Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 35

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XXXV. L’Europe doit-elle rendre libre le commerce des Indes, ou l’exploiter par des compagnies excluſives ?

Si nous voulions la décider par des généralités, elle ne ſeroit pas difficile à réſoudre. Demandez ſi dans un état qui admet une branche de commerce, tous les citoyens ont droit d’y prendre part ; la réponſe eſt ſi ſimple, qu’elle n’eſt pas même ſuſceptible de diſcuſſion. Il ſeroit affreux que des ſujets, qui partagent également le fardeau des chaînes ſociales & des dépenſes publiques, ne participâſſent pas également aux avantages du pacte qui les réunit ; qu’ils euſſent à gémir, & de porter le joug de leurs inſtitutions, & d’avoir été trompés en s’y ſoumettant.

D’un autre côté, les notions politiques ſe concilient parfaitement avec ces idées de juſtice. Tout le monde ſait que c’eſt la liberté qui eſt l’âme du commerce, & qu’elle eſt ſeule capable de le porter à ſon dernier terme. Tout le monde convient que c’eſt la concurrence qui développe l’induſtrie, & qui lui donne tout le reſſort dont elle eſt ſuſceptible. Cependant depuis plus d’un ſiècle, les faits n’ont ceſſé d’être en contradiction avec ces principes.

Tous les peuples de l’Europe qui font le commerce des Indes, le font par des compagnies excluſives, & il faut convenir que des faits de cette eſpèce ſont impoſans, parce qu’il eſt bien difficile de croire, que de grandes nations, chez qui les lumières en tout genre ont fait tant de progrès, ſe ſoient conſtamment trompées pendant plus de cent années ſur un objet ſi important, ſans que l’expérience & la diſcuſſion aient pu les éclairer. Il faut donc, ou que les défenſeurs de la liberté aient donné trop d’étendue à leurs principes, ou que les défenſeurs du privilège excluſif aient porté trop loin la néceſſité de l’exception. Peut-être auſſi en embraſſant des opinions extrêmes, a-t-on paſſé le but de part & d’autre, & s’eſt-on également éloigné de la vérité.

Depuis qu’on agite cette queſtion fameuſe, on a toujours cru qu’elle étoit parfaitement ſimple ; on a toujours ſupposé qu’une compagnie des Indes étoit eſſentiellement excluſive, & que ſon exiſtence tenoit à celle de ſon privilège. De-là les défenſeurs de la liberté ont dit : les privilèges excluſifs ſont odieux, donc il ne faut point de compagnie. Leurs adverſaires au contraire ont répondu : la nature des choſes exige une compagnie, donc il faut un privilège excluſif. Mais ſi nous parvenons à faire voir que les raiſons qui s’élèvent contre les privilèges ne prouvent rien contre les compagnies, & que les circonſtances qui peuvent rendre une compagnie des Indes néceſſaire, ne font rien en faveur de ſon privilège ; ſi nous prouvons que la nature des choſes exige à la vérité une aſſociation puiſſante, une compagnie pour le commerce des Indes, mais que le privilège excluſif tient à des cauſes particulières, en ſorte que cette compagnie peut exiſter ſans être privilégiée, nous aurons trouvé la ſource de l’erreur commune & la ſolution de la difficulté.

Qu’eſt-ce qui conſtitue la nature des choſes en matière de commerce ? Ce ſont les climats, les productions, la diſtance des lieux, la forme du gouvernement, le génie & les mœurs des peuples qui y ſont ſoumis. Dans le commerce des Indes, il faut aller à ſix mille lieues de l’Europe chercher les marchandiſes que fourniſſent ces contrées : il faut y arriver dans une ſaiſon déterminée, & attendre qu’une autre ſaiſon ramène les vents néceſſaires pour le retour. Il réſulte de-là, que les voyages conſomment, environ deux années, & que les armateurs ne peuvent eſpérer de revoir leurs fonds qu’au bout de ces deux années. Première circonſtance eſſentielle.

