentils & de Mahométans, inſtruits la plupart dans les arts de la guerre, cauſent un étonnement dont on ne revient pas. Les eſprits devroient être cependant préparés de loin à ces étranges ſcènes.

À peine les Portugais parurent dans l’Orient, qu’un petit nombre de vaiſſeaux & de ſoldats y bouleversèrent les royaumes. Il ne fallut que l’établiſſement de quelques comptoirs, la conſtruction de quelques forts, pour abattre les puiſſances de l’Inde. Lorſqu’elles ceſſèrent d’être opprimées par les premiers conquérans, elles le furent par ceux qui les chaſſoient & les remplaçoient. L’hiſtoire de ces délicieuſes contrées, ceſſa d’être l’hiſtoire des naturels du pays, & ne fut plus que celle de leurs tyrans.

Mais qu’étoit-ce donc que ces hommes ſinguliers, qui ne s’inſtruiſoient jamais à l’école du malheur & de l’expérience ; qui ſe livroient eux-mêmes, ſans défenſe, à leur ennemi commun ; qui n’apprenoient pas de leurs défaites continuelles, à repouſſer quelques aventuriers que la mer avoit comme vomis ſur leurs côtes ? Ces hommes toujours dupes & toujours victimes, étoient-ils de la même eſpèce que ceux qui les attaquoient ? Pour réſoudre ce problême, il ſuffira de remonter aux cauſes de la lâcheté des Indiens ; & nous commencerons par le deſpotiſme qui les écraſe.

Il n’eſt point de nation, qui, en ſe poliçant, ne perde de ſa vertu, de ſon courage, de ſon amour pour l’indépendance ; & il eſt tout ſimple que les peuples du midi de l’Aſie, s’étant les premiers aſſemblés en ſociété, aient été les premiers exposés au deſpotiſme. Telle a été, depuis l’origine du monde, la marche de toutes les aſſociations. Une autre vérité également prouvée par l’hiſtoire, c’eſt que toute puiſſance arbitraire ſe précipite vers ſa deſtruction, & que des révolutions plus ou moins rapides, ramènent par-tout un peu plutôt, un peu plus tard le règne de la liberté. On ne connoit guère que l’Indoſtan, où les habitans ayant une fois perdu leurs droits, ne ſoient jamais parvenus à les recouvrer. Les tyrans ſont cent fois tombés, mais la tyrannie s’eſt toujours maintenue.

À l’eſclavage politique, s’eſt joint l’eſclavage civil. L’Indien n’eſt pas le maître de ſa vie : on n’y connoît point de loi qui la protège contre les caprices du deſpote, ni même contre les fureurs de ſes délégués. Il n’eſt pas le maître de ſon eſprit : l’étude de toutes les ſciences intéreſſantes pour l’humanité lui eſt interdite ; & toutes celles qui ſont reçues concourent à ſon abrutiſſement. Il n’eſt pas le maître du champ qu’il cultive : les terres & leurs productions appartiennent au ſouverain ; & c’eſt beaucoup pour le laboureur, s’il peut ſe promettre de ſon travail une nourriture ſuffiſante pour lui & pour ſa famille. Il n’eſt pas le maître de ſon induſtrie : tout artiſte qui a eu le malheur de montrer un peu de talent, court riſque d’être deſtiné au ſervice du chef de l’empire, de ſes lieutenans, ou de quelque homme riche, qui aura acheté le droit de l’occuper à ſa fantaiſie. Il n’eſt pas le maître de ſes richeſſes : pour ſe ſouſtraire aux vexations, il dépoſe ſon or dans le ſein de la terre, & l’y laiſſe enſeveli même à ſa mort, avec la folle perſuaſion qu’il lui ſervira dans une autre vie. Peut-on douter qu’une autorité abſolue, arbitraire, tyrannique, qui enveloppe, pour ainſi dire, l’Indien de tous les côtés, ne briſe tous les reſſorts de ſon âme, & ne le rende incapable des ſacrifices qu’exige le courage ? Le climat de l’Indoſtan s’oppoſe auſſi à de généreux efforts. La molleſſe qu’il inſpire, met un obſtacle invincible aux révolutions grandes & hardies, ſi ordinaires dans les régions du Nord. Le corps & l’eſprit également affoiblis, n’ont que les vices & les vertus de l’eſclavage. À la ſeconde, au plus tard à la troiſième génération, les Tartares, les Turcs, les Perſans, les Européens même, prennent la nonchalance Indienne. Sans doute que des inſtitutions religieuſes ou morales pourroient vaincre les influences phyſiques. Mais les ſuperſtitions du pays n’ont jamais connu ce but élevé. Jamais elles n’ont promis de récompenſes dans une autre vie, au citoyen généreux qui mourroit pour la défenſe ou la gloire de la patrie. En conſeillant, en ordonnant même quelquefois le ſuicide, par l’appât séduiſant des délices futures, elles ont sévèrement défendu l’effuſion du ſang.

