Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 23

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XXIII. Le quinquina vient de la province de Quito. Conſidérations ſur ce remède.

L’arbre qui donne ce précieux remède pouſſe une tige droite, & s’élève beaucoup lorſqu’on l’abandonne à lui-même. Son tronc & ſes branches ſont proportionnés à ſa hauteur. Les feuilles oppoſées, réunies à leur baſe par une membrane ou ſtipule intermédiaire, ſont ovales, élargies par le bas, aiguës à leur ſommet, très-liſſes & d’un beau verd. De l’aiſſelle des feuilles ſupérieures, plus petites, ſortent des bouquets de fleurs ſemlables, au premier aſpect, à celles de la lavande. Leur court calice a cinq diviſions. La corolle forme un tube allongé, bleuâtre en-dehors, rouge à l’intérieur, rempli de cinq étamines, évaſé par le haut & diviſé en cinq lobes finement dentelés. Elle eſt portée ſur le piſtil qui, ſurmonté d’un ſeul ſtyle, occupe le fond du calice & devient avec lui un fruit ſec, tronqué ſupérieurement, partagé dans ſa longueur en deux demi-coques remplies de ſemences, bordées d’un feuillet membreux.

Cet arbre croît ſur la pente des montagnes. Sa ſeule partie précieuſe eſt ſon écorce, connue par ſa vertu fébrifuge & à laquelle on ne donne d’autre préparation que de la faire sécher. La plus épaiſſe a été préférée, juſqu’à ce que des analyſes & des expériences réitérées aient démontré que l’écorce mince avoit plus de vertu.

Les habitans diſtinguent trois eſpèces ou plutôt trois variétés de quinquina. Le jaune & le rouge qui ſont également eſtimés & ne diffèrent que par l’intenſité de leur couleur ; le blanc qui eſt peu recherché à cauſe de ſa vertu très-inférieure. On le reconnoît à ſa feuille moins liſſe & plus ronde, à ſa fleur plus blanche, à ſa graine plus groſſe, & à ſon écorce blanche à l’extérieur. L’écorce de la bonne eſpèce eſt ordinairement brune, caſſante & rude à ſa ſurface, avec des briſures.

Sur les bords du Maragnon, le pays de Jaën fournit beaucoup de quinquina blanc : mais on crut long-tems que le jaune & le rouge ne ſe trouvoient que ſur le territoire de Loxa, ville fondée, en 1546, par le capitaine Alonzo de Mercadillo. Le plus eſtimé étoit celui qui croiſſoit à deux lieues de cette place, ſur la montagne de Cajanuma ; & il n’y a pas plus de cinquante ans que les négocians cherchoient à prouver par des certificats que l’écorce qu’ils vendoient venoit de ce lieu renommé. En voulant multiplier les récoltes, on détruiſit les arbres anciens, & on ne laiſſa pas aux nouveaux le tems de prendre toute leur croiſſance ; de ſorte que les plus forts ont maintenant à peine trois toiſes de hauteur. Cette diſette fit multiplier les recherches. Enfin on retrouva le même arbre à Riobamba, à Cuenca, dans le voiſinage de Loxa, & plus récemment à Bogota dans le nouveau royaume.

Le quinquina fut connu à Rome en 1639. Les Jéſuites qui l’y avoient porté, le diſtribuèrent gratuitement aux pauvres & le vendirent très-cher aux riches. L’année ſuivante, Jean de Vega, médecin d’une vice-reine du Pérou, l’établit en Eſpagne à cent écus la livre. Ce remède eut bientôt une grande réputation qui ſe ſoutint juſqu’à ce que les habitans de Loxa, ne pouvant fournir aux demandes qu’on leur faiſoit, s’avisèrent de mêler d’autres écorces à celle qui étoit ſi recherchée. Cette infidélité diminua la confiance qu’on avoit au quinquina. Les meſures que prit la cour de Madrid pour remédier à un déſordre ſi dangereux, n’eurent pas un ſuccès complet. Les nouvelles découvertes ont été plus efficaces que l’autorité pour empêcher la falſification. Auſſi l’uſage du remède eſt-il devenu de plus en plus général, ſurtout en Angleterre.