La nature d’un gouvernement, ſous lequel il n’y a ni sûreté ni propriété, ne permet point aux gens du pays d’avoir des marchés publics, ou de former des magaſins particuliers. Qu’on ſe repréſente des hommes accablés & corrompus par le deſpotiſme, des ouvriers hors d’état de rien entreprendre par eux-mêmes ; & d’un autre côté, la nature plus féconde encore que l’autorité n’eſt avide, fourniſſant à des peuples pareſſeux une ſubſiſtance qui ſuffit à leurs beſoins, à leurs déſirs : & l’on ſera étonné qu’il y ait la moindre induſtrie dans l’Inde. Auſſi pouons-nous aſſurer qu’il ne s’y fabriqueroit preſque rien, ſi l’on n’alloit exciter les tiſſerands l’argent à la main, & ſi l’on n’avoit la précaution de commander un an d’avance les marchandiſes dont on a beſoin. On paie un tiers du prix, au moment où on les commande ; un ſecond tiers, lorſque l’ouvrage eſt à moitié fait ; & le dernier tiers enfin, à l’inſtant de la livraiſon. Il réſulte de cet arrangement, une différence fort conſidérable ſur le prix & ſur la qualité ; mais il réſulte auſſi la néceſſité d’avoir ſes fonds dehors une année de plus, c’eſt-à-dire, trois années au lieu de deux : néceſſité effrayante pour des particuliers, ſur-tout en conſidérant la grandeur des fonds qu’exigent ces entrepriſes.

En effet, les frais de navigation & les riſques étant immenſes, il faut néceſſairement pour les courir, rapporter des cargaiſons complètes, c’eſt-à-dire, des cargaiſons d’un million ou quinze cens mille livres, prix d’achat dans l’Inde. Or, quels ſont les négocians ou les capitaliſtes même, en état de faire des avances de cette nature, pour n’en recevoir le rembourſement qu’au bout de trois années ? Il y en a ſans doute très-peu en Europe ; & parmi ceux qui en auroient la puiſſance, il n’y en a preſque aucun qui en eût la volonté. Conſultez le cœur humain. Ce ſont des gens qui ont des fortunes médiocres qui courent volontiers de grands riſques, pour faire de grands profits. Mais lorſqu’une fois la fortune d’un homme eſt parvenue à un certain degré, il veut jouir, & jouir avec sûreté. Ce n’eſt pas que les richeſſes éteignent la ſoif des richeſſes, au contraire, elles l’allument ſouvent : mais elles fourniſſent en même tems mille moyens de la ſatiſfaire, ſans peine & ſans danger. Ainſi, d’abord ſous ce point de vue, commence à naître la néceſſité de former des aſſociations, où un grand nombre de gens n’héſiteront point de s’intéreſſer, parce que chacun d’eux en particulier ne riſquera qu’une petite partie de ſa fortune, & meſurera l’eſpérance des profits ſur la réunion des moyens que peut employer la ſociété entière. Cette néceſſité deviendra plus ſenſible encore, ſi l’on conſidère de près la manière dont ſe font les achats dans l’Inde & les précautions de détail qu’exige cette opération.

Pour contracter une cargaiſon d’avance, il faut plus de cinquante agens différens répandus à trois cens, à quatre cens, à cinq cens lieues les uns des autres. Il faut, quand l’ouvrage eſt fini, le vérifier, l’auner, ſans quoi les marchandiſes ſeroient bientôt défectueuſes par la mauvaiſe-foi des ouvriers, également corrompus par leur gouvernement, & par l’influence des crimes en tout genre, dont l’Europe depuis trois ſiècles leur a donné l’exemple.

Après tous ces détails, il faut encore d’autres opérations qui ne ſont pas moins néceſſaires. Il faut des blanchiſſeurs, des batteurs de toile, des emballeurs, des blanchiſſeries même qui renferment des étangs dont les eaux ſoient choiſies. Il ſeroit bien difficile, ſans doute, à des particuliers, de ſaiſir & d’embraſſer cet enſemble de précautions ; mais en ſuppoſant que leur induſtrie leur en fournît la poſſibilité, ce ne pourroit jamais être qu’autant que chacun d’eux feroit un commerce ſuivi, & des expéditions toujours ſucceſſives. Car tous les moyens que nous venons d’indiquer ne ſe créent pas d’un jour à l’autre, & ne peuvent ſe maintenir que par des relations continuelles. Il faudroit donc que chaque particulier fut en état, pendant trois années de ſuite, d’expédier ſucceſſivement un vaiſſeau chaque année, c’eſt-à-dire, de débourſer 4 000 000 de livres. On ſent bien que cela eſt impoſſible, & qu’il n’y a qu’une ſociété qui puiſſe former une pareille entrepriſe.

