Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 20

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XX. Par quelles raiſons le Mexique ne s’eſt-il pas élevé à de plus grandes proſpérités ?

L’indolence des peuples qui habitent la Nouvelle-Eſpagne, doit être une des principales cauſes qui ont retardé les proſpérités de cette région fameuſe, mais elle n’eſt pas la ſeule ; & la difficulté des communications doit avoir beaucoup ajouté à cette inertie. La circulation eſt continuellement arrêtée par toutes les entraves qu’a pu imaginer une adminiſtration injuſte & fiſcale. Il y a au plus deux rivières qui puiſſent porter de foibles canots, & aucune n’a même ce genre d’utilité dans toutes les ſaiſons. On ne voit quelques traces de chemin qu’auprès des grandes villes : par-tout ailleurs, il faut voiturer les denrées ou les marchandiſes à dos de mulet, & ſur la tête des Indiens tout ce qui eſt fragile. Dans la plupart des provinces, la police fixe au voyageur ce qu’il doit payer pour le logement, les chevaux, les guides, pour la nourriture ; & cet uſage, tout barbare qu’on le trouvera, eſt encore préférable à ce qui ſe pratique dans les lieux où la liberté paroît plus reſpectée.

Ces obſtacles à la proſpérité publique ont été fortifiés par le joug rigoureux ſous lequel des maîtres oppreſſeurs tenoient les Indiens chargés de tous les travaux pénibles. Le mal eſt devenu plus grand par la diminution des bras employés au ſervice de la cupidité Européenne ;

Les premiers pas des Caſtillans au Mexique furent ſanglans. Le carnage s’étendit durant le mémorable ſiège de Mexico ; & il fut pouſſé au-delà de tous les excès dans les expéditions entrepriſes pour remettre dans les fers des peuples déſeſpérés qui avoient tenté de briſer leurs chaînes. L’introduction de la petite-vérole, accrut la dépopulation, qui fut encore bientôt après augmentée par les épidémies de 1545 & de 1576, dont la première coûta huit cens mille habitans à l’empire, & la ſeconde deux millions, ſi l’on veut adopter les calculs du crédule, de l’exagérateur Torquemada. Il eſt même démontré que ſans aucune cauſe accidentelle, le nombre des indigènes s’eſt inſenſiblement réduit à très-peu de choſe. Selon les regiſtres de 1600, il y avoit cinq cens mille Indiens tributaires dans le diocèſe de Mexico ; & il n’y en reſtoit plus que cent dix-neuf mille ſix cens onze, en 1741. Il y en avoit deux cens cinquante-cinq mille dans le diocèſe de los-Angèles ; & il n’en reſſort que quatre-vingt-huit mille deux cens quarante. Il y en avoit cent cinquante mille dans le diocèſe de Oaxaca ; & il n’en reſtoit plus que quarante-quatre mille deux cens vingt-deux. Nous ignorons les révolutions arrivées dans les ſix autres égliſes : mais il eſt vraiſemblable qu’elles ont été partout les mêmes.

L’uſage où étoient où ſont encore les Eſpagnols, les meſſe, les mulâtres, les nègres de prendre ſouvent leurs femmes parmi les Indiennes, tandis qu’aucune de ces races n’y a jamais ou preſque jamais choiſi des maris, a contribué ſans doute à l’affoibliſſement de cette nation : mais cette influence a du être aſſez bornée ; & ſi nous ne nous trompons, une tyrannie permanente a produit des effets beaucoup plus étendus.

