Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre X/Chapitre 14

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XIV. C’eſt de l’Amérique que ſortit la guerre de 1755.

Un tel ſyſtême, que la nation n’a guère perdu de vue, ſe manifeſta, en 1755, avec moins de précaution qu’il ne l’avoit fait juſqu’alors. La culture des colonies Françoiſes, dont l’accroiſſement rapide étonnoit tous les eſprits attentifs, réveilla la jalouſie Angloiſe. Cependant, cette paſſion, honteuſe de ſe montrer, ſe couvrit quelque tems des ombres, du myſtère & un peuple aſſez fier ou aſſez modeſte pour appeler les négociations l’artillerie de ſes ennemis, ne dédaigna pas d’employer tous les détours, toutes les ruſes de la politique la plus inſidieuſe.

La France, effrayée du déſordre de ſes finances, intimidée par le petit nombre de ſes vaiſſeaux & l’inexpérience de ſes amiraux, séduite par l’amour de l’oiſiveté, du plaiſir & de la paix, ſecondoit les efforts qu’on faiſoit pour l’amuſer. En vain quelques hommes éclairés répétoient ſans ceſſe que la Grande Bretagne vouloit la guerre, qu’elle devoit la vouloir, qu’elle étoit forcée de la faire, avant que la marine militaire de ſa rivale n’eut fait les mêmes progrès que ſa marine marchande. Ces inquiétudes paroiſſoient abſurdes dans un pays où l’on n’avoir fait juſqu’alors le commerce que par imitation, où on lui avoit mis des entraves de toutes les eſpèces, où on l’avoit continuellement ſacrifié à la finance, où on ne lui avoit jamais accordé une protection sérieuſe, où l’on ignoroit peut-être qu’on eût le plus riche commerce de l’univers. La nation qui devoit à la nature, un ſol excellent ; au haſard, de riches colonies ; à ſa ſenſibilité vive & ſouple, le goût de tous les arts qui varient & multiplient les jouiſſances ; à ſes conquêtes, à ſa gloire littéraire, à la diſperſion même des proteſtans qu’elle avoit eu le malheur de perdre, le déſir qu’on avoit de l’imiter : cette ſtation qui ſeroit trop heureuſe, ſi on lui permettait de l’être, ne vouloit pas voir qu’elle pouvoit perdre quelque choſe de ſes avantages, & ſe prêtoit ſans réflexion aux artifices qu’on employoit pour l’endormir. Lorſque l’Angleterre crut que la diſſimulation ne lui étoit plus néceſſaire, elle commença les hoſtilités, ſans les faire précéder d’aucune de ces formalités qui ſont en uſage chez les peuples civilisés.

