Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 24

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XXIV. Digreſſion ſur la formation des montagnes.

Mais pour diſtraire notre imagination de tant de tableaux déſolans qui nous ont peut-être trop occupés, perdons un moment de vue ces campagnes enſanglantées, & entrons dans le Pérou, en fixant d’abord nos regards ſur ces monts effrayans, où de ſavans & courageux aſtronomes allèrent meſurer la figure de la terre. Livrons-nous aux ſentimens qu’ils éprouvèrent ſans doute & que doit éprouver le voyageur inſtruit ou ignorant, par-tout où la nature lui offre un pareil ſpectacle. Oſons même nous permettre quelques conjectures générales ſur la formation des montagnes.

À l’aſpect de ces maſſes énormes qui s’élèvent à des hauteurs prodigieuſes au-deſſus de l’humble ſurface du globe, où les hommes ont preſque tous établi leur demeure ; de ces maſſes, ici couronnées d’impénétrables & antiques forêts qui n’ont jamais retenti du bruit de la coignée, là, ne préſentant qu’une ſurface aride & dépouillée ; dans une contrée, d’une majeſté ſilencieuſe & tranquille, qui arrête la nuée dans ſon cours & qui briſe l’impétuoſité des vents ; dans une autre, éloignant le voyageur de leurs ſommets par des remparts de glace, du centre deſquels la flamme s’élance en tourbillons, ou effrayant celui qui les franchit par des abîmes obſcurs & muets creusés à ſes côtés ; pluſieurs donnant iſſue à des torrens impétueux qui deſcendent avec fracas de leurs flancs entr’ouverts, à des rivières, à des fleuves, à des fontaines, à des ſources bouillantes ; toutes promenant leurs ombres rafraîchiſſantes ſur les plaines qui les entourent, & leur prêtant un abri ſucceſſif contre les ardeurs du ſoleil, du moment où cet aſtre dore leur cime, en ſe levant, juſqu’au moment où il ſe couche. À cet aſpect, dis-je, tout homme s’arrête avec étonnement, & le ſcrutateur de la nature tombe dans la méditation.

Il ſe demande qui eſt-ce qui a donné naiſſance, là au Véſuve, à l’Etna, à l’Apennin ; ici aux Cordelières ? Ces monts ſont-ils auſſi vieux que le monde ? ont-ils été produits en un inſtant ? ou la molécule pierreuſe qu’on en détache eſt-elle plus ancienne qu’eux ? Seroient-ils les os d’un ſquelette dont les autres ſubſtances terreſtres ſeroient les chairs ? Sont-ils iſolés, ou ſe tiennent-ils par un grand tronc commun dont ils ſont autant de rameaux, & qui leur ſert de fondement à eux-mêmes & de baſe à tout ce qui le couvre ?

Si j’en crois celui-ci : « Un immenſe réſervoir d’eaux occupoit le centre de la terre. L’enveloppe qui les contenoit ſe briſa. Les cataractes du ciel s’ouvrirent. Tout fut ſubmergé, ſe confondit, ſe délaya. Le cahos de la fable ſe renouvela, & ſon débrouillement ne commença qu’au moment où la précipitation des différentes matières s’exécutant ſelon les loix de la peſanteur auxquelles elles obéiſſoient ſucceſſivement ; les couches de ce limon hétérogène s’entaſſèrent les unes ſur les autres, & montrèrent leurs pointes au-deſſus de la ſurface des eaux, qui allèrent ſe creuſer un lit dans les plaines ».

Selon cet autre : « On tentera vainement avec ces cauſes l’explication du phénomène, ſans l’intervention & l’approche d’une comète qu’il appelle des vaſtes régions de l’eſpace où elles ſe perdent. La colonne d’eaux qui l’accompagnoit ſe joignit à celles qui ſortirent de l’abîme ſouterrein & qui deſcendirent de l’atmoſphère. La preſſion de la comète les fit monter au-deſſus des montagnes les plus hautes ; car elles exiſtoient déja ; & ce fut du limon de ce déluge qu’elles ſe reproduiſirent ».

Ces hommes ne vous débitent que des rêves, me dit un troiſième, & il ajoute : « Regardez autour de vous, & vous verrez les montagnes naître de l’élément même qui les détruit. C’eſt le feu qui durcit les couches molles de la terre ; c’eſt lui qui, dans ſon expanſion favorisée par l’air & par l’eau, les bombe & pouſſe leurs ſommets dans la nue ; c’eſt lui qui les crève & qui creuſe leurs vaſtes chaudières. Toute montagne eſt un volcan qui ſe prépare ou qui a ceſſé ».