C’étoit une ſuite néceſſaire du ſyſtême de la métempſycoſe. Ce dogme doit inſpirer à ſes ſectateurs une charité habituelle & univerſelle. La crainte de nuire à leur prochain, c’eſt-à-dire à tous les animaux, à tous les hommes, les occupe continuellement. Le moyen qu’on ſoit ſoldat, quand on peut ſe dire : peut-être que l’éléphant, le cheval que je vais abattre, renferme l’âme de mon père ; peut-être l’ennemi que je vais percer, fut autrefois le chef de ma race ? Ainſi aux Indes, la religion fortifie la lâcheté, née du deſpotiſme & du climat. Les mœurs y ajoutent plus encore.

Dans toutes les régions, le plaiſir de l’amour eſt le premier des plaiſirs ; mais le déſir n’en eſt pas auſſi ardent dans une zone que dans une autre. Tandis que les peuples du Septentrion uſent ſi modérément de ce délicieux préſent de la nature, ceux du Midi s’y livrent avec une fureur qui briſe tous les reſſorts. La politique a quelquefois tourné ce penchant à l’avantage de la ſociété : mais les légiſlateurs de l’Inde paroiſſent n’avoir eu en vue que d’augmenter les funeſtes influences d’un climat brûlant. Les Mogols, derniers conquérans de ces contrées, ont été plus loin. L’amour n’eſt, pour eux, qu’une débauche honteuſe & deſtructive, conſacrée par la religion, par les loix, par le gouvernement. La conduite militaire des peuples de l’Indoſtan, ſoit Gentils, ſoit Mahométans, eſt digne de pareilles mœurs. On entrera dans quelques détails ; & on les puiſera dans les écrits d’un officier Anglois, que ſes faits de guerre ont rendu célèbre dans ces contrées éloignées.

D’abord les ſoldats compoſent la moindre partie des camps Indiens. Chaque cavalier eſt ſuivi de ſa femme, de ſes enfans, & de deux domeſtiques, dont l’un doit panſer le cheval & l’autre aller au fourrage. Le cortège des officiers & des généraux, eſt proportionné à leur vanité, à leur fortune & à leur grade. Le ſouverain lui-même plus occupé, lorſqu’il ſe met en campagne, de l’étalage de ſa magnificence que des beſoins de la guerre, traîne à ſa ſuite, ſon sérail, ſes éléphans, ſa cour, la plupart des ſujets de ſa capitale. La néceſſité de pourvoir aux beſoins, aux caprices, au luxe de cette bizarre multitude, forme naturellement au milieu de l’armée une eſpèce de ville, remplie de magaſins & d’inutilités. Les mouvemens d’un monftre fi peſant & ſi mal conftitué, ſont néceffairement fort lents. Il règne une grande confuſion dans ſes marches, dans ſes opérations. Quelque ſobres que ſoient les Indiens & même les Mogols, les vivres doivent leur manquer ſouvent ; & la famine entraîne après elle des maux contagieux, une affreuſe mortalité.

