Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 24

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XXIV. Origine & progrès de l’eſclavage. Argumens imaginés pour le juſtifier. Réponſe à ces argumens.

Car on ne s’avilira pas ici juſqu’à groſſir la liſte ignominieuſe de ces écrivains qui conſacrent leurs talens à juſtifier par la politique ce que réprouve la morale. Dans un ſiècle où tant d’erreurs ſont courageuſement démaſquées, il ſeroit honteux de taire des vérités importantes à l’humanité. Si tout ce que nous avons déjà dit, n’a paru tendre qu’à diminuer le poids de la ſervitude ; c’eſt qu’il falloit ſoulager d’abord des malheureux qu’on ne pouvoit délivrer ; c’eſt qu’il s’agiſſoit de convaincre leurs oppreſſeurs même, qu’ils étoient cruels au préjudice de leurs intérêts. Mais en attendant que de grandes révolutions faſſent ſentir l’évidence de cette vérité, il convient de s’élever plus haut. Démontrons d’avance qu’il n’eſt point de raiſon d’état qui puiſſe autoriſer l’eſclavage. Ne craignons pas de citer au tribunal de la lumière & de la juſtice éternelles, les gouvernemens qui tolèrent cette cruauté, ou qui ne rougiſſent pas même d’en faire la baſe de leur puiſſance.

L’eſclavage eſt l’état d’un homme qui, par la force ou des conventions, a perdu la propriété de ſa perſonne, & dont un maître peut diſpoſer comme de ſa choſe.

Cet odieux état fut inconnu dans les premiers âges. Les hommes étoient tous égaux : mais cette égalité naturelle ne dura pas long-tems. Comme il n’y avoit pas encore de gouvernement régulier établi pour maintenir l’ordre ſocial ; comme il n’exiſtoit alors aucune des profeſſions lucratives que le progrès de la civiliſation a introduites depuis parmi les nations, les plus forts ou les plus adroits s’emparèrent bientôt des meilleurs terreins, & les plus foibles ou les plus bornés furent réduits à ſe ſoumettre à ceux qui pouvoient les nourrir ou les défendre. Cette dépendance étoit tolérable. Dans la ſimplicité des anciennes mœurs, il y avoit peu de diſtinction entre un maître & ſes ſerviteurs. Leur habillement, leur nourriture, leur logement n’étoient guère différens. Si quelquefois le ſupérieur impétueux & violent, comme le ſont généralement les ſauvages, s’abandonnoit à la férocité de ſon caractère, c’étoit un acte paſſager, qui ne changeoit pas l’état habituel des chofes. Mais cet ordre ne tarda pas à s’altérer. Ceux qui commandoient s’accoutumèrent aisément à ſe croire d’une nature ſupérieure à ceux qui leur obéiſſoient. Ils les éloignèrent d’eux & les avilirent. Ce mépris eut des ſuites funeſtes. On s’accoutuma à regarder ces malheureux comme des eſclaves, & ils le devinrent. Chacun en diſpoſa de la manière la plus favorable à ſes intérêts ou à ſes paſſions. Un maître qui n’avoit plus beſoin de leur travail, les vendoit ou les échangeoit. Celui qui en vouloit augmenter le nombre, les encourageoit à ſe multiplier.

Lorſque les ſociétés, devenues plus fortes & plus nombreuſes, connurent les arts & le commerce, le foible trouva un appui dans le magiſtrat, & le pauvre des reſſources dans les différentes branches d’induſtrie. L’un & l’autre ſortirent, par degrés, de l’eſpèce de néceſſité où ils s’étoient trouvés de prendre des fers pour obtenir des ſubſiſtances. L’uſage de ſe mettre au pouvoir d’un autre, devint de jour en jour plus rare ; & la liberté fut enfin regardée comme un bien précieux & inaliénable.

Cependant les loix, encore imparfaites & féroces, continuèrent quelque tems à impoſer la peine de la ſervitude. Comme, dans les tems d’une ignorance profonde, la ſatiſfaction de l’offensé eſt l’unique fin qu’une autorité mal conçue ſe propoſe, on livroit à l’accuſateur ceux qui avoient bleſſé à ſon égard les principes de la juſtice. Les tribunaux ſe décidèrent dans la ſuite par des vues d’une utilité plus étendue. Tout crime leur parut, avec raiſon, un attentat contre la ſociété ; & le malfaiteur devint l’eſclave de l’état, qui en diſpoſoit de la manière la plus avantageuſe au bien public. Alors il n’y eut plus de captifs que ceux que donnoit la guerre.

