Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 16

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XVI. Du fleuve Orenoque.

Ce fut Colomb qui, le premier, découvrit, en 1498, l’Orenoque, dont les bords furent depuis appellés Guyane Eſpagnole. Ce grand fleuve tire ſa ſource des Cordelières, & ne ſe jette dans l’océan, par quarante embouchures, qu’après avoir été groſſi dans un cours immenſe par un nombre prodigieux de rivières plus ou moins conſidérables. Telle eſt ſon impétuoſité, qu’il traverſe les plus fortes marées & conſerve la douceur de ſes eaux douze lieues après être ſorti du vaſte & profond canal qui l’enchainoit. Cependant, ſa rapidité n’eſt pas toujours égale, par l’effet d’une ſingularité très-remarquable. L’Orenoque, commençant à croître en avril, monte continuellement pendant cinq mois, & reſte le ſixième dans ſon plus grand accroiſſement. En octobre, il commence à baiſſer graduellement juſqu’au mois de mars, qu’il paſſe tout entier dans l’état fixe de ſa plus grande diminution. Cette alternative de variations eſt régulière, invariable même.

Ce phénomène paroît beaucoup plus dépendre de la mer que de la terre. Durant les ſix mois que le fleuve croît, l’hémiſphère du Nouveau-Monde n’offre, pour ainſi dire, que des mers & preſque point de terre à l’action perpendiculaire des rayons du ſoleil. Durant les ſix mois que le fleuve décroît, l’Amérique ne préſente que ſon grand continent à l’aſtre qui l’éclairé. La mer eſt alors moins ſoumiſe à l’influence active du ſoleil, ou du moins ſa pente vers les côtes orientales eſt plus balancée, plus brisée par les terres. Elle doit donc laiſſer un plus libre cours aux fleuves qui, n’étant point alors ſi fort retenus par la mer, ne peuvent être groſſis que par la fonte des neiges des Cordelières ou par les pluies. C’eſt peut-être auſſi la ſaiſon des pluies qui décide de l’accroiſſement des eaux de l’Orenoque. Mais pour bien ſaiſir les cauſes d’un phénomène ſi ſingulier, il faudroit étudier les rapports que peut avoir le cours de ce fleuve avec celui des Amazones par Rionegro, connoître la ſituation & les mouvemens de l’un & de l’autre. Peut-être trouveroit-on, dans la différence de leur poſition, de leur ſource & de leur embouchure, l’origine d’une diverſité ſi remarquable dans l’état périodique de leurs eaux. Tout eſt lié dans le ſyſtême du monde. Le cours des fleuves tient aux révolutions, ſoit journalières, ſoit annuelles de la terre. Quand des hommes éclairés ſe ſeront portés ſur les bords de l’Orenoque, on ſaura, du-moins on cherchera les raiſons des phénomènes de ſon cours. Mais ce ne ſera pas ſans difficulté. Ce fleuve n’eſt pas auſſi navigable que le fait préſumer la maſſe de ſes eaux. Son lit eſt embarraſſé d’un grand nombre de rochers qui réduiſent, par intervalle, le navigateur à porter ſes bateaux & les denrées dont ils ſont chargés.