Cependant, elle n’emporte preſque jamais que des recrues. Quoiqu’en général, les habitans de l’Indoſtan affectent une grande paſſion pour la gloire militaire, ils font le métier de la guerre le moins qu’ils peuvent. Ceux qui ont eu aſſez de ſuccès dans les combats pour obtenir des titres honorables, ſont diſpenfés, pendant quelque tems, du ſervice ; & il eft rare qu’ils ne profitent pas de ce privilège. La retraite de ces vétérans, réduit les armées à n’être qu’un vil aſſemblage de ſoldats levés à la hâte, dans les différentes provinces de l’empire & qui ne connoiſſent nulle diſcipline.

La manière de vivre des troupes eſt digne d’une conſtitution fi vicieufe. Elles mangent le ſoir une quantité prodigieuſe de riz, & prennent après leur ſouper des drogues qui les plongent dans un sommeil profond. Malgré cette mauvaise habitude, l’on ne voit point de garde autour du camp, destinée à prévenir les surprises ; & rien ne peut déterminer le soldat à se lever matin pour l’exécution des entreprises qui exigeroient le plus de célérité.

Les oiseaux de proie, dont on a toujours un grand nombre, règlent les opérations. Les trouve-t-on pesans, engourdis ? c’est un mauvais augure qui empêche de livrer bataille Sont-ils furieux & emportés ? on marche au combat, quelques raisons qu’il y ait pour l’éviter ou le différer. Cette superstition, ainsi que l’observation des jours heureux ou malheureux, décident du sort des projets les mieux concertés.

On ne connoît point d’ordre dans les marches. Chaque soldat va selon son caprice, & se contente de suivre le gros du corps auquel il est attaché. Souvent on lui voit sur la tête ses subsistances, & les ustensiles nécessaires pour les préparer ; tandis que ses armes sont portées par sa femme, communément suivie de plusieurs enfans. Si un fantassin a des parens ou des affaires dans l’armée ennemie, il y paſſe ſans inquiétude, & rejoint enſuite ſes drapeaux, ſans trouver la moindre oppoſition à ſon retour.

L’action n’eſt pas mieux dirigée que ſes préparatifs. La cavalerie qui fait toute la force des armées Indiennes, où l’on a un mépris décidé pour l’infanterie, charge aſſez bien à l’arme blanche, mais ne ſoutient jamais le feu du canon ou de la mouſqueterie. Elle craint de perdre ſes chevaux, la plupart Arabes, Perſans ou Tartares, qui font toute ſa fortune. Ceux qui compoſent ce corps, également reſpecté & bien payé, ont tant d’attachement pour leurs chevaux, qu’ils en portent quelquefois le deuil.

Autant les Indiens redoutent l’artillerie ennemie, autant ils ont confiance en la leur, quoiqu’ils ignorent également, & la manière de la traîner, & celle de s’en ſervir. Leurs canons, qui ont tous des noms pompeux & qui ſont la plupart d’une grandeur giganteſque, ſont plutôt un obſtacle au ſuccès qu’un inſtrument de victoire.

Ceux qui ont l’ambition de ſe diſtinguer, s’enivrent d’opium, auquel ils attribuent la vertu d’échauffer le ſang, & de porter l’âme aux actions héroïques. Dans cette ivreſſe paſſagère, ils reſſemblent bien plus, par leur habillement & par leur fureur impuiſſante, à des femmes fanatiques, qu’à des hommes déterminés.

Le prince qui commande ces troupes mépriſables, monte toujours ſur un éléphant richement caparaçonné, où il eſt à la fois, & le général & l’étendard de l’armée entière qui a les yeux ſur lui. Prend-il la fuite ? eſt-il tué ? la machine ſe détruit. Tous les corps ſe diſperſent, ou ſe rangent ſous les enſeignes de l’ennemi.

