Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 21

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XXI. Liaiſons du Mexique avec les Philippines.

La plus connue de celles que le Mexique entretient par la mer du Sud a été formée avec les iſles Philippines.

Lorſque la cour de Madrid, dont les ſuccès étendoient de plus en plus l’ambition, eut conçu le plan d’un grand établiſſement en Aſie, elle s’occupa sérieuſement des moyens de le faire réuſſir. Ce projet devoit rencontrer de grandes difficultés. Les richeſſes de l’Amérique attiroient ſi puiſſamment les Eſpagnols qui conſentoient à s’expatrier, qu’il ne paroiſſoit pas poſſible d’engager même les plus miſérables à s’aller fixer aux Philippines ; à moins qu’on ne conſentît à leur faire partager ces tréſors. On ſe détermina à ce ſacrifice. La colonie naiſſante fut autorisée à envoyer tous les ans dans le Nouveau-Monde des marchandiſes de l’Inde pour y être échangées contre des métaux.

Cette liberté illimitée eut des ſuites ſi conſidérables qu’elle excita la jalouſie de la métropole. On parvint à calmer un peu les eſprits, en bornant un commerce qu’on croyoit & qui étoit en effet immenſe. Ce qu’il devoit être permis d’en faire dans la ſuite fut partagé en douze mille actions égales. Chaque chef de famille en avoit une & les gens en place un nombre proportionné à leur élévation. Les communautés religieuſes furent compriſes dans l’arrangement, ſuivant l’étendue de leur crédit ou l’opinion qu’on avoit de leur utilité.

Les vaiſſeaux qui partoient d’abord de l’iſle de Cebu & enſuite de celle de Luçon, prirent, dans les premiers tems, la route du Pérou. La longueur de cette navigation étoit exceſſive. On découvrit des vents alisés qui ouvroient au Mexique un chemin plus court ; & cette branche de commerce ſe porta ſur ces côtes où il s’eſt fixé.

On expédie tous les ans du port de Manille un vaiſſeau d’environ deux mille tonneaux. Selon les loix actuellement arrêtées & qui ont ſouvent varié, ce bâtiment ne devoit porter que quatre mille balles de marchandiſes, & on le charge au-moins du double.

Les frais de conſtruction, d’armement, de navigation, toujours infiniment plus conſidérables qu’ils ne devroient l’être, ſont ſupportés par le gouvernement qui ne reçoit pour tout dédommagement que 75 000 piaſtres ou 405 000 liv. par navire.

Le départ eſt fixé au mois de juillet. Après s’être débarraſſé d’une foule d’iſles & de rochers, toujours incommodes, quelquefois dangereux, le galion fait route au Nord juſqu’au trentième degré de latitude. Là commencent à régner des vents alisés qui le mènent à ſa deſtination. On penſe aſſez généralement que s’il avançoit plus loin, il trouveroit des vents plus forts & plus réguliers qui précipiteroient ſa marche : mais il eſt défendu ſous les peines les plus graves à ceux qui le commandent de s’écarter de la ligne qu’on leur a tracée.

Telle eſt ſans doute la raiſon qui, pendant deux ſiècles, a empêché les Eſpagnols de faire la moindre découverte ſur un océan qui auroit offert tant d’objets d’inſtruction & d’utilité à des nations plus éclairées ou moins circonſpectes. Le voyage dure ſix mois ; parce que le vaiſſeau eſt ſurchargé d’équipages & de marchandiſes, & que ceux qui le montent, navigateurs timides, font toujours très-peu de voile pendant la nuit, & ſouvent, quoique ſans néceſſité, n’en font point du tout.

Le port d’Acapulco, où le vaiſſeau aborde, a deux embouchures, dont une petite iſle forme la séparation. On y entre de jour par un vent de mer, & l’on en ſort de nuit par un vent de terre. Un mauvais fort, cinquante ſoldats, quarante-deux pièces de canon, & trente-deux hommes du corps de l’artillerie le défendent. Il eſt également étendu, sûr & commode. Le baſſin qui forme cette belle rade eſt entouré de hautes montagnes ſi arides, qu’elles manquent même d’eau. Son air embrasé ; lourd & mal-ſain, n’eſt habituellement reſpiré que par quatre cens familles de Chinois, de mulâtres & de nègres, qui forment trois compagnies de milice. Cette foible & malheureuſe population eſt groſſie à l’arrivée du galion par les négocians de toutes les provinces du Mexique, qui viennent échanger leur argent & leur cochenille contre les épiceries, les mouſſelines, les porcelaines, les toiles peintes, les ſoieries, les aromates, les ouvrages d’orfèvrerie de l’Aſie.

À ce marché eſt audacieuſement conſommée dans le Nouveau-Monde, la fraude audacieuſement commencée dans l’ancien. Les ſtatus ont borné la vente à 2 700 000 liv. & elle paſſe 10 800 000 livres. Tout l’argent provenant de ces échanges devroit dix pour cent au gouvernement ; & les fauſſes déclarations le privent des trois quarts du revenu que devroient lui former ſes douanes.

Après un séjour d’environ trois mois, le galion reprend la route des Philippines avec quelques compagnies d’infanterie deſtinées à recruter la garniſon de Manille. Il a été intercepté trois fois par les Anglois dans ſa traversée. Ce fut Cawendiſh qui s’en empara en 1587, Rogers en 1709, & Anfon en 1742. La moindre partie des richeſſes dont il eſt chargé s’arrête dans la colonie. Le reſte eſt diſtribué aux nations qui avoient contribué à former ſa cargaiſon.

L’eſpace immenſe que les galions avoient à parcourir, fit déſirer un port où ils puſſent ſe radouber & ſe rafraîchir. On le trouva ſur la route d’Acapulco aux Philippines, dans un archipel connu ſous le nom d’iſles Marianes.