Les cris de ce dernier ſont interrompus par un perſonnage éloquent. Il parle ; je l’écoute, & le charme de ſon diſcours me laiſſe à peine la liberté de juger ſon opinion. Il dit : « Au commencement il n’y avoit point de montagnes. Les eaux couvroient la face uniforme de la terre ; mais elles n’étoient pas en repos. L’action du ſatellite qui nous accompagne les agitoit juſque dans leur plus grande profondeur du mouvement de flux & de reflux que nous leur voyons. À chaque oſcillation, elles entraînoient avec elles une portion de sédiment qu’elles déposèrent ſur une précédente, C’eſt de ces dépôts continués pendant une longue ſuite de ſiècles que les couches de la terre ſe ſont formées ; & les maſſes énormes qui vous étonnent ſont le réſultat de ces couches accumulées. Le tems n’eſt rien pour la nature ; & la cauſe la plus légère qui agit ſans interruption, eſt capable des plus grands effets. L’action imperceptible & continue des eaux a formé les montagnes ; l’action plus imperceptible & non moins continue d’une vapeur qui les mouille & d’un ſouffle qui les sèche, les abat de jour en jour, & les réduira au niveau des plaines. Alors les eaux ſe répandront encore uniformément ſur la ſurface égale de la terre. Alors le premier phénomène ſe renouvellera ; & qui ſait combien de fois les montagnes ont été détruites & reproduites » ?

À ces mots, l’obſervateur Lehmann ſourit, & me préſentant le livre du légiſlateur des Hébreux & le ſien, il me dit : « Reſpecte celui-ci, & daigne jeter les yeux ſur celui-là ». Lehmann a exposé, dans le troiſième volume de ſon art des mines, ſes idées ſur la formation des couches de la terre & la production des montagnes. Il marche d’après des obſervations confiantes & réitérées qu’il a faites lui-même avec une ſagacité peu commune & un travail dont on conçoit à peine l’opiniâtreté. Elles embraſſent depuis les frontières de la Pologne juſqu’au bord du Rhin. L’analogie qui les rend applicables à beaucoup d’autres contrées en recommande la connoiſſance aux hommes ſtudieux de l’hiſtoire naturelle ; & quoiqu’il attribue la formation des couches de la terre au déluge, les faits dont il s’appuie n’en ſont pas moins certains, & ſes découvertes moins intéreſſantes.

Il diſtingue trois ſortes de montagnes. Les anti-diluviennes, ou primitives, les poſt-diluviennes & les modernes. Les premières, variées dans leur élévation, ſont les plus hautes. Rarement iſolées, elles forment des chaînes. Leur pente eſt bruſque. Des montagnes poſt-diluviennes ou à couches les environnent de toutes parts. La conſiſtance en eſt plus homogène ; les tranches moins diverſes ; leurs bancs toujours perpendiculaires & plus épais. Leurs racines deſcendent à une profondeur dont le terme eſt encore ignoré. Les mines qu’elles renferment ſont à filons. Les poſt-diluviennes ſont à couches. Les couches différentes en ſont formées de différentes ſubſtances. La dernière, ou celle de la baſe, eſt toujours de charbon de terre. La première, ou celle du ſommet, fournit toujours des fontaines ſalantes. Elles ne manquent jamais d’aboutir aux montagnes à filon. Demandez-leur du cuivre, du plomb, du mercure, du fer, de l’argent même, mais en feuille & capillacé ; elles vous en fourniront. Mais elles tromperoient votre avidité, ſi vous vous promettiez d’y trouver de l’or. Elles ſont l’ouvrage d’un déluge.

Les modernes, produites par le feu, par l’eau, par une infinité d’accidens divers & récens, ne montrent dans leur intérieur que des couches brisées, un mélange confus de toutes ſortes de ſubſtance, tous les caractères du bouleverſement & du déſordre.

C’eſt en vain que la nature avoit recelé les métaux précieux dans ces maſſes les plus dures & les plus compactes. Notre cupidité les a brisées. Encore ſi nous pouvions dire des hommes employés à ces effroyables travaux, ce que nous en liſons dans Caſſiodore. « Ils entrent dans les mines indigens ; ils en ſortent opulens. Ils jouiſſent d’une richeſſe qu’on n’oſe leur enlever. Ils ſont les ſeuls dont la fortune ne ſoit ſouillée ni par la rapine, ni par la baſſeſſe ».

Européens, méditez ce que cet écrivain judicieux ajoute. « Acquérir de l’or en immolant des hommes ; c’eſt un forfait. L’aller chercher à travers les périls de la mer ; c’eſt une folie. En amaſſer par la corruption & les vices ; c’eſt une lâcheté. Les ſeuls lucres qui ſoient juſtes, qui ſoient honnêtes ſe font ſans bleſſer perſonne ; & l’on ne poſſède ſans remords que ce qui n’a point été arraché à la proſpérité d’autrui ».

Et vous, vous, pour avoir de l’or, vous avez franchi les mers. Pour avoir de l’or, vous avez envahi les contrées. Pour avoir de l’or, vous en avez maſſacré la plus grande partie des habitans. Pour avoir de l’or, vous avez précipité dans les entrailles de la terre ceux que vos poignards avoient épargnés. Pour avoir de l’or, vous avez introduit ſur la terre le commerce infâme de l’homme & l’eſclavage. Pour avoir de l’or, vous renouvelez tous les jours les mêmes crimes. Puiſſe la chimère de Lazzaro Moro ſe réaliſer, & les feux ſouterreins enflammer à la fois toutes ces montagnes dont vous avez fait autant de cachots où l’innocence expire depuis pluſieurs ſiècles.