On ne diſſimulera pas qu’à meſure que le peuple origène voyoit diminuer ſa population, celle des races étrangères augmentoit dans une progreſſion très-remarquable. En 1600, le diocèſe de Mexico ne comptoit que ſept mille de ces familles ; & leur nombre s’éleva en 1741 à cent dix-neuf mille cinq cens onze. Le diocèſe de los-Angèles n’en comptoit que quatre mille ; & il s’éleva à trente mille ſix cens. Le diocèſe de Oaxaca n’en comptoit que mille ; & il s’éleva à ſept mille deux cens quatre-vingt-ſeize. Cependant les anciens habitans n’ont été qu’imparfaitement remplacés par les nouveaux. La culture des terres & l’exploitation des mines étoient l’occupation ordinaire des Indiens. Les Eſpagnols, les métis, les mulâtres, les noirs même ont dédaigné, la plupart, ces grands objets. Pluſieurs vivent dans l’oiſiveté. Un plus grand nombre donnent quelques momens aux arts & au commerce. Le reſte eſt employé au ſervice des gens riches.

C’eſt ſur-tout dans la capitale de l’empire qu’on eſt révolté de ce dernier ſpectacle. Mexico, qui put, quelque tems, douter ſi les Caſtillans étoient un eſſaim de brigands ou un peuple conquérant, ſe vit preſque totalement détruit par les cruelles guerres dont il fut le théâtre. Cortès ne tarda pas à le rebâtir d’une manière fort ſupérieure à ce qu’il étoit avant ſon déſaſtre.

La ville s’élève au milieu d’un grand lac dont les rives offrent des ſites heureux qui ſeroient charmans, ſi l’art y ſecondoit un peu la nature. Sur le lac même, l’œil contemple avec ſurpriſe & ſatiſfaction des iſles flottantes. Ce ſont des radeaux formés avec des roſeaux entrelacés & aſſez ſolides pour porter de fortes couches de terre, & même des habitations légèrement conſtruites. Quelques indiens font là leur demeure & y cultivent une aſſez grande abondance de légumes. Ces jardins ſinguliers n’occupent pas toujours le même eſpace. Ils changent de ſituation, lorſque ce changement convient à leurs poſſeſſeurs.

Des levées fort larges & bâties ſur pilotis conduiſent à la cité. Cinq ou ſix canaux portent à ſon centre & dans ſes plus beaux quartiers toutes les productions de la campagne. Une eau ſalubre qu’on tire d’une montagne éloignée ſeulement de cinq à ſix mille toiſes eſt diſtribuée dans toutes les maiſons & même à leurs différens étages par des aqueducs très-bien entendus. L’air qu’on reſpire dans cette ville eſt très-tempéré. On y peut porter toute l’année des vêtemens de laine. Les moindres précautions ſuffiſent pour n’avoir rien à ſouffrir de la chaleur. Charles-Quint demandoit à un Eſpagnol qui arrivoit de Mexico combien il y avoit de tems entre l’hiver & l’été : autant, répondit-il avec vérité & avec eſprit, qu’il en faut pour paſſer du ſoleil à l’ombre.

L’avantage qu’a cette cité d’être le chef-lieu de la Nouvelle-Eſpagne en a ſucceſſivement multiplié les habitans. En 1777, le nombre des naiſſances s’y éleva à cinq mille neuf cens quinze & celui des morts à cinq mille onze ; d’où l’on peut conclure que ſa population ne s’éloigne guère de deux cens mille âmes. Tous les citoyens ne ſont pas opulens : mais pluſieurs le ſont plus peut-être qu’en aucun lieu du globe. Ces richeſſes accumulées très-rapidement eurent bientôt une influence remarquable. La plupart des choſes, qui ſont ailleurs de fer ou de cuivre, furent d’argent ou d’or. On fit ſervir ces brillans métaux à l’ornement des valets, des chevaux, des meubles les plus communs, aux plus vils offices. Les mœurs, qui ſuivent toujours le cours du luxe, ſe montèrent au ton de cette magnificence romaneſque. Les femmes, dans leur intérieur, furent ſervies par des milliers d’eſclaves, & ne parurent en public qu’avec un cortège réſervé parmi nous à la majeſté du trône. Les hommes ajoutoient à ces profuſions des profuſions encore plus grandes pour des négreſſes qu’ils élevoient publiquement au rang de leurs maitreſſes, Ce luxe ſi effréné dans les actions ordinaires de la vie, paſſoit toutes les bornes à l’occaſion de la moindre fête. L’orgueil général étoit alors en mouvement, & chacun prodiguoit les millions pour juſtifier le ſien. Les crimes néceſſaires pour ſoutenir ces extravagances étoient effacés d’avance : la ſuperſtition déclaroit ſaint & juſte tout homme qui donneroit beaucoup aux égliſes.