C’eſt une opinion généralement reçue que les naturels du pays connurent fort anciennement le quinquina, & qu’ils recouroient à ſa vertu contre les fièvres intermittentes. On le faiſoit ſimplement infuſer dans l’eau, & l’on donnoit la liqueur à boire au malade, ſans le marc. M. Joſeph de Juſſieu leur enſeigna à en tirer l’extrait, dont l’uſage eſt bien préférable à celui de l’écorce en nature.

Ce botaniſte, le plus habile de ceux que leur paſſion pour les progrès de l’hiſtoire naturelle aient conduits dans les poſſeſſions Eſpagnoles du Nouveau-Monde, avoit un zèle bien plus étendu. Il parcourut la plupart des montagnes de l’Amérique Méridionale avec des fatigues incroyables, & il ſe diſpoſoit à enrichir l’Europe des grandes découvertes qu’il avoit faites, lorſque ſes papiers lui furent volés. Une mémoire excellente pouvoit remédier en partie à cette infortune. Cette reſſource lui fut encore ôtée. Au Pérou, on eut un beſoin preſſant d’un médecin & d’un ingénieur. M. de Juſſieu avoit les connoiſſances que demandent ces deux profeſſions, & l’adminiſtration du pays en exigea l’emploi. Les nouveaux travaux furent accompagnés de tant de contradiction, de dégoûts & d’ingratitude que cet excellent homme n’y put réſiſter. Son eſprit étoit entièrement aliéné, lorſqu’en 1771, on l’embarqua ſans fortune pour une patrie qu’il avoit quittée depuis trente-ſix ans. Ni le gouvernement qui l’avoit envoyé dans l’autre hémiſphère, ni celui qui l’y avoit retenu ne daignèrent s’occuper de ſa deſtinée. Elle auroit été affreuſe, ſans la tendreſſe d’un frère, auſſi reſpecté pour ſa vertu que célèbre par ſes lumières. Les dignes neveux de M. Bernard de Juſſieu ont hérité des ſollicitudes de leur oncle pour l’infortuné voyageur mort en 1779. Puiſſe cette conduite d’une famille illuſtre dans les ſciences ſervir de modèle à tous ceux qui, pour leur bonheur ou pour leur malheur, cultivent les lettres !

M. Joſeph de Juſſieu, qui avoit trouvé les peuples dociles aux inſtructions qu’il leur donnoit ſur le quinquina, voulut leur perſuader encore de perfectionner, par des ſoins ſuivis, & la cochenille ſyſveſtre que le pays même fourniſſoit à leurs manufactures, & la cannelle groſſière qu’ils tiroient de Quixos & de Macas : mais ſes conſeils n’ont rien produit juſqu’ici, ſoit que ces productions ſe ſoient refusées à toute amélioration, ſoit qu’on n’ait fait aucun effort pour les y amener.

La dernière conjecture paroîtra la plus vraiſemblable à ceux qui auront une juſte idée des maîtres du pays. Plus généralement encore que les autres Eſpagnols Américains, ils vivent dans une oiſiveté dont rien ne les fait ſortir, dans des débauches qu’aucun motif ne peut interrompre. Ces mœurs ſont plus particulièrement les mœurs des hommes que la naiſſance, les emplois ou la fortune ont fixés dans la ville de Quito, capitale de la province & très-agréablement bâtie ſur le penchant de la célèbre montagne de Pichincha. Cinquante mille meſſe, Indiens ou nègres, excités par ces exemples séduiſans, infeſtent auſſi ce séjour de leurs vices & y pouſſent en particulier la paſſion pour l’eau-de-vie de ſucre & pour le jeu à des excès inconnus dans les autres grandes cités du Nouveau-Monde.