Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 3

La bibliothèque libre.

III. Colomb forme le projet de découvrir l’Amérique.

Ce fut dans ces circonſtances glorieuſes, qu’un homme obſcur, plus avancé que ſon ſiècle dans la connoiſſance de l’aſtronomie & de la navigation, propoſa à l’Eſpagne heureuſe au-dedans de s’agrandir au-dehors. Chriſtophe Colomb ſentoit comme par inctinct qu’il devoit y avoir un autre continent, & que c’étoit à lui de le découvrir. Les Antipodes, que la raiſon même traitoit de chimère, & la ſuperſtition d’erreur & d’impiété, étoient aux yeux de cet homme de génie, une vérité inconteſtable. Plein de cette idée, l’une des plus grandes qui ſoient entrées dans l’eſprit humain, il propoſa à Gênes la patrie, de mettre ſous ſes loix un autre hémiſphère. Méprisé par cette petite république, par le Portugal où il vivoit, & par l’Angleterre même, qu’il devoit trouver diſposée à toutes les entrepriſes maritimes, il porta les vues & ſes projets, à Iſabelle.

Les miniſtres de cette princeſſe prirent d’abord pour un viſionnaire un homme qui vouloit découvrir un monde. Ils le traitèrent long-tems avec cette hauteur inſultante que les hommes en place affectent ſi ſouvent avec ceux qui n’ont que du génie. Colomb ne fut pas rebuté par les difficultés. Il avoit, comme tous ceux qui forment des projets extraordinaires, cet enthouſiaſme qui les roidit contre les jugemens de l’ignorance, les dédains de l’orgueil, les petiteſſes de l’avarice, les délais de la pareſſe. Son âme ferme, élevée, courageuſe, ſa prudence & ſon adreſſe, le firent enfin triompher de tous les obſtacles. On lui accorda trois petits navires & quatre-vingt-dix hommes. Sur cette foible eſcadre, dont l’armement ne coûtoit pas cent mille francs, il mit à la voile le 3 Août 1492, avec le titre d’amiral & de vice-roi des iſles & des terres qu’il découvriroit, & arriva aux Canaries où il s’étoit proposé de relâcher.