Tout prit l’empreinte d’une oſtentation, inconnue juſqu’alors dans les deux hémiſphères. Les citoyens ne ſe contentèrent plus d’une habitation modeſte placée ſur des rues larges & bien alignées. Il fallut, à la plupart, des hôtels qui eurent plus d’étendue que de commodités ou d’élégance. On multiplia les édifices publics, ſans que preſqu’aucun rappelât à l’eſprit les beaux jours de l’architecture, pas même les bons tems gothiques. Les places principales eurent toutes la même forme, la même régularité, une fontaine ſemblable avec des ornemens de mauvais goût. Des arbres mal choiſis & d’un vilain feuillage ôtèrent aux promenades ce que des allées bien diſtribuées & des eaux jailliſſantes auroient pu leur donner d’agrément. Dans les cinquante-cinq couvens qu’une crédulité digne de pitié avoit fondés, on en voyoit fort peu qui ne révoltâſſent par les vices de leur conſtruction. Les innombrables temples où les tréſors du globe entier étoient entaſſés, manquoient généralement de majeſté & n’inſpiroient pas à ceux qui les fréquentoient des idées & des ſentimens dignes de l’Être-fuprême qu’on y venoit adorer. Dans cette multitude d’immenſes conſtructions, il n’y a que deux monumens dignes de fixer l’attention d’un voyageur. L’un eſt le palais du vice-roi où s’aſſemblent auſſi les tribunaux, où l’on fabrique la monnoie, où eſt le dépôt du vif-argent. Un peuple, que la famine pouſſoit au déſeſpoir, le brûla en 1692. On l’a rebâti depuis ſur un meilleur plan. C’eſt un quarré qui a quatre tours & ſept cens cinquante pieds de long ſur ſix cens quatre-vingt-dix de large. La cathédrale commencée en 1573 & finie en 1667 feroit également honneur aux meilleurs arrières. Sa longueur eſt de quatre cens pieds, ſa largeur de cent quatre-vingt-quinze ; & elle a coûté 9 460 800 liv. Malheureuſement, ces édifices n’ont pas la ſolidité qu’on leur déſireroit.

On a vu que Mexico eſt ſitué dans un lac conſidérable qu’une langue de terre fort étroite diviſe en deux parties, l’une remplie d’eaux douces & l’autre d’eaux ſalées. Ces eaux paroiſſent également ſortir d’une haute montagne ſituée à peu de diſtance de la ville, avec cette différence que les dernières doivent traverſer des mines qui leur communiquent leur qualité. Mais indépendamment de ces ſources régulières, il exiſte un peu plus loin quatre petits lacs qui, dans le tems des orages, ſe déchargent quelquefois dans le grand avec une violence deſtructive.

Les anciens habitans avoient été toujours exposés à des inondations qui leur faiſoient payer fort cher les avantages que leur procuroit l’emplacement qu’ils avoient choiſi pour en faire le centre de leur puiſſance. Aux calamités inséparables de ces débordemens trop répétés ſe joignit pour leur vainqueur le chagrin de voir ſes bâtimens plus peſans s’enfoncer, quoiqu’élevés ſur pilotis, en fort peu de tems, de quatre, de cinq, de ſix pieds dans un terrein qui n’avoit pas aſſez de ſolidité pour les porter.