Mais il s’établira peut-être dans l’Inde des maiſons de commerce, qui feront toutes ces opérations de détail, & qui tiendront des cargaiſons toutes prêtes pour les vaiſſeaux qu’on expédiera d’Europe.

Cet établiſſement de maiſons de commerce à ſix mille lieues de la métropole, avec des fonds immenſes pour faire les avances néceſſaires aux tiſſerands, nous paroît une chimère démentie par la raiſon & par l’expérience. Peut-on croire de bonne-foi que des négocians qui ont une fortune faite en Europe, iront la porter en Aſie, pour y former des magaſins de mouſſelines, dans l’eſpérance de voir arriver des vaiſſeaux qui n’arriveront peut-être pas, ou qui n’arriveront qu’en très-petit nombre & avec des fonds inſuffiſans ? Ne voit-on pas, au contraire, que l’eſprit de retour s’empare de tous les Européens qui ont fait une petite fortune dans ces climats ; & qu’au lieu de chercher à l’accroître par les moyens faciles que leur offrent le commerce particulier de l’Inde & le ſervice des compagnies, ils ſe preſſent d’en venir jouir tranquillement dans leur patrie.

Vous faut-il de nouvelles preuves & de nouveaux exemples ? Voyez ce qui ſe paſſe en Amérique.

Si l’on pouvoit ſuppoſer que le commerce & l’eſpoir des profits qu’il donne, fuſſent capables d’attirer les Européens riches hors de chez eux, ce ſeroit ſans doute pour aller le fixer dans cette partie du monde bien moins éloignée que l’Aſie, & gouvernée par les loix, par les mœurs de l’Europe. Il ſemble qu’il ſeroit tout ſimple de voir des négocians acheter d’avance le ſucre des colons, pour le livrer aux vaiſſeaux d’Europe à l’inſtant de leur arrivée, en recevant d’eux en échange des denrées qu’ils revendroient à ces mêmes colons lorſqu’ils en auroient beſoin. C’eſt cependant tout le contraire qui arrive. Les négocians établis en Amérique ne ſont que de ſimples commiſſionnaires, des facteurs, qui facilitent aux colons & aux Européens l’échange réciproque de leurs denrées, mais qui ſont ſi peu en état de faire activement le commerce par eux-mêmes, que lorſqu’un vaiſſeau n’a pu trouver le débit de ſa cargaiſon, elle reſte en dépôt pour le compte de l’armateur, chez le commiſſionnaire auquel elle avoit été adreſſée.

D’après cela, on doit conclure que ce qui ne ſe fait pas en Amérique ſe feroit encore moins en Aſie, où il faudroit de plus grands moyens, & où il y auroit de plus grandes difficultés à vaincre. Nous ajouterons que l’établiſſement ſupposé des maiſons de commerce dans l’Inde, ne détruiroit point la néceſſité de former en Europe des ſociétés, parce qu’il n’en faudroit pas moins débourſer pour chaque armement douze ou quinze cens mille livres de fonds, qui ne pourroient jamais rentrer que la troiſième année au plutôt.

Cette néceſſité une fois prouvée dans tous les cas, il en réſulte que le commerce de l’Inde eſt dans un ordre particulier, puiſqu’il n’y a point, ou preſque point de négociant qui puiſſent l’entreprendre & le ſuivre par eux-mêmes, avec leur propre fonds, & ſans le ſecours d’un grand nombre d’aſſociés. Il nous reſte à prouver que ces ſociétés démontrées néceſſaires, ſeroient portées par leur intérêt propre & par la nature des choſes, à ſe réunir en une ſeule & même compagnie.

Deux raiſons principales viennent à l’appui de cette propoſition : le danger de la concurrence dans les achats & dans les ventes, & la néceſſité des aſſortimens.

La concurrence des vendeurs & des acheteurs réduit les marchandiſes à leur juſte valeur. Lorſque la concurrence des vendeurs eſt plus grande que celle des acheteurs, le prix des marchandiſes tombe au-deſſous de leur valeur ; comme il eſt plus conſidérable, lorſque le nombre des acheteurs ſurpaſſe celui des vendeurs. Appliquons ces notions au commerce de l’Inde.

