Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 23

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XXIII. Comment on pourroit rendre l’état des eſclaves plus ſupportable.

Le premier pas dans cette réforme, ſeroit d’apprendre à connoître l’homme phyſique & moral. Ceux qui vont acheter les noirs ſur des côtes barbares ; ceux qui les mènent en Amérique ; ceux ſur-tout qui dirigent leur induſtrie, ſe croient obligés par état, ſouvent même pour leur propre sûreté, d’opprimer ces malheureux. L’âme des conducteurs, fermée à tout ſentiment de compaſſion, ne connoît de reſſorts que ceux de la crainte ou de la violence, & elle les emploie avec toute la férocité d’une autorité précaire. Si les propriétaires des habitations, ceſſant de dédaigner le ſoin de leurs eſclaves ; ſe livroient à une occupation dont tout leur fait un devoir, ils abjureroient bientôt ces erreurs cruelles. L’hiſtoire de tous les peuples leur démontreroit, que pour rendre l’eſclavage utile, il faut du moins le rendre doux ; que la force ne prévient point les révoltes de l’âme ; qu’il eſt de l’intérêt du maître, que l’eſclave aime à vivre ; & qu’il n’en faut plus rien attendre, dès qu’il ne craint plus de mourir.

Ce trait de lumière puisé dans le ſentiment, meneroit à beaucoup de réformes. On le rendroit à la néceſſité de loger, de vêtir, de nourrir convenablement des êtres condamnés à la plus pénible ſervitude qui ait exiſté, depuis l’infâme origine de l’eſclavage. On ſentiroit qu’il n’eſt pas dans la nature, que ceux qui ne recueillent aucun fruit de leurs ſueurs, qui n’agiſſent que par des impulſions étrangères, puiſſent avoir la même intelligence, la même économie, la même activité, la même force, que l’homme qui jouit du produit entier de ſes peines, qui ne ſuit d’autre direction que celle de ſa volonté. Par degrés, on arriverait à cette modération politique, qui conſiſte à épargner les travaux, à mitiger les peines, à rendre à l’homme une partie de ſes droits, pour en retirer plus sûrement le tribut des devoirs qu’on lui impoſe. Le réſultat de cette ſage économie, ſerait la conſervation d’un grand nombre d’eſclaves, que les maladies, causées par le chagrin ou l’ennui, enlèvent aux colonies. Loin d’aggraver le joug qui les accable, on chercheroit à en adoucir, à en diſſiper même l’idée, en favoriſant un goût naturel qui ſemble particulier aux nègres.

Leurs organes ſont ſinguliérement ſenſibles à la puiſſance de la muſique. Leur oreille eſt ſi juſte, que dans leurs danſes, la meſure d’une chanſon les fait ſauter & retomber cent à la fois, frappant la terre d’un ſeul coup. Suſpendus, pour ainſi dire, à la voix du chanteur, à la corde d’un inſtrument, une vibration de l’air eſt l’âme de tous ces corps ; un ſon les agite, les enlève, & les précipite. Dans leurs travaux, le mouvement de leurs bras ou de leurs pieds eſt toujours en cadence. Ils ne font rien qu’en chantant, rien ſans avoir l’air de danſer. La muſique chez eux anime le courage, éveille l’indolence. On voit ſur tous les muſcles de leurs corps toujours nus, l’expreſſion de cette extrême ſenſibilité pour l’harmonie. Poètes & muſiciens, ils ſubordonnent toujours la parole au chant, par la liberté qu’ils ſe réſervent d’allonger ou d’abréger les mots pour les appliquer à un air qui leur plaît. Un objet, un événement frappe un nègre, il en fait auſſitôt le ſujet d’une chanſon. Ce fut dans tous les âges l’origine de la poéſie. Trois ou quatre paroles qui ſe répètent alternativement entre le chanteur & les aſſiſtans en chœur, forment quelquefois tout le poème. Cinq ou ſix meſures font toute l’étendue de la chanſon. Ce qui paroît ſingulier, c’eſt que le même air, quoiqu’il ne ſoit qu’une répétition continuelle des mêmes tons, les occupe, les fait travailler ou danſer pendant des heures entières : il n’entraîne pas pour eux, ni même pour les blancs, l’ennui de l’uniformité que devraient cauſer ces répétitions. Cette eſpèce d’intérêt eſt dû à la chaleur & à l’expreſſion qu’ils mettent dans leurs chants. Leurs airs ſont preſque toujours à deux tems. Aucun n’excite la fierté. Ceux qui ſont faits pour la tendreſſe, inſpirent plutôt une ſorte de langueur. Ceux même qui ſont les plus gais, portent une certaine empreinte de mélancolie. C’eſt la manière la plus profonde de jouir pour les âmes ſenſibles.