On eſſaya à pluſieurs repriſes de détourner des torrens ſi terribles : mais les directeurs de ces grands ouvrages n’avoient pas des connoiſſances ſuffiſantes pour employer les méthodes les plus efficaces, ni les agens ſubalternes aſſez de zèle pour ſuppléer par leurs efforts à l’incapacité des chefs.

L’ingénieur Martinès eut, en 1607, l’idée d’un grand canal qui parut généralement préférable à tous les moyens mis en uſage juſqu’à cette époque. Pour fournir à cette dépenſe, on exigea le centième du prix des maiſons, des terres, des marchandiſes : impôt inconnu dans le Nouveau-Monde. Quatre cens ſoixante-onze mille cent cinquante-quatre Indiens furent occupés pendant ſix mois à ce travail, & l’entrepriſe fut jugée enſuite impraticable.

La cour fatiguée de la diverſité des opinions & des troubles qu’elle occaſionnoit, arrêta en 1631 que Mexico ſeroit abandonné & qu’on conſtruiroit ailleurs une nouvelle capitale. L’avarice qui ne vouloit rien ſacrifier ; la volupté qui craignoit d’interrompre ſes plaiſirs ; la pareſſe qui redoutoit les ſoins : toutes les paſſions ſe réunirent pour faire changer les réſolutions du miniſtère, & leur eſpérance ne fut pas trompée.

Il ſe paſſa un ſiècle & plus, ſans que le gouvernement s’occupât de l’obligation de prévenir des malheurs dont les peuples avoient à gémir ſans ceſſe. À la fin, les eſprits ſe ſont réveillés. On s’eſt déterminé en 1763 à couper une montagne où l’on s’étoit contenté juſqu’alors de faire quelques excavations ; & depuis les eaux ont eu tout l’écoulement que la sûreté publique pouvoit exiger. C’eſt le commerce qui s’eſt chargé de ce grand ouvrage pour 4 320 000 liv. Lui-même il a voulu ſupporter tout ce que cette entrepriſe coûteroit de plus, & que ſi on faiſoit des économies, elles tournaient au profit du fiſc. Cette généroſité n’a pas été une vertu d’oſtentation. Il en a coûté 1 890 000 livres aux négocians pour avoir ſervi leur patrie.

On médite d’autres travaux. Le projet de deſſécher le grand lac qui entoure Mexico paroit arrêté ; & les gens de l’art demandent 8 100 000 liv. pour conduire le nouveau plan à un heureux terme. C’eſt beaucoup. Mais qu’eſt-ce que l’argent, quand il s’agit de la ſalubrité de l’air, de la conſervation des hommes, de la multiplication des denrées ? Ô que les maîtres du monde feront de biens, qu’ils ſeront honorés lorſque l’or qu’ils prodiguent à un luxe giganteſque, à d’avides favoris, à de vains caprices, ſera conſacré à l’amélioration de leur empire ! Un hôpital ſain, conſtruit avec intelligence & bien adminiſtré ; la ceſſation de la mendicité ou l’emploi de l’indigence ; l’extinction de la dette de l’état ; une impoſition modérée & équitablement répartie ; la réforme des loix par la confection d’un code ſimple & clair : ces inſtitutions feroient plus pour leur gloire que des palais magnifiques ; que la conquête d’une province, après des batailles gagnées ; que tous les bronzes, tous les marbres & toutes les inſcriptions de la flatterie.

Si la cour de Madrid, à qui cet eſpoir eſt ſpécialement permis, fait pour Mexico ce qu’elle s’eſt proposé, elle verra bien-tôt cette cité fameuſe, le ſiège du gouvernement, le lieu de la fabrication des monnoies, le ſéjour des plus grands propriétaires, le centre de toutes les affaires importantes ; elle la verra prendre un plus grand eſſor encore, communiquer aux provinces de ſa dépendance l’impulſion qu’elle aura reçue, donner de l’activité à l’induſtrie, à la circulation intérieures, & par une ſuite néceſſaire étendre ou multiplier les liaiſons étrangères.