Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre X/Chapitre 15

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XV. Les commencemens de la guerre furent funeſtes à l’Angleterre.

Une conduite foible, mais toujours injuſte, produiſit des effets contraires. Le conſeil de George II fut haï & méprisé de toute l’Europe. Les événemens ſecondèrent ces ſentimens. La France, quoique ſurpriſe, fut victorieuſe dans le Canada, remporta ſur mer un avantage conſidérable, conquit Minorque menaça Londres même. Son ennemi ſentit alors ce que les bons eſprits diſoient depuis long-tems, même en Angleterre, que les François avoient trouvé l’art de faire toucher les extrêmes ; qu’ils réuniſſoient des vertus & des vices, des traits de foibleſſe & de force qui avoient toujours été jugés incompatibles : qu’ils étoient efféminés, mais braves ; également amoureux du plaiſir & de l’honneur ; sérieux dans la bagatelle & enjoués dans les choſes graves ; toujours prêts à la guerre & prompts dans l’attaque : en un mot des enfans, comme les Athéniens, ſe laiſſant agiter & paſſionner pour des intérêts vrais ou faux ; aimant à entreprendre & à marcher, quels que ſoient leurs guides, & le conſolant de toutes leurs diſgrâces par le moindre ſuccès. L’eſprit Anglois qui, ſuivant le mot ſi trivial & ſi énergique de Swif, eſt toujours à la cave ou au grenier, & qui n’a jamais connu de milieu, commença alors à trop craindre une nation qu’il avoit injuſtement méprisée. Le découragement prit la place de la préſomption.

La nation corrompue par la trop grande confiance qu’elle avoit miſe dans ſon opulence ; abaiſſée par l’introduction des troupes étrangères, par le caractère moral & l’incapacité de ceux qui la gouvernoient ; affaiblie même par le choc des factions, qui, chez un peuple libre, exercent ſes forces dans la paix, mais les lui ôtent dans la guerre : la nation flétrie, étonnée, incertaine, gémiſſait également des malheurs qu’elle venoit d’éprouver & de ceux qu’elle prévoyoit, ſans s’occuper du ſoin de venger les uns ni d’écarter les autres. Tout le zèle pour la défenſe commune ſe bornoit à des ſubſides immenſes. On paroiſſoit ignorer que le lâche eſt plutôt prêt que le brave à ouvrir ſa bourſe pour éloigner le péril ; & que dans la criſe où l’on ſe trouvoit, il ne s’agiſſoit pas de ſavoir qui paieroit, mais qui combattroit.

Les François, de leur côté, furent éblouis de quelques ſuccès qui ne décidoient de rien. Prenant l’étourdiſſement de leur ennemi pour une démonſtration de ſa foibleſſe, ils s’engagèrent plus que leur ſituation ne le permettoit, dans les troubles qui commençoient à diviſer l’Allemagne.

Un ſyſtême qui devoit les couvrir de honte s’il ne réuſſiſſoit pas, & ruiner leur puiſſance s’il réuſſiſſoit, leur tourna la tête. Leur frivolité leur fit oublier, que quelques mois auparavant ils avoient applaudi au politique lumineux & ferme, qui, pour écarter une guerre de ſorte que quelques miniſtres vouloient commencer en déſeſpérant de ſoutenir la guerre de mer, avoit dit avec la chaleur & l’aſſurance du génie ; Meſſieurs, partons tous tant que nous ſommes dans le conſeil, & la torche à la main, allons brûler nos vaiſſeaux, s’ils ne ſervent qu’à nous faire inſulter & non à nous défendre. Cet aveuglement politique les jeta dans des précipices. Aux erreurs du cabinet, ils ajoutèrent des fautes militaires. Les intrigues de cour préſidèrent à la conduite des armées. Un changement continuel de généraux entraîna une ſuite de diſgrâces. Ce peuple léger & ſuperficiel ne vit pas qu’en ſuppoſant, ce qui étoit impoſſible, que tous ceux qu’il chargeoit ſucceſſivement de diriger les opérations guerrières euſſent du talent, ils ne pouvoient pas lutter avec avantage contre un homme de génie, éclairé par un homme ſupérieur. Ses malheurs ne changèrent rien à ſa conduite. Les révolutions de généraux ne finirent point.

