Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 26

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XXVI. Partage fait au tems de la conquête des terres du Nouveau-Monde. Comment on les acquiert maintenant.

C’étoit beaucoup d’avoir monté, dès les premiers tems, tous les grands reſſorts de la nouvelle domination. Il reſtoit à régler le ſort de ceux qui devoient y vivre. Le ſouverain, qui ſe croyoit maître légitime de toutes les ſortes de l’Amérique, & par droit de conquête & par la conceſſion des papes, en fit d’abord diſtribuer à ceux de ſes ſoldats qui avoient combattu dans ce Nouveau-Monde.

Le fantaſſin reçut cent pieds de long & cinquante de large pour ſes bâtimens ; mille huit cens quatre-vingt-cinq toiſes pour ſon jardin ; ſept mille cinq cens quarante-trois pour ſon verger ; quatre-vingt-quatorze mille deux cens quatre-vingt-huit pour la culture des grains d’Europe, & neuf mille quatre cens vingt-huit pour celle du bled d’inde ; toute l’étendue qu’il falloit pour élever dix porcs, vingt chèvres, cent moutons, vingt bêtes à corne & cinq chevaux. La loi donnoit au cavalier un double eſpace pour ſes bâtimens, & le quintuple pour tout le reſte.

Bientôt on conſtruiſit des villes. Ces établiſſemens ne furent pas abandonnés au caprice de ceux qui vouloient les peupler, Les ordonnances exigeoient un ſite agréable, un air ſalubre, un ſol fertile, des eaux abondantes. Elles régloient la poſition des temples, la direction des rues, l’étendue des places publiques. C’étoit ordinairement un particulier riche & actif qui ſe chargeoit de ces entrepriſes, après qu’elles avoient obtenu la ſanction du gouvernement. Si tout n’étoit pas fini au tems convenu, il perdoit ſes avances, & devoit encore au fiſc 5 400 l. Ses autres devoirs étoient de trouver un paſteur pour ſon égliſe, & de lui fournir ce qu’exigeoit la décence d’un culte régulier ; de réunir au moins trente habitans Eſpagnols, dont chacun auroit dix vaches, quatre bœufs, une jument, une truie, vingt brebis, un coq & ſix poules. Lorſque ces conditions étoient remplies, on lui accordoit la juriſdiction civile & criminelle en première inſtance pour deux générations, la nomination des officiers municipaux, & quatre lieues quarrées de terrein.

L’emplacement de la cité, les communes, l’entrepreneur abſorboient une portion de ce vaſte eſpace. Le reſte étoit partagé en portions égales qu’on tiroit au ſort & dont aucune ne pouvoit être aliénée qu’après cinq ans d’exploitation. Chaque citoyen devoit avoir autant de lots qu’il auroit de maiſons : mais ſa propriété ne pouvoit jamais excéder ce que Ferdinand avoit originairement accordé dans Saint-Domingue pour trois cavaliers.

Par la loi, ceux qui avoient des poſſeſſions dans les villes déjà fondées, étoient exclus des nouveaux établiſſemens : mais cette rigueur ne s’étendoit pas juſqu’à leurs enfans. Il étoit permis à tous les Indiens qui n’étoient pas retenus ailleurs par des liens indiſſolubles, de s’y fixer comme domeſtiques, comme artiſans ou comme laboureurs.

Indépendamment des terres que des conventions arrêtées avec la cour aſſuroient aux troupes & aux fondateurs des villes, les chefs des diverſes colonies étoient autorisés à en diſtribuer aux Eſpagnols qui voudraient ſe fixer dans le nouvel hémiſphère. Cette grande prérogative leur fut ôtée en 1591. Philippe II, que ſon ambition engageoit dans des guerres continuelles & que ſon opiniâtreté rendoit interminables, ne pouvoit ſuffire à tant de dépenſes. La vente des champs d’Amérique, qui avoient été donnés juſqu’à cette époque, fut une des reſſources qu’il imagina. Sa loi eut même un effet en quelque ſorte rétroactif, puiſqu’elle ordonnoit la confiſcation de tout ce qui ſeroit poſſédé ſans titre légitime, à moins que les uſurpateurs ne conſentiſſent à ſe racheter. Une diſpoſition ſi utile, réellement ou en apparence, au fiſc, ne ſouffrit de modification dans aucune période, & n’en éprouve pas encore.

Mais il étoit plus aisé d’accorder gratuitement ou de céder à vil prix des terreins à quelques aventuriers, que de les engager à en ſolliciter la fertilité. Ce genre de travail fut méprisé par les premiers Eſpagnols que leur avidité conduiſit aux Indes. La voie lente, pénible & diſpendieuſe de la culture ne pouvoit guère tenter des hommes à qui l’eſpoir d’une fortune facile, brillante & rapide faiſoit braver les vagues d’un océan inconnu, les dangers de tous les genres qui les attendoient ſur des côtes mal-ſaines & barbares. Ils étoient preſſés de jouir, & le plus court moyen d’y parvenir étoit de ſe jeter ſur les métaux. Un gouvernement éclairé auroit travaillé à rectifier les idées de ſes ſujets, & à donner, autant qu’il eut été poſſible, une autre pente à leur ambition. Ce fut tout le contraire qui arriva. L’erreur des particuliers devint la politique du miniſtre. Il fut aſſez aveugle pour préférer des tréſors de pure convention, dont la quantité ne pouvoit pas manquer de diminuer & qui chaque jour devoient perdre de leur prix imaginaire, à des richeſſes ſans ceſſe renaiſſantes & dont la valeur devoit augmenter graduellement dans tous les tems. Cette illuſion des conquérans & des monarques jeta l’état hors des routes de la proſpérité, & forma les mœurs en Amérique. On n’y fit cas que de l’or, que de l’argent accumulés par la rapine, par l’oppreſſion & par l’exploitation des mines.