Un penchant ſi vif pourrait devenir un grand mobile entre des mains habiles. On s’en ſerviroit pour établir des fêtes, des jeux, des prix. Ces amuſemens économisés avec intelligence, empêcheroient la ſtupidité ſi ordinaire dans les eſclaves, allégeroient leurs travaux, & les préſerveroient de ce chagrin dévorant qui les conſume & abrège leurs jours. Après avoir pourvu à la conſervation des noirs apportés d’Afrique, on s’occuperait de ceux qui ſont nés dans les iſles même.

Ce ne ſont pas les nègres qui refuſent de ſe multiplier dans les chaînes de leur eſclavage. C’eſt la cruauté de leurs maîtres qui a ſu rendre inutile le vœu de la nature. Nous exigeons des négreſſes des travaux ſi durs, avant & après leur groſſeſſe, que leur fruit n’arrive pas à terme, ou ſurvit peu à l’accouchement. Quelquefois même on voit des mères déſeſpérées par les châtimens que la foibleſſe de leur état leur occaſionne, arracher leurs enfans du berceau pour les étouffer dans leurs bras, & les immoler avec une fureur mêlée de vengeance & de pitié, pour en priver des maîtres barbares. Cette atrocité, dont toute l’horreur retombe ſur les Européens, leur ouvrira peut-être les yeux. Leur ſenſibilité ſera réveillée par des intérêts mieux raiſonnés. Ils connoîtront qu’ils perdent plus qu’ils ne gagnent à outrager perpétuellement l’humanité ; & s’ils ne deviennent pas les bienfaiteurs de leurs eſclaves, du moins ceſſeront-ils d’en être les bourreaux.

On les verra peut-être ſe déterminer à rompre les fers des mères qui auront élevé un nombre conſidérable d’enfans, juſqu’à l’âge de ſix ans. Rien n’égale l’appât de la liberté ſur le cœur de l’homme. Les négreſſes animées par l’eſpoir d’un ſi grand avantage, auquel toutes aſpireroient, & auquel peu parviendroient, feroient ſuccéder à la négligence & au crime, la vertueuſe émulation d’élever des enfans, dont le nombre & la conſervation leur aſſureroit un état tranquille.

Après avoir pris des meſures ſages pour ne pas priver leurs habitations des ſecours que leur offre une fécondité preſque incroyable, ils ſongeront à nourrir, à étendre la culture par la population, & ſans moyens étrangers. Tout les invite à établir ce ſyſtême facile & naturel.

Il y a quelques puiſſances dont les établiſſemens des iſles de l’Amérique acquièrent tous les jours de l’étendue, & il n’y en a aucune dont la maſſe de travail n’augmente continuellement. Ces terres exigent donc de jour en jour un plus grand nombre de bras pour leur exploitation. L’Afrique, où les Européens vont recruter la population de leurs colonies, leur fournit graduellement moins d’hommes ; & en les donnant plus foibles, elle les vend plus cher. Cette mine d’eſclaves s’épuiſera de plus en plus avec le tems. Mais cette révolution dans le commerce fût-elle auſſi chimérique qu’elle paroit prochaine ; il n’en reſte pas moins démontré, qu’un grand nombre d’eſclaves tirés d’une région éloignée périt dans la traversée ou dans un nouvel hémiſphère ; que rendus en Amérique ils reviennent à un très-haut prix ; qu’il y en a peu dont la vie ordinaire ne ſoit abrégée ; & que la plupart de ceux qui parviennent à une vieilleſſe malheureuſe, ſont extrêmement bornés, accoutumés dès l’enfance à l’oiſiveté, ſouvent peu propres aux occupations qu’on leur deſtine, & continuellement déſeſpérés d’être séparés pour toujours de leur patrie. Si le ſentiment ne nous trompe pas, des cultivateurs nés dans les iſles même de l’Amérique, reſpirant toujours leur premier air, élevés ſans autre dépenſe qu’une nourriture peu chère, formés de bonne heure au travail par leurs propres pères, doués d’une intelligence ou d’une aptitude ſingulière pour tous les arts : ces cultivateurs devroient être préférables à des eſclaves vendus, expatriés & toujours forcés.