Ce tableau que nous aurions pu étendre, ſans le charger, rend croyables nos ſuccès dans l’Indoſtan. Beaucoup d’Européens même, jugeant de ce qu’on pourroit dans l’intérieur du pays, par ce qui a été opéré ſur les côtes, penſent que la conquête entière de ces contrées, pourroit s’entreprendre ſans témérité. Cette extrême confiance leur eſt venue de ce que dans des poſitions où aucun ennemi ne pouvoit les harceler ſur leurs derrières, ni intercepter les ſecours qui leur arrivoient ; ils ont vaincu des tiſſerands & des marchands timides, des armées ſans courage & ſans discipline, des princes, foibles, jaloux les uns des autres, toujours en guerre avec leurs voiſins ou avec leurs ſujets. Ils ne veulent pas voir, que s’ils s’enfonçoient dans les profondeurs de l’Inde, ils auroient tous péri avant d’être arrivés au milieu de leur carrière. La chaleur exceſſive du climat, les fatigues continuelles, des maladies ſans nombre, le défaut de ſubſiſtances, cent autres cauſes d’une mort inévitable, réduiroient les conquérans à rien, quand même les troupes qui les harceleroient ne leur feroient courir de dangers d’aucune eſpèce.

Suppoſons cependant, ſi l’on veut, que dix mille ſoldats Européens ont parcouru, ont ravagé l’Inde d’un bout à l’autre : qu’en réſultera-t-il ? Ces forces ſuffiront-elles pour aſſurer la conquête, pour contenir chaque peuple, chaque province, chaque canton ; & ſi elles ne ſuffiſent pas, qu’on nous diſe de quelle augmentation de troupes on aura beſoin ?

Qu’on admette la domination ſolidement établie, la ſituation du conquérant ne ſera pas beaucoup meilleure. Les revenus de l’Indoſtan ſeront abſorbés dans l’Indoſtan même.

Il ne reſtera à la puiſſance de l’Europe qui aura conçu ce projet d’uſurpation, qu’un grand vuide dans ſa population, & la honte d’avoir embraſſé des chimères.

La queſtion que nous venons d’agiter eſt devenue aſſez inutile, depuis que les Européens ont travaillé eux-mêmes à rendre leurs ſuccès dans l’Indoſtan plus difficiles. En aſſociant à leurs jalouſies mutuelles les naturels du pays, ils les ont formés à la tactique, à la diſcipline, aux armes. Cette faute politique a ouvert les yeux aux ſouverains de ces contrées. L’ambition d’avoir des troupes aguerries les a ſaiſis. Leur cavalerie a mis plus d’ordre dans ſes mouvemens ; & leur infanterie, juſqu’alors ſi méprisée, a pris la conſiſtance de nos bataillons. Une artillerie nombreuſe & bien ſervie, a défendu leur camp, a protégé leurs attaques. Les armées mieux composées & plus régulièrement payées, ont été en état de tenir plus longtems la campagne.

Ce changement que des intérêts momentanés avoient empêché, peut-être, de prévoir, pourra devenir avec le tems aſſez conſidérable pour mettre des obſtacles inſurmontables à la paſſion qu’ont les Européens de s’étendre dans l’Indoſtan, pour les dépouiller même des conquêtes qu’ils y ont faites. Sera-ce un bien ? Sera-ce un mal ? C’eſt ce que nous allons diſcuter.

Lorſque les Européens voulurent commencer à négocier dans cette opulente région, ils la trouvèrent partagée en un grand nombre de petits états, dont les uns étoient gouvernés par des princes du pays, & les autres par des rois Patanes. Les haines qui les diviſoient leur mettoient preſque continuellement les armes à la main. Indépendamment de ces guerres de province à province, il y en avoit une perpétuelle entre chaque ſouverain & ſes ſujets. Elle étoit entretenue par des régiſſeurs ou fermiers, qui pour ſe rendre agréables à la cour, faiſoient toujours outrer la meſure des impôts. Ces barbares ajoutoient à ce fardeau le poids plus accablant encore des vexations. Leurs rapines n’étoient qu’un moyen de plus pour conſerver leurs places dans un pays où celui qui donne davantage a toujours raiſon.

Cette anarchie, ces violences, nous perſuadèrent, que pour établir un commerce sûr & permanent, il falloit le mettre ſous la protection des armes ; & nous bâtîmes des comptoirs fortifiés. Dans la ſuite, la jalouſie, qui diviſe les nations Européennes aux Indes comme ailleurs, les précipita dans des dépenſes plus conſidérables. Chacun de ces peuples étrangers ſe crut obligé, pour n’être pas la victime de ſes rivaux, d’augmenter ſes forces.

