Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 25

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XXV. Quel eſt le régime eccléſiaſtique ſuivi en Amérique ?

Le régime eccléſiaſtique paroiſſoit plus difficile à régler. À l’époque où le Nouveau-Monde fut découvert, un voile, tiſſu ou épaiſſi par les préjugés que la cour de Rome n’avoit jamais ceſſé de ſemer, tantôt ouvertement & tantôt avec adreſſe, couvrait de ténèbres l’Europe entière. Ces ſuperſtitions étoient plus profondes & plus générales en Eſpagne, où, depuis ſi long-tems, on haïſſoit, on combattoit les infidèles. Les ſouverains de cette nation devoient naturellement établir au-delà des mers les mauvais principes des pontifes qui leur donnoient un autre hémiſphère. Il n’en fut pas ainſi. Ces princes plus éclairés, ce ſemble, que leur ſiècle ne le comportoit, arrachèrent au chef de la chrétienté la collation de tous les bénéfices, les dixmes même que les prêtres avoient partout envahies. Malheureuſement, la ſageſſe qui avoit dicté leur ſyſtême ne paſſa pas à leurs ſucceſſeurs. Ils fondèrent ou permirent qu’on fondât trop d’évêchés. Des temples ſans nombre s’élevèrent. Les couvens des deux ſexes ſe multiplièrent au-delà de tous les excès. Le célibat devint la paſſion dominante dans un pays déſert. Des métaux qui devoient féconder la terre ſe perdirent dans les égliſes. Malgré ſa corruption & ſon ignorance, le clergé se fit rendre la plus grande partie de ces tyranniques dixmes qui avoient été arrachées à son avarice. L’Amérique paroissoit n’avoir été conquise que pour lui. Cependant les pasteurs subalternes, ces curés, ailleurs si tendres & si respectables, ne se trouvoient pas assez opulens. L’Indien qu’ils étoient chargés d’instruire & de consoler, n’osoit se présenter à eux sans quelque présent. Ils lui laissoient celles de ses anciennes superstitions qui lui étoient utiles, comme la coutume de porter beaucoup de vivres sur le tombeau des morts. Ils mettoient un prix exorbitant à leurs fonctions, & avoient toujours des inventions pieuses qui leur donnoient occasion d’exercer de nouveaux droits. Une pareille conduite avoit rendu leurs dogmes généralement odieux. Ces peuples alloient à la messe comme à la corvée, détestant les barbares étrangers qui entassoient sur leurs corps & sur leurs âmes des fardeaux également pesans.

Le scandale étoit public & presque général. Le clergé séculier & régulier, qui, l’un & l’autre remplissoient le même ministère, s’accusoient mutuellement de ces vexations, Les premiers peignoient leurs rivaux comme des vagabonds qui s’étoient dérobés à la ſurveillance de leurs ſupérieurs, pour être impunément libertins. Les ſeconds vouloient que les autres manquaient de lumières ou d’activité, & ne fuſſent occupés que de l’élévation de leur famille. Nous avouerons avec répugnance, mais nous avouerons, que des deux côtés les reproches étoient fondés. La cour fut long-tems agitée par les intrigues ſans ceſſe renaiſſantes des deux cabales. Enfin elle arrêta, en 1757, que les moines mourroient dans les bénéfices qu’ils occupoient, mais qu’ils ne ſeroient pas remplacés par des hommes de leur état. Cette déciſion qui fait rentrer les choſes dans leur ordre naturel, aura vraiſemblablement des ſuites favorables.