Pendant que les François prenoient ainſi le change, le peuple Anglois paſſant du découragement à la fureur, proſcrivoit un miniſtère juſtement décrié, & plaçoit à la tête des affaires un homme également ennemi des réſolutions foibles, de la prérogative royale & de la France. Quoique ce choix fut l’ouvrage de cet eſprit de parti qui fait tout dans la Grande-Bretagne, il se trouva tel que les circonstances l’exigeoient. Guillaume Pitt avoit la passion des grandes choses, une éloquence sûre d’entraîner les esprits, le caractère entreprenant & ferme. Il avoit l’ambition d’élever la patrie au-dessus de tout, & de s’élever avec elle.

Son enthousiasme transporta une nation, qu’au défaut de son climat, sa liberté passionnera toujours. On saisit un amiral, qui avoit laissé prendre l’isle de Minorque ; on le jette dans les fers, on l’accule, on le juge, on le condamne. Ni son rang, ni ses talens, ni sa famille, ni ses amis, ne peuvent le sauver de la sévérité de la loi. Le mât de son vaisseau lui sert d’échafaud. L’Europe entière, en apprenant cet événement tragique, fut frappée d’un étonnement mêlé d’admiration & d’effroi. On se crut ramené, au tems des républiques anciennes. La mort de Bing, coupable ou non, annonçoit d’une manière terrible à ceux qui servoient la nation, le sort qui les attendoit, s’ils trahissoient la confiance qu’on avoit en eux. Il n’y en eut aucun qui ne se dit au fond de son cœur dans le moment du combat : c’eſt ici qu’il faut périr, plutôt que dans l’infamie du ſupplice. Ainſi le ſang d’un homme accusé de lâcheté devint un germe d’héroïſme.

À ce reſſort de crainte fait pour vaincre la peur, ſe joignit un encouragement qui annonçoit le rétabliſſement de l’eſprit public. La diſſipation, le plaiſir, le désœuvrement, ſouvent le crime & la corruption des mœurs forment des liaiſons vives & fréquentes dans la plupart des états de l’Europe. Les Anglois ſe communiquent moins, vivent moins enſemble, ont moins, ſi l’on veut, le goût de la ſociété que les autres peuples ; mais l’idée d’un projet utile à leur pays les raſſemble. Ils n’ont alors qu’une âme. Toutes les conditions, tous les partis, toutes les ſectes, concourent à ſon ſuccès, avec une généroſité qui n’a point d’exemple dans les contrées où l’on n’a point de patrie à ſoi. Et en effet, pourquoi s’occuperoit-on de la gloire d’une nation, lorſqu’on ne peut ſe promettre de ſes ſacrifices qu’un accroiſſement de misère ? lorſque les victoires & les défaites ſont également funeſtes ; les victoires par des impôts qui les préparent, les défaites par des impôts qui les réparent. Sans un reſte d’honneur qui ſubſiſte au fond des âmes, malgré tous les efforts qu’on emploie pour l’étouffer, & qui montre que ſous les vexations de toute eſpèce, le peuple ne perd pas toute ſenſibilité à l’aviliſſement national, il s’affligeroit également des ſuccès & des revers. Que le ſouverain ſoit victorieux ou vaincu ; qu’il acquière ou qu’il perde une province ; que le commerce tombe ou proſpère, en ſera-t-il traité avec moins de dureté ? L’ardeur des Anglois eſt ſur-tout remarquable, lorſque la nation a une confiance entière dans le miniſtre qui eſt à la tête des affaires. Dès que M. Pitt eut pris les rênes du gouvernement, il ſe forma une ſociété de marine qui, ne voyant pas aſſez d’empreſſement pour ſervir ſur la flotte, & n’approuvant pas l’uſage d’y forcer les citoyens, invita dans la claſſe indigente du peuple, les enfans des trois royaumes à ſe faire mouſſes, & les pères à embraſſer la profeſſion de matelot. Elle ſe chargea de payer leur voyage, de les faire traiter s’ils étoient malades, de les nourrir, de les habiller, de leur fournir tout ce qui étoit néceſſaire pour naviguer ſainement. Le roi, touché de ce trait de patriotiſme, donna 22 500 livres, le prince de Galles 9 000 l. la princeſſe ſa mère, 4 500 livres. Les acteurs des différens ſpectacles, dont cette nation philoſophe n’a pas eu la cruauté d’avilir le talent, jouèrent leurs meilleures pièces pour augmenter ces fonds reſpectables. Jamais on n’avoit vu un ſi grand concours au théâtre. Cent de ces mouſſes, cent de ces matelots, habillés par un zèle vraiment ſacré, ornoient l’enceinte de la ſcène ; & cette décoration valoit bien celle des luſtrines, des dentelles & des diamans.