Lorſque vous ſuppoſez que ce commerce s’étendra en proportion du nombre d’armemens particuliers qu’on y deſtinera, vous ne voyez pas que cette multiplicité n’augmentera que la concurrence des acheteurs, tandis qu’il n’eſt pas en votre pouvoir d’augmenter celle des vendeurs. C’eſt comme ſi vous conſeilliez à des négocians d’aller en troupe mettre l’enchère à des effets, pour les avoir à meilleur marché.

Les Indiens ne font preſque aucune conſommation des productions de notre ſol & de notre induſtrie. Ils ont peu de beſoins, peu d’ambition, peu d’activité. Ils ſe paſſeroient facilement de l’or & de l’argent de l’Amérique, qui loin de leur procurer des jouiſſances, n’eſt qu’un aliment de plus à la tyrannie ſous laquelle ils gémiſſent. Ainſi comme la valeur de tous les objets d’échange n’a d’autre meſure que le beſoin & la fantaiſie des échangeurs, il eſt évident que dans l’Inde nos marchandiſes valent très-peu, tandis que celles que nous y achetons valent beaucoup. Tant que je ne verrai pas des vaiſſeaux Indiens venir chercher dans nos ports nos étoffes & nos métaux, je dirai que ce peuple n’a pas beſoin de nous, & qu’il nous fera néceſſairement la loi dans tous les marchés que nous ferons avec lui. De-là il ſuit que plus il y aura de marchands Européens occupés de ce commerce, plus la valeur des productions de l’Inde augmentera, plus celles des nôtres diminuera ; & qu’enfin ce ne ſera qu’avec des exportations immenſes que nous nous procurerons les marchandiſes qui nous viennent de l’Aſie. Mais ſi, par une ſuite de cet ordre de choſes, chacune des ſociétés particulières eſt obligée d’exporter plus d’argent, ſans rapporter plus de marchandiſes, il en réſultera pour elles une perte certaine ; & la concurrence qui aura entamé leur ruine en Aſie, les pourſuivra encore en Europe pour la conſommer ; parce que le nombre des vendeurs étant alors plus conſidérable, tandis que celui des acheteurs eſt toujours le même, les ſociétés ſeront obligées de vendre à meilleur marché, après avoir été forcées d’acheter plus cher.

L’article des aſſortimens n’eſt pas moins important. On entend par aſſortiment la combinaiſon de toutes les eſpèces de marchandiſes que fourniſſent les différentes parties de l’Inde, combinaiſon proportionnée à l’abondance ou à la diſette connue de chaque eſpèce de marchandiſe en Europe. C’eſt de-là principalement que dépendent tous les ſuccès & tous les profits du commerce. Mais rien ne ſeroit plus difficile dans l’exécution pour des ſociétés particulières. En effet, comment voudroit-on que ces petites ſociétés iſolés, ſans communication, ſans liaiſon entre elles, intéreſſées au contraire à ſe dérober la connoiſſance de leurs opérations, rempliſſent cet objet eſſentiel ? Comment voudroit-on qu’elles dirigeâſſent cette multitude d’agens & de moyens, dont on vient de montrer la néceſſité ? Il eſt clair que les ſubrécargues ou les commiſſionnaires incapables de vues générales, demanderoient tous en même tems la même eſpèce de marchandiſes, parce qu’ils croiroient qu’il y auroit plus à gagner. Ils en feroient par conséquent monter le prix dans l’Inde, ils le feroient baiſſer en Europe, & cauſeroient tout-à-la-fois un dommage inévitable à leurs commettans & à l’état.

Toutes ces conſidérations n’échapperoient certainement point aux armateurs & aux capitaliſtes, qu’on ſolliciteroit d’entrer dans ces ſociétés. La crainte de ſe trouver en concurrence avec d’autres ſociétés, ſoit dans les achats, ſoit dans les ventes, ſoit dans la compoſition des aſſortimens, ralentiroit leur activité. Bientôt le nombre des ſociétés diminueroit ; & le commerce, au lieu de s’étendre, ſe renfermeroit tous les jours dans un cercle plus étroit, & finiroit peut-être par s’anéantir.