Cependant notre domination ne s’étendoit pas au-delà de nos fortereſſes. Les marchandiſes y arrivoient des terres aſſez paiſiblement, ou avec des difficultés qui n’étaient pas inſurmontables. Après même que les conquêtes de Koulikan eurent plongé dans la confuſion le nord de l’Indoſtan, la tranquilité continua ſur la côte du Coromandel.

Mais la mort de Nizam El-moulouk, ſouba du Décan, y alluma un incendie qui fume encore.

La diſpoſition de cette immenſe dépouille, appartenoit naturellement à la cour de Delhy. Sa foibleſſe enhardit les enfans de Nizam à ſe diſputer l’héritage de leur père. Pour ſe ſupplanter ils eurent recours tour-à-tour aux armes, aux trahiſons, au poiſon, aux aſſaſſinats. La plupart des aventuriers qu’ils aſſocièrent à leurs haines & à leurs crimes, périrent au milieu de ces horreurs. Les ſeuls Marattes qui formoient une nation, qui épouſoient tantôt un parti, tantôt un autre, & qui avoient ſouvent des troupes dans tous, paroiſſoient devoir profiter de cette anarchie, & marcher à la ſouveraineté du Décan. Les Européens ont prétendu avoir un grand intérêt à traverſer ce deſſein profond, mais ſecret ; & voici pourquoi.

Les Marattes, ont-ils dit, ſont voleurs par les loix de leur éducation, par les principes de leur politique. Ils ne reſpectent point le droit des gens ; ils n’ont aucune connoiſſance du droit naturel, ou du droit civil ; ils portent par-tout avec eux la déſolation. Le ſeul bruit de leur approche fait un déſert des contrées les plus habitées. On ne voit que confuſion dans tous les pays qu’ils ont ſubjugués, & les manufactures y ſont anéanties.

Cette opinion fit penſer aux nations Européennes, prépondérantes à la côte du Coromandel, que de tels voiſins y ruineroient entièrement le commerce, & qu’il ne ſeroit plus poſſible de remettre des fonds aux courtiers, pour tirer des marchandiſes de l’intérieur des terres, ſans que ces fonds fuſſent enlevés par ces brigands. Le déſir de prévenir un malheur, qui devoit ruiner leur fortune, & leur faire perdre le fruit des établiſſemens qu’elles avoient formés, ſuggéra à leurs agens l’idée d’un nouveau ſyſtême.

Dans la ſituation actuelle de l’Indoſtan, publièrent-ils, il eſt impoſſible d’y entretenir des liaiſons utiles ſans la protection d’un état de guerre. La dépenſe, dans un ſi grand éloignement de la métropole, ne peut être ſoutenue par les ſeuls bénéfices du commerce, quelque conſidérables qu’on les ſuppoſe. C’eſt donc une néceſſité de ſe procurer des poſſeſſions ſuffiſantes pour fournir à ces frais énormes ; & par conséquent des poſſeſſions qui ne ſoient pas médiocres.

Cet argument, imaginé vraiſemblablement pour maſquer une grande avidité ou une ambition ſans bornes, mais que la paſſion trop commune des conquêtes a fait trouver d’un ſi grand poids, pourroit bien n’être qu’un ſophiſme. Il ſe préſente pour le combattre, une foule de raiſons phyſiques, morales & politiques. Nous ne nous arrêterons qu’à une, & ce ſera un fait. Depuis les Portugais, qui, les premiers, ont porté dans l’Inde des vues d’agrandiſſement, juſqu’aux Anglois qui terminent la liſte fatale des uſurpateurs, il n’y a pas une ſeule acquiſition ni grande, ni petite, qui, à l’exception du Bengale & des lieux ou croiſſent les épiceries, ait pu à la longue payer les dépenſes qu’a entrainées ſa conquête, qu’a exigées ſa conſervation. Plus les poſſeſſions ont été vaſtes, plus elles ont été onéreuſes à la puiſſance ambitieuſe, qui, par quelque voie que ce pût être, avoit réuſſi à les obtenir.

