Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 4

La bibliothèque libre.

IV. Colomb cingle d’abord vers les Canaries. Détails ſur ces iſles.

Ces iſles, ſituées à cinq cens milles des côtes d’Eſpagne & à cent milles du continent d’Afrique, ſont au nombre de ſept. L’antiquité les connut ſous le nom d’iſles Fortunées. Ce fut à la partie la plus occidentale de ce petit archipel que le célèbre Ptolomée, qui vivoit dans le ſecond ſiècle de l’ère chrétienne, établit un premier méridien, d’où il compta les longitudes de tous les lieux, dont il détermina la poſition géographique. Il auroit pu, ſelon la remarque judicieuſe des trois aſtronomes François qui ont publié en 1778 la relation ſi curieuſe & ſi inſtructive d’un voyage fait en 1771 & en 1772, il auroit pu choiſir Alexandrie : mais il craignit, ſans doute, que cette prédilection pour ſon pays ne fût imitée par d’autres, & qu’il ne réſultât quelque embarras de ces variations.

Le parti auquel s’arrêta ce philoſophe, de prendre pour premier méridien celui qui paroiſſoit laiſſer à ſon orient toute la partie alors connue de la terre, fut généralement approuvé, généralement ſuivi pendant pluſieurs ſiècles. Ce n’eſt que dans les tems modernes que pluſieurs nations lui ont mal à-propos ſubſtitué la capitale de leur empire.

L’habitude qu’on avoit contractée d’employer le nom des iſles Fortunées n’empêchoit pas qu’on ne les eût perdues entièrement de vue. Quelque navigateur avoit ſans doute reconnu de nouveau ces terres infidèles, puiſqu’en 1344, la cour de Rome en donna la propriété à Louis de la Cerda, un des Ifans de Caſtille. Obſtinément traversé par le chef de la famille, ce prince n’avoit encore pu rien tenter pour mettre à profit cette étrange libéralité, lorſque Béthencourt partit de la Rochelle le 6 Mai 1402, & s’empara deux mois après de Lancerote. Dans l’impoſſibilité de rien opérer de plus avec les moyens qui lui reſtoient, cet aventurier ſe détermina à rendre hommage au roi de Caſtille de toutes les conquêtes qu’il pourroit faire. Avec les ſecours que lui donna ce ſouverain, il envahit Fortaventure en 1404, Gomère en 1405, l’iſle de Fer en 1406. Canarie, Palme & Tenerife ne ſubirent le joug qu’en 1483, en 1492 & en 1496. Cet archipel, ſous le nom d’iſles Canaries, a fait toujours depuis partie de la domination Espagnole & a été conduit par les loix de Caſtille.

Les Canaries jouiſſent d’un ciel communément ſerein. Les chaleurs ſont vives ſur les côtes : mais l’air eſt agréablement tempéré ſur les lieux un peu élevés, & trop froid ſur quelques montagnes couvertes de neige la plus grande partie de l’année.

Les fruits & les animaux de l’ancien, du Nouveau-Monde, proſpèrent tous ou preſque tous ſur le ſol varié de ces iſles. On y récolte des huiles, quelque ſoie, beaucoup d’orfeille & une aſſez grande quantité de ſucre inférieur à celui que donne l’Amérique, Les grains qu’il fournit ſuffiſent le plus ſouvent à la conſommation du pays ; & ſans compter les boiſſons de moindre qualité, ſes exportations en vin s’élèvent annuellement à dix ou douze mille pipes de Malvoiſie.

En 1768, les Canaries comptoient cent cinquante-cinq mille cent ſoixante-ſix habitans, indépendamment de cinq cens huit eccléſiaſtiques, de neuf cens vingt-deux moines, & de ſept cens quarante-ſix religieuſes. Vingt-neuf mille huit cens de ces citoyens étoient enrégimentés. Ces milices n’étoient rien alors ; mais depuis on les a un peu exercées, comme toutes celles des autres colonies Eſpagnoles.

Quoique l’audience ou le tribunal ſupérieur de juſtice ſoit dans l’iſle ſpécialement appelée Canarie, on regarde comme la capitale de l’Archipel celle de Teneriff, connue par ſes volcans & par une montagne qui, ſelon les dernières & les meilleures obſervations, s’élève mille neuf cens quatre toiſes au-deſſus de la mer. C’eſt la plus étendue, la plus riche & la plus peuplée. Elle eſt le séjour du commandant général & le ſiège de l’adminiſtration. Les navigateurs, preſque tous Anglois ou Américains, font leurs ventes dans ſon port de Sainte-Croix & y prennent leur chargement.

L’argent que ces négocians y verſent, circule rarement dans les iſles. Ce ne ſont pas les impôts qui l’en font ſortir, puiſqu’ils ſe réduiſent au monopole du tabac, & à une taxe de ſix pour cent ſur ce qui ſort, ſur ce qui entre : foibles reſſources que doivent abſorber les dépenſes de ſouveraineté. Si les Canaries envoient annuellement quinze ou ſeize cens mille francs à la métropole, c’eſt pour la ſuperſtition de la croifade : c’eſt pour la moitié de leurs appointemens que doivent la première année à la couronne ceux des citoyens qui en ont obtenu quelque place : c’eſt pour le droit des lances ſubſtitué ſur toute l’étendue de l’empire à l’obligation anciennement imposée à tous les gens titrés de ſuivre le roi à la guerre : c’eſt pour le tiers du revenu des évêchés qui, dans quelque partie du monde que ce puiſſe être, appartient au gouvernement : c’eſt pour le produit des terres acquiſes ou conſervées par quelques familles fixées en Eſpagne : c’eſt enfin pour payer les dépenſes de ceux que l’inquiétude, l’ambition ou le déſir d’acquérir quelques connoiſſances font ſortir de leur archipel.

Une exportation ſi conſidérable de métaux a tenu les Canaries dans un épuiſement continuel. Elles en ſeroient ſorties, ſi on les eût laiſſé paiſiblement jouir de la liberté qui, en 1657, leur fut accordée d’expédier tous les ans pour l’autre hémiſphère cinq bâtimens chargés de mille tonneaux de denrées ou de marchandiſes. Malheureuſement, les entraves que mit Cadix à ce commerce, le réduiſit peu-à-peu à l’envoi d’un très-petit navire à Caraque. Cette tyrannie expire ; & nous parlerons de ſa chûte, après que nous aurons ſuivi Colomb ſur le grand théâtre où ſon génie & ſon courage vont ſe développer.

Ce fut le 6 ſeptembre qu’il quitta Gomère où ſes trop frêles bâtimens avoient été radoubés & ſes vivres renouvelés ; qu’il abandonna les routes ſuivies par les navigateurs qui l’avoient précédé ; qu’il fît voile à l’Oueſt pour ſe jeter dans un océan inconnu.

Bientôt, ſes équipages épouvantés de l’immenſe étendue des mers qui les séparoient de leur patrie, commencèrent à s’effrayer. Ils murmuroient, & les plus intraitables des mutins proposèrent à pluſieurs repriſes de jeter l’auteur de leurs dangers dans les flots. Ses plus zélés partiſans même étoient ſans eſpoir ; & il ne pouvoit plus rien ſe promettre, ni de la sévérité, ni de la douceur. Si la terre ne paroit dans trois jours, je me livre à votre vengeance, dit alors l’amiral. Le diſcours étoit hardi, ſans être téméraire. Depuis quelque tems, il trouvoit le fond avec la ſonde ; & des indices qui trompent rarement, lui faiſoient juger qu’il n’étoit pas éloigné du but qu’il s’étoit proposé.