Ces ſociétés particulières ſeroient donc intéreſſées, comme nous l’avons dit, à ſe réunir ; parce qu’alors tous leurs agens, ſoit à la côte de Coromandel, ſoit à la côte du Malabar, ſoit dans le Bengale, liés & dirigés par un ſyſtême ſuivi, travailleroient de concert dans les différens comptoirs, à aſſortir les cargaiſons qui devroient être expédiées du comptoir principal : tandis que par des rapports & une relation intimes, toutes ces cargaiſons formées ſur un plan uniforme, concourroient à produire un aſſortiment complet, meſuré ſur les ordres & les inſtructions qui auraient été envoyés d’Europe.

Mais on eſpéreroit vainement qu’une pareille réunion pût s’opérer ſans le concours du gouvernement. Il y a des cas où les hommes ont beſoin d’être excités ; & c’eſt principalement, comme dans celui-ci, lorſqu’ils ont à craindre qu’on ne leur refuſe une protection qui leur eſt néceſſaire, ou qu’on n’accorde à d’autres des faveurs qui pourroient leur nuire. Le gouvernement de ſon côté ne ſeroit pas moins intéreſſé à favoriſer cette aſſociation, puiſqu’il eſt conſtant que c’eſt le moyen le plus ſur, & peut-être l’unique, de ſe procurer au meilleur marché poſſible les marchandiſes de l’Inde, néceſſaires à la conſommation intérieure de l’état, & à l’exportation qui s’en fait au-dehors. Cette vérité deviendra plus ſenſible par un exemple très-ſimple.

Suppoſons un négociant qui expédie un vaiſſeau aux Indes avec des fonds conſidérables. Ira-t-il charger pluſieurs commiſſionnaires dans le même lieu d’acheter les marchandiſes dont il a beſoin ? Non, ſans doute ; parce qu’il ſentira qu’en exécutant fort ſecrètement ſes ordres chacun de leur côté, ils ſe nuiroient les uns aux autres, & feroient monter néceſſairement le prix des marchandiſes demandées ; en ſorte qu’il en auroit une moindre quantité avec la même ſomme d’argent, que s’il n’eût employé qu’un ſeul commiſſionnaire. L’application n’eſt pas difficile à faire : c’eſt l’état qui eſt le négociant, & c’eſt la compagnie qui eſt le commiſſionnaire.

Nous avons prouvé juſqu’à préſent que dans le commerce des Indes, la nature des choſes exigeoit que les citoyens d’un état fuſſent réunis en compagnie, & pour leur intérêt propre, & pour celui de l’état même : mais nous n’avons encore rien trouvé d’où l’on pût induire que cette compagnie dût être excluſive. Nous croyons apercevoir, au contraire, que l’excluſif dont les compagnies Européennes ont toujours été armées, tient à des cauſes particulières qui ne ſont point de l’eſſence de ce commerce.

Lorſque les différentes nations de l’Europe imaginèrent ſucceſſivement qu’il étoit de leur intérêt de prendre part au commerce des Indes, que les particuliers ne faiſoient pas, quoiqu’il leur fût ouvert depuis long-tems, il fallut bien former des compagnies, & leur donner des encouragemens proportionnés à la difficulté de l’entrepriſe. On leur avança des fonds ; on les décora de tous les attributs de la puiſſance ſouveraine ; on leur permit d’envoyer des ambadadeurs ; on leur donna le droit de faire la paix & la guerre, & malheureuſement pour elles & pour l’humanité, elles n’ont que trop usé de ce droit funeſte. On ſentit en même tems qu’il étoit néceſſaire de leur aſſurer les moyens de s’indemniſer des dépenſes d’établiſſement, qui devoient être très-conſidérables. De-là les privilèges excluſifs, dont la durée fut d’abord fixée à un certain nombre d’années, & qui ſe ſont enſuite perpétués par des circonſtances que nous allons développer.

Les prérogatives brillantes que l’on avoit accordées aux compagnies, étoient, à le bien prendre, autant de charges imposées au commerce. Le droit d’avoir des fortereſſes, emportoit la néceſſité de les conſtruire & de les défendre. Le droit d’avoir des troupes, emportoit l’obligation de les recruter & de les payer. Il en étoit de même de la permiſſion d’envoyer des ambaſſadeurs, & de faire des traités avec les princes du pays. Tout cela entraînoit après ſoi des dépenſes de pure repréſentation, bien propres à arrêter les progrès du commerce, & à faire tourner la tête aux gens que les compagnies envoyoient aux Indes pour y être leurs facteurs, & qui en arrivant ſe croyoient des ſouverains, & agiſſoient en conséquence.