Le moyen de ſubſtituer aux noirs étrangers, ceux des colonies même, s’offre ſans le chercher. Il ſe réduit à ſoigner les enfans nous qui naiſſent dans les iſles ; à concentrer dans leurs ateliers cette foule d’eſclaves qui promènent leur inutilité, leur libertinage, le luxe & l’inſolence de leurs maîtres dans toutes les villes & les ports de l’Europe ; ſur-tout à exiger des navigateurs qui fréquentent les côtes d’Afrique, qu’ils forment leur cargaiſon d’un nombre égal d’hommes & de femmes, ou même de quelques femmes de plus durant quelques années, pour faire ceſſer plutôt la diſproportion qui ſe trouve entre les deux ſexes.

Cette dernière précaution, en mettant les plaints de l’amour à la portée de tous les nous, les conſoleroit & les multiplieroit. Ces malheureux, oubliant le poids de leurs chaînes, ſe ſentiront renaître. Ils ſont la plupart fidèles juſqu’à la mort aux négreſſes que l’amour & l’eſclavage leur ont données pour compagnes ; ils les traitent avec cette compaſſion que les misérables puiſent mutuellement les uns pour les autres dans la dureté même de leur ſort ; ils les ſoulagent ſous le fardeau de leurs occupations ; ils s’affligent du moins avec elles, lorſque par l’excès du travail, ou par le défaut de nourriture, la mère ne peut offrir à ſon enfant qu’une mamelle tarie ou baignée de ſes larmes. De leur côté, les femmes, quoiqu’on ne leur faſſe pas une obligation d’être chaſtes, ſont inébranlables dans leurs engagemens, à moins que la vanité d’être aimées des blancs ne les rende volages. Malheureuſement c’eſt une tentation d’inconſtance à laquelle elles n’ont que trop ſouvent occaſion de ſuccomber.

Ceux qui ont cherché les cauſes de ce goût pour les négreſſes, qui paroît ſi dépravé dans les Européens, en ont trouvé la ſource dans la nature du climat, qui, ſous la Zone Torride, entraîne invinciblement à l’amour ; dans la facilité de ſatiſfaire ſans contrainte & ſans aſſiduité ce penchant inſurmontable ; dans un certain attrait piquant de beauté qu’on trouve bientôt dans les négreſſes, lorſque l’habitude a familiarisé les yeux avec leur couleur ; ſur-tout dans une ardeur de tempérament qui leur donne le pouvoir d’inſpirer & de ſentir les plus brûlans tranſports. Auſſi ſe vengent-elles, pour ainſi dire, de la dépendance humiliante de leur condition, par les paſſions déſordonnées qu’elles excitent dans leurs maîtres ; & nos courtiſanes en Europe n’ont pas mieux que les eſclaves négreſſes, l’art de conſumer & de renverſer de grandes fortunes. Mais les Africaines l’emportent ſur les Européennes, en véritable paſſion pour les hommes qui les achètent. C’eſt à la fidélité de leur amour qu’on a dû plus d’une fois le bonheur d’avoir découvert & prévenu des conſpirations qui auroient fait ſuccomber tous les oppreſſeurs ſous le couteau de leurs eſclaves. Ce châtiment, ſans doute, étoit bien mérité par la double tyrannie de ces indignes raviſſeurs des biens & de la liberté de tant de peuples.