Il en ſera toujours ainſi. Toute nation qui aura acquis un grand territoire, voudra le conſerver. Elle ne verra ſa sûreté que dans des places fortifiées, & l’on en élèvera ſans nombre. Cet appareil de guerre éloignera le cultivateur & l’artiſte, également alarmés pour leur tranquilité. L’eſprit des princes voiſins ſe remplira de ſoupçons, & ils craindront, avec raiſon, de ſe voir la proie d’un marchand devenu conquérant. Dès-lors, ils méditeront la ruine d’un oppreſſeur, qu’ils n’avoient reçu dans leurs ports, que dans la vue d’augmenter leurs tréſors & leur puiſſance. Si les circonſtances les réduiſent à des traités, ils ne les ſigneront qu’en jurant, dans leur cœur, la perte de celui avec lequel ils feront alliance. Le menſonge ſera la baſe de tous leurs accords, plus long-tems ils auront été réduits à feindre, & plus ils auront eu de loiſir pour aiguiſer le poignard deſtiné à frapper leur ennemi.

La crainte bien fondée de ces perfidies, déterminera les uſurpateurs à ſe tenir toujours en force. Auront-ils pour défenſeurs des Européens ? Quelle conſommation d’hommes pour la métropole ! Quelle dépenſe pour les aſſembler, pour leur faire paſſer les mers, pour les entretenir, pour les recruter ! Si, par principes d’économie, l’on ſe borne aux troupes Indiennes ; que pourra-t-on ſe promettre d’un amas confus de gens ſans aveu, dont les expéditions dégénèrent toujours en brigandages, & finiſſent habituellement par une fuite honteuſe & précipitée ? Leur reſſort moral & phyſique eſt relâché au point, que la défenſe de leurs dieux & de leurs foyers, n’a jamais inſpiré aux plus hardis d’entre eux, que quelques mouvemens paſſagers d’une intrépidité bouillante. Des intérêts étrangers & ruineux pour leur patrie, éleveront-ils leur âme avilie & corrompue ? Ne doit-on pas plutôt préſumer qu’ils ſeront toujours dans la diſpoſition prochaine de trahir une cauſe odieuſe, qui ne leur offrira aucun avantage permanent & ſenſible ?

À ces inconvéniens, ſe joindra un eſprit de concuſſion & de rapine, qui, même dans les tems les plus calmes de la paix, ne différera que peu des ravages de la guerre. Les agens, chargés de ces intérêts éloignés, voudront accumuler rapidement des richeſſes. Les gains lents & méthodiques du commerce, ne leur paroitront pas dignes de leur attention, & ils précipiteront des révolutions qui mettront à leurs pieds des lacs de roupies. Leur audace aura fait des maux ſans nombre ; avant que l’autorité, éloignée de ſix mille lieues, ſe ſoit occupée des ſoins de la réprimer. Les réformateurs ſeront impuiſſans contre des millions, ou ils arriveront trop tard pour prévenir le renverſement d’un édifice qui n’aura jamais eu de baſe bien ſolide.

Ce réſultat nous diſpenſera d’examiner la nature des engagemens politiques que les Européens ont contractés avec les puiſſances de l’Inde. Si ces grandes acquiſitions ſont nuiſibles, les traités faits pour ſe les procurer, ne ſauroient être raiſonnables. Il faudra que nos marchands, s’ils ſont ſages, renoncent en même-tems, & à la fureur des conquêtes, & à l’eſpoir flatteur de tenir dans leurs mains la balance de l’Aſie.

La cour de Delhy achèvera de ſuccomber ſous le faix de ces diviſions inteſtines, ou la fortune ſuſcitera un prince capable de la relever. Le gouvernement reſtera féodal, ou redeviendra deſpotique. L’empire ſera partagé en pluſieurs états indépendans, ou n’obéira qu’à un ſeul maître. Ce ſeront les Marattes ou les Mogols, qui donneront des loix. Ces révolutions ne doivent pas occuper les Européens. L’Indoſtan, quelle que ſoit ſa deſtinée, fabriquera des toiles. Nos marchands les achèteront, ils nous les vendront : voilà tout.