Cependant les gouvernemens trouvoient fort commode d’avoir en Aſie des eſpèces de colonies, qui, en apparence, ne leur coûtoient rien ; & comme en laiſſant toutes les dépenſes à la charge des compagnies, il étoit juſte de leur aſſurer tous les profits, les privilèges ont été maintenus. Mais ſi au lieu de s’arrêter à cette prétendue économie du moment, on eût porté ſes regards vers l’avenir, & qu’on eût lié tous les événemens que la révolution d’un certain nombre d’années amène naturellement dans ſon cours, on auroit vu que les dépenſes de ſouveraineté, dont il eſt impoſſible de déterminer la meſure, parce qu’elles ſont ſubordonnées à une infinité de circonſtances politiques, abſorberoient plutôt ou plus tard, & les bénéfices & les capitaux du commerce : qu’il faudroit alors que le tréſor public s’épuisât pour venir au ſecours de la compagnie privilégiée, & que ces faveurs tardives, qui n’apporteroient de remède qu’au mal déjà fait, ſans en détruire la cauſe, laiſſeroient à perpétuité les compagnies de commerce dans la médiocrité & dans la langueur,

Mais pourquoi les gouvernemens ne reviendroient-ils pas enfin de cette erreur ? Pourquoi ne reprendroient-ils pas une charge qui leur appartient, & dont le poids, après avoir accablé les compagnies, finit toujours par retomber tout entier ſur eux ? Alors la néceſſité de l’excluſif s’évanouiroit. Les compagnies exiſtantes, que des relations anciennes & un crédit établi rendent précieuſes, ſeroient ſoigneuſement conſervées. L’apparence du monopole s’éloigneroit d’elles à jamais, & la liberté leur offriroit peut-être des objets nouveaux, que les charges attachées au privilège ne leur auroient pas permis d’embraſſer. D’un autre côté, le champ du commerce ouvert à tous les citoyens, ſe fertiliſeroit ſous leurs mains. On les verroit tenter de nouvelles découvertes, former des entrepriſes nouvelles. Le commerce d’Inde en Inde, ſur de trouver un débouché en Europe, s’étendroit encore & prendroit plus d’activité. Les compagnies attentives à toutes ces opérations, meſureroient leurs envois & leurs retours ſur les progrès du commerce particulier ; & cette concurrence, dont perſonne ne ſeroit la victime, tourneroit au profit des différens états.

Ce ſyſtême nous ſemble propre à concilier tous les intérêts, tous les principes. Il ne nous paroît ſuſceptible d’aucune objection raiſonnable, ſoit de la part des défenſeurs du privilège exclufif, ſoit de la part des défenſeurs de la liberté.

Les premiers diroient-ils que les compagnies ſans privilège excluſif n’auroient qu’une exiſtence précaire, & ſeroient bientôt ruinées par les particuliers ?

Vous étiez donc de mauvaiſe foi, leur répondrais-je, lorſque vous ſouteniez que le commerce particulier ne pouvoit pas réuſſir ? Car s’il parvient à ruiner celui des compagnies, comme vous le prétendez aujourd’hui, ce ne peut être qu’en s’emparant malgré elles, par la ſupériorité de ſes moyens & par l’aſcendant de la liberté, de toutes les branches dont elles font en poſſeſſion. D’ailleurs, qu’eſt-ce qui conſtitue réellement vos compagnies ? Ce ſont leurs fonds, leurs vaiſſeaux, leurs comptoirs ; & non pas leur privilège excluſif. Qu’eſt-ce qui les a toujours ruinées ? Ce ſont les dépenſes exceſſives, les abus de tout genre, les entrepriſes folles, en un mot, la mauvaiſe adminiſtration, bien plus deſtructive que la concurrence. Mais ſi la diſtribution de leurs moyens & de leurs forces eſt faite avec ſageſſe & économie ; ſi l’eſprit de propriété dirige leurs opérations, je ne vois point d’obſtacle qu’elles ne puiſſent vaincre, point de ſuccès qu’elles ne puiſſent eſpérer.

Ces ſuccès feroient-ils ombrage aux défenſeurs de la liberté ? Diroient-ils à leur tour que ces compagnies riches & puiſſantes épouvanteroient les particuliers, & détruiroient en partie cette liberté générale & abſolue, ſi néceſſaire au commerce.