Ce peuple, réputé ſi fier, ſi humain, ſi ſage, réfléchit-il à ce qu’il faiſoit ? Il réduiſoit les conventions les plus ſacrées des nations entre elles aux leurres d’une perfidie politique ; il les affranchiſſoit du lien commun, en foulant aux pieds la chimère du droit des gens. Vit-il qu’il n’y avoit plus qu’un état, celui de la guerre ; que la paix n’étoit qu’un tems d’alarmes ; qu’il ne régnoit plus ſur le globe qu’une fauſſe & trompeuſe sécurité ; que les ſouverains devenoient autant de loups, prêts à s’entre-dévorer ; que l’empire de la diſcorde s’établiſſoit ſans limites ; que les plus cruelles & les plus juſtes repréſailles étoient autorisées, & qu’il n’étoit plus permis de dépoſer les armes ? alors il y eut un ſemi-Thémiſtocle dans le miniſtère ; mais il n’y eut pas un Ariſtide dans toute la grande Bretagne, puiſque loin de s’écrier à l’exemple de ces Athéniens qui n’étoient pas les hommes les plus ſcrupuleux d’entre les Grecs : La choſe eſt utile, mais elle n’eſt pas honnête, qu’on ne nous en parle pas, les Anglois ſe félicitèrent d’une infamie contre laquelle toutes les voix de l’Europe s’élevèrent avec indignation. L’hoſtilité, ſans déclaration de guerre, lors même qu’il n’y a point de traités de paix, eſt un procédé de barbares. L’hoſtilité, contre la foi des traités, mais précédée d’une déclaration de guerre, de quelque prétexte qu’elle ait été palliée, ſeroit d’une injuſtice révoltante, ſi l’uſage n’en avoit été fréquent, & ſi preſque toutes les puiſſances n’en avoient à rougir. L’hoſtilité, ſans déclaration de guerre, contre un peuple voiſin qui ſommeille tranquillement ſur la foi des traités, le droit des gens, un commerce réciproque de bienveillance, des mœurs civilisées, le même Dieu, le même culte, le séjour & la protection de ſes citoyens dans la contrée ennemie, le séjour & la protection des citoyens de l’ennemi ſecret dans la ſienne, eſt un crime qui ſeroit traité entre les ſociétés, comme l’aſſaſſinat ſur les grandes routes, dans chacune d’elles ; & contre lequel, s’il y avoit un code exprès, comme il y en a un tacite, formé & ſouſcrit entre toutes les nations, on liroit : Qu’on se réunisse contre le traître & qu’il soit exterminé de dessus la surface de la terre. Celui qui le commet, jaloux, ſans frein & ſans pudeur de ſon intérêt, montre qu’il eſt ſans équité, ſans honneur ; qu’il mépriſe également & le jugement du préſent & le blâme de l’avenir ; & qu’il tient plus à ſon exiſtence entre les nations qu’à ſon rôle dans leur hiſtoire. S’il eſt le plus fort, c’eſt un lâche tyran ; c’eſt un lion qui s’abaiſſe au rôle abject du renard. S’il eſt le plus foible & qu’il craigne pour lui-même, il en eſt peut-être moins odieux, mais il n’en eſt pas moins lâche. Combien l’uſage du peuple Romain eſt plus noble ! Combien il a d’autres avantages ! Ouvrons, comme lui, les portes de nos temples ; qu’un ambaſſadeur ſe tranſporte ſur la frontière ennemie & qu’il y ſecoue la guerre du pan de ſa robe, au ſon de la trompette du héraut qui l’accompagnera. N’égorgeons point un ennemi qui dort. Si nous plongeons notre main dans le ſang de celui qui ſe croit notre ami, la tache ne s’en effacera jamais. Macbeth du poëte ſera ſon image.

Quand même la déclaration de guerre ne ſeroit qu’une vaine cérémonie entre des nations qui, peut-être, ne ſe doivent rien dès qu’elles veulent s’égorger ; on ne peut s’empêcher de voir que le miniſtère Britannique faiſoit plus que ſoupçonner le vice de ſa conduite. La timidité de ſes démarches, l’embarras de ſes opérations, les variations de ſes défenſes juſtificatives, l’intérêt qu’il mit inutilement à faire approuver une infraction ſi ſcandaleuſe par le parlement : cent autres choſes déceloient une conſcience coupable. Si, dans ces foibles adminiſtrateurs d’une grande puiſſance, l’audace à commettre le crime eût égalé l’éloignement pour la vertu, ils auroient formé le plan le plus vaſte. En faiſant illégalement attaquer les vaiſſeaux François ſur les côtes de l’Amérique Septentrionale, ils auroient donné le même ordre pour toutes les mers du monde. La deſtruction du ſeul pouvoir qui fût en état de faire quelque réſiſtance, étoit la ſuite néceſſaire d’une combinaiſon ſi forte. Sa chute auroit effrayé les autres nations ; & le pavillon Anglois n’auroit eu qu’à ſe montrer pour donner des loix par tout l’univers. Un ſuccès brillant & déciſif auroit dérobé la violation du droit public à l’aveugle multitude, l’auroit juſtifiée aux yeux de la politique ; & les cris de l’ignorance & de l’ambition auroient étouffé la voix des ſages.