Inutilement on objecteroit, que l’eſprit, qui, de tout tems, a régné dans ces contrées, nous a forcés de ſortir des règles ordinaires du commerce ; que nous ſommes armés ſur les côtes ; que cette poſition nous mêle, malgré nous, dans les affaires de nos voiſins ; que chercher à nous trop iſoler, c’eſt tout perdre. Ces craintes paroitront un fantôme aux gens raiſonnables, qui ſavent que la guerre, en ces régions éloignées, ne peut qu’être encore plus funeſte aux Européens qu’aux habitans ; & qu’elle nous mettra dans la néceſſité de tout envahir, ce qu’on ne peut ſe promettre ; ou d’être à jamais chaſſés d’un pays où il eſt avantageux de conſerver des relations.

L’amour de l’ordre donnera même plus d’extenſion à ces vues pacifiques. Loin de regarder les grandes poſſeſſions comme néceſſaires, on ne déſeſpérera pas de pouvoir ſe paſſer un jour de poſtes fortifiés. Les Indiens ſont naturellement doux & humains, malgré le caractère atroce du deſpotiſme qui les écraſe. Les peuples anciens, qui trafiquoient avec eux, ſe louèrent toujours de leur candeur, de leur bonne-foi. Cette partie de la terre eſt actuellement dans une poſition orageuſe pour elle & pour nous. Notre ambition y a ſemé par-tout la diſcorde ; & notre cupidité y a inſpiré de la haine, de la crainte, du mépris pour notre continent. Conquérans, uſurpateurs, oppreſſeurs auſſi prodigues de ſang qu’avides de richeſſes : voilà ce que nous avons paru dans l’Orient. Nos exemples y ont multiplié les vices nationaux, & nous y avons enſeigné à ſe défier des nôtres.

Si nous avions porté chez les Indiens des procédés établis ſur la bonne-foi ; ſi nous leur avions fait connoitre que l’utilité réciproque eſt la baſe du commerce ; ſi nous avions encouragé leur culture & leur induſtrie, par des échanges également avantageux pour eux & pour nous : inſenſiblement, on ſe ſeroit concilié l’eſprit de ces peuples. L’heureuſe habitude de traiter sûrement avec nous, auroit fait tomber leurs préjugés & changé peut-être leur gouvernement. Nous en ſerions venus au point de vivre au milieu d’eux, de former autour de nous des nations ſtables & ſolidement policées, dont les forces auroient protégé nos établiſſemens par une réciprocité d’intérêt. Chacun de nos comptoirs fût devenu pour chaque peuple de l’Europe une nouvelle patrie, où nous aurions trouvé une sûreté entière. Notre ſituation dans l’Inde, eſt une ſuite de nos déreglemens, des ſyſtêmes homicides que nous y avons portés. Les Indiens penſent ne nous rien devoir, parce que toutes nos actions leur ont prouvé que nous ne nous croyions tenus à rien envers eux.

Cet état violent déplaît à la plupart des peuples de l’Aſie, & ils font des vœux ardens pour une heureuſe révolution. Le déſordre de nos affaires doit nous avoir mis dans les mêmes diſpoſitions. Pour qu’il réſultât un rapprochement ſolide de cette unité d’intérêt à la paix & à la bonne intelligence, il ſuffiroit peut-être que les nations Européennes qui trafiquent aux Indes, convinſſent entre elles, pour ces mers éloignées, d’une neutralité que les orages, ſi fréquens dans leur continent, ne duſſent jamais altérer. Si elles pouvoient ſe regarder comme membres d’une même république, elles ſeroient diſpensées d’entretenir des forces, qui les rendent odieuſes & qui les ruinent. En attendant un changement que l’eſprit de diſcorde, qui nous agite, ne permet pas d’eſpérer ſi-tôt, convient-il à l’Europe de continuer le commerce des Indes, par des compagnies excluſives, ou de le rendre libre ? C’eſt la dernière queſtion qui nous reſte à examiner.