Cette objection ne nous ſurprendroit pas de leur part ; car ce ſont preſque toujours des mots qui conduiſent les hommes, & qui dirigent leurs démarches & leurs opinions. Je n’excepte pas de cette erreur le plus grand nombre des écrivains économiques. Liberté de commerce, liberté civile. Nous adorons avec eux ces deux divinités tutélaires du genre-humain. Mais ſans nous laiſſer séduire par des mots, nous nous attachons à l’idée qu’ils repréſentent. Que demandez-vous, dirois-je à ces reſpectables enthouſiaſtes de la liberté ? Que les loix aboliſſent juſqu’au nom de ces anciennes compagnies, afin que chaque citoyen puiſſe ſe livrer ſans crainte à ce commerce, & qu’ils aient tous également les mêmes moyens de ſe procurer des jouiſſances, les mêmes reſſources pour parvenir à la fortune ? Mais ſi de pareilles loix, avec tout cet appareil de liberté, ne ſont dans le fait que des loix très-excluſives, leur langage trompeur vous les fera-t-il adopter ? Lorſque l’état permet à tous ſes membres de faire des entrepriſes qui demandent de grandes avances, & dont par conséquent les moyens ſont entre les mains d’un très-petit nombre de citoyens, je demande ce que la multitude gagne à cet arrangement. Il ſemble qu’on veuille ſe jouer de ſa crédulité, en lui permettant de faire des choſes qu’il lui eſt impoſſible de faire. Anéantiſſez les compagnies en totalité, le commerce de l’Inde ne ſe fera point, ou ne ſe fera que par un petit nombre de négocians accrédités.

Je vais plus loin ; & en faiſant abſtraction des privilèges excluſifs, je poſerai en fait que les compagnies des Indes, par la manière dont elles ſont conſtituées, ont aſſocié à leur commerce une infinité de gens, qui ſans cela n’y auroient jamais eu de part. Voyez le nombre des actionnaires de tout état, de tout âge, qui participent aux bénéfices de ce commerce ; & vous conviendrez qu’il eût été bien plus reſſerré dans la ſuppoſition contraire ; que l’exiſtence des compagnies n’a fait que l’étendre, en paroiſſant le borner ; & que la modicité du prix des actions doit rendre très-précieuſe au peuple la conſervation d’un établiſſement qui lui ouvre une carrière que la liberté lui auroit fermée.

Dans la vérité, nous croyons que les compagnies & les particuliers réuſſiroient également, ſans que les ſuccès des uns puſſent nuire aux ſuccès des autres, ou leur donner de la jalouſie. Les compagnies continueroient à exploiter des objets qui, exigeant par leur nature & leur étendue de grands moyens & de l’unité, ne peuvent être embraſſés que par une aſſociation puiſſante. Les particuliers au contraire s’adonneroient à des objets, qui ſont à peine aperçus par une grande compagnie, & qui, avec le ſecours de l’économie, & par la réunion d’un grand nombre de petits moyens, deviendroient pour eux une ſource de richeſſes.

C’eſt aux hommes d’état, appellés par leurs talens au maniement des affaires publiques, à prononcer ſur les idées d’un citoyen obſcur que ſon inexpérience peut avoir égaré. La politique ne ſauroit s’appliquer aſſez tôt, ni trop profondément, à régler un commerce qui intéreſſe ſi eſſentiellement le ſort des nations, & qui vraiſemblablement, l’intéreſſera toujours.

Pour que les liaiſons de l’Europe avec les Indes diſcontinuâſſent, il faudroit que le luxe, qui a fait dans nos régions des progrès ſi rapides, jeté de ſi profondes racines, fut également proſcrit dans tous les états. Il faudroit que la molleſſe ne nous ſurchargeât plus de mille beſoins factices, inconnus à nos ancêtres. Il faudroit que la rivalité du commerce ceſſât d’agiter, de diviſer les nations avides de richeſſes. Il faudroit des révolutions dans les mœurs, dans les uſages, dans les opinions qui n’arriveront jamais. Il faudroit rentrer dans les bornes d’une nature ſimple, dont nous paroiſſons ſortis pour toujours.

Telles ſont les dernières réflexions que nous dicteront les relations de l’Europe avec l’Aſie. Il eſt tems de s’occuper de l’Amérique.

Fin du cinquième Livre.