Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 15

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XV. La Cour de Madrid abandonne Cumana aux ſoins de Las Caſas. Travaux infructueux de cet homme célèbre pour rendre la contrée floriſſante.

La côte de Cumana fut découverte, en 1498, par Colomb. Ojéda, qui étoit embarqué avec ce grand navigateur, y aborda l’année ſuivante, & y fît même aſſez paiſiblement quelques échanges avec les ſauvages. Il parut plus commode aux aventuriers qui le ſuivirent, de dépouiller ces hommes foibles, de leur or ou de leurs perles ; & ce brigandage étoit auſſi commun dans cette contrée que dans les autres parties de l’Amérique, lorſque Las Caſas entreprit d’en arrêter le cours.

Cet homme ſi célèbre dans les annales du Nouveau-Monde, avoit accompagné ſon père, à l’époque même de la découverte. La douceur & la ſimplicité des Indiens le frappèrent à tel point, qu’il ſe fit eccléſiaſtique pour travailler à leur converſion. Bientôt ce fut le ſoin qui l’occupa le moins. Comme il étoit plus homme que prêtre, il fut plus révolté des barbaries qu’on exerçoit contre eux, que de leurs folles ſuperſtitions. On le voyoit continuellement voler d’un hémiſphère à l’autre pour conſoler des peuples chers à ſon cœur, & pour adoucir leurs tyrans. L’intilité de ſes efforts lui fit enfin comprendre qu’il n’obtiendroit jamais rien dans les établiſſemens déjà formés ; & il ſe propoſa d’établir une colonie ſur des fondemens nouveaux.

Ses colons devoient être tous cultivateurs, artiſans ou miſſionnaires. Perſonne ne pouvoit ſe mêler parmi eux que de ſon aveu. Un habit particulier, orné d’une croix, empêcheroit qu’on ne les prit pour être de la race de ces Eſpagnols qui s’étoient rendus ſi odieux par leurs barbaries. Avec ces eſpèces de chevaliers, il comptoit réuſſir ſans guerre, ſans violence & ſans eſclavage, à civiliſer les Indiens, à les convertir, à les accoutumer au travail, à leur faire exploiter des mines. Il ne demandoit aucun ſecours au fiſc dans les premiers tems ; & il ſe contentoit pour la ſuite du douzième des tributs qu’il y feroit tôt ou tard entrer.

Les ambitieux qui gouvernent les empires conſomment les peuples comme une denrée, & traitent toujours de chimérique tout ce qui tend à rendre les hommes meilleurs ou plus heureux. Telle fut d’abord l’impreſſion que fit, ſur le miniſtère Eſpagnol, le ſyſtême de Las Caſas. Les refus ne le rebutèrent point, & il réuſſit à ſe faire aſſigner Cumana, pour y réduire ſa théorie en pratique.

Ce génie ardent parcourt auſſi-tôt toutes les provinces de la Caſtille, pour y lever des hommes accoutumés au travail des champs, à celui des ateliers. Mais ces citoyens paiſibles n’ont pas la même ardeur, pour s’expatrier, que des ſoldats ou des matelots.

À peine en peut-il déterminer deux cens à le ſuivre. Avec eux, il fait voile pour l’Amérique, & aborde à Porto-Rico en 1519, après une navigation aſſez heureuſe.

Quoique Las Cafas n’eût quitté le nouvel hémiſphère que depuis deux ans, à ſon retour la face s’en trouvoit totalement changée. La deſtruction entière des Indiens dans les iſles ſoumiſes à l’Eſpagne, avoit inſpiré la réſolution d’aller chercher dans le continent des eſclaves, pour remplacer les infortunés que l’oppreſſion avoit fait périr. Cette barbarie révolta l’âme indépendante des ſauvages. Dans leur reſſentiment, ils maſſacroient tous ceux de leurs raviſſeurs que le haſard faiſoit tomber dans leurs mains ; & deux miſſionnaires que des vues, vraiſemblablement louables, avoient conduits à Cumana, furent la victime de ces juſtes repréſailles. Ocampo partit ſur le champ de Saint-Domingue pour aller punir un attentat commis contre le ciel même, ainſi qu’on s’exprimoit ; & après avoir mis tout à feu & à ſang, il y éleva une bourgade qu’il nomma Tolède.

Ce fut dans ces foibles paliſſades que Las Cafas ſe vit réduit à placer le petit nombre de ſes compagnons qui avoient réſiſté aux intempéries du climat, ou qu’on n’avoit pas réuſſi à lui débaucher. Leur séjour n’y fut pas long. Les traits d’un ennemi implacable percèrent la plupart d’entre eux ; & ceux que ces armes n’avoient pas atteints, furent forcés, en 1521, d’aller chercher ailleurs un aſyle.

Quelques Eſpagnols ſe ſont depuis établis à Cumana : mais cette population a toujours été fort bornée & ne s’eſt jamais éloignée des côtes. Pendant deux ſiècles, la métropole n’eut pas des liaiſons directes avec ſa colonie. Ce n’eſt que depuis peu qu’elle y envoie annuellement un ou deux petits navires, qui, en échange des boiſſons & des marchandiſes d’Europe, reçoivent du cacao & quelques autres productions.