Avant qu’il y eût une puiſſance établie pour aſſurer l’ordre, les querelles entre les individus étoient fréquentes, & le vainqueur ne manquoit guère de réduire le vaincu en ſervitude. Cette coutume continua longtems dans les démêlés de nation à nation, parce que chaque combattant ſe mettant en campagne à ſes propres frais, il reſtoit le maître des priſonniers qu’il avoit faits lui-même ou de ceux qui, dans le partage du butin, lui étoient donnés pour prix de ſes actions. Mais lorſque les armées furent devenues mercenaires, les gouvernemens, qui faiſoient toutes les dépenſes de la guerre & qui couroient tous les haſards des événemens, s’approprièrent les dépouilles de l’ennemi, dont les priſonniers furent toujours la portion la plus importante. Il fallut alors acheter les eſclaves à l’état, ou aux nations voiſines & ſauvages. Telle fut la pratique des Grecs, des Romains, de tous les peuples qui voulurent multiplier leurs jouiſſances par cet inhumain & barbare uſage.

L’Europe retomba dans le cahos des premiers âges, lorſque les peuples du Nord renversèrent le coloſſe qu’une république guerrière & politique avoit élevé avec tant de gloire. Ces barbares, qui avoient eu des eſclaves dans leurs forêts, les multiplièrent prodigieuſement dans les provinces qu’ils envahirent. On ne réduiſoit pas ſeulement en ſervitude ceux qui étoient pris les armes à la main : cet état humiliant fut le partage de beaucoup de citoyens qui cultivoient dans leurs tranquilles foyers les arts de la paix. Cependant le nombre des hommes libres fut le plus conſidérable dans les contrées aſſujetties, tout le tems que les conquérans furent fidèles au gouvernement qu’ils avoient cru devoir établir, pour contenir leurs nouveaux ſujets & pour les garantir des invaſions étrangères. Mais auſſi-tôt que cette inſtitution ſingulière, qui, d’une nation ordinairement diſpersée, ne faiſoit qu’une armée toujours ſur pied, eut perdu de ſa force ; dès que les heureux rapports, qui uniſſoient les moindres ſoldats de ce corps puiſſant à leur roi ou à leur général, eurent ceſſé d’exiſter : alors ſe forma le ſyſtême d’une oppreſſion univerſelle. Il n’y eut plus de différence bien marquée entre ceux qui avoient conſervé leur indépendance & ceux qui, depuis long-tems, gémiſſoient dans la ſervitude.

Les hommes libres, ſoit qu’ils habitâſſent les villes, ſoit qu’ils vécuſſent à la campagne, ſe trouvoient placés dans le domaine du roi ou ſur les ſortes de quelque baron. Tous les poſſeſſeurs de fiefs prétendirent, dans ces tems d’anarchie, qu’un roturier, quel qu’il fût, ne pouvoit avoir que des propriétés précaires, & qui venoient originairement de leur libéralité. Ce préjugé, le plus extravagant peut-être qui ait affligé l’eſpèce humaine, fit croire à la nobleſſe qu’elle ne pouvoit jamais être injuſte, quelles que fuſſent les obligations qu’elle impoſoit à ces êtres vils.

D’après ces principes, on vouloit qu’il ne leur fût pas permis de s’éloigner, ſans congé, du ſol qui les avoit vu naître. Ils ne pouvoient diſpoſer de leurs biens, ni par teſtament, ni par aucun acte paſſé durant leur vie ; & leur ſeigneur étoit leur héritier néceſſaire, dès qu’ils ne laiſſoient point de poſtérité, ou que cette poſtérité étoit domiciliée ſur un autre territoire. La liberté de donner des tuteurs à leurs enfans leur étoit ôtée ; & celle de ſe marier n’étoit accordée qu’à ceux qui en pouvoient acheter la permiſſion. On craignoit ſi fort que les peuples s’éclairâſſent ſur leurs droits ou leurs intérêts, que la faveur d’apprendre à lire étoit une de celles qui s’accordoient plus difficilement. On les obligea aux corvées les plus humiliantes. Les taxes qu’on leur impoſoit étoient arbitraires, injuſtes, oppreſſives, ennemies de toute activité, de toute induſtrie. Ils étoient obligés de défrayer leur tyran, lorſqu’il arrivoit : leurs vivres, leurs meubles, leurs troupeaux ; tout étoit alors au pillage. Un procès étoit-il commencé, on ne pouvoit pas le terminer par les voies de la conciliation, parce que cet accommodement auroit privé le ſeigneur des droits que devoit lui valoir ſa ſentence. Tout échange, entre particuliers, étoit défendu, à l’époque où le poſſeſſeur du fief vouloit vendre lui-même les denrées qu’ils avoient recueillies ou même achetées. Telle étoit l’oppreſſion ſous laquelle gémiſſoit la claſſe du peuple la moins maltraitée. Si quelques-unes des vexations, dont on vient de voir le détail, étoient inconnues dans certains lieux, elles étoient toujours remplacées par d’autres ſouvent plus intolérables.

Des villes d’Italie, que des haſards heureux avoient miſes en poſſeſſion de quelques branches de commerce, rougirent les premières des humiliations d’un pareil état ; & elles trouvèrent dans leurs richeſſes les moyens de ſecouer le joug de leurs foibles deſpotes. D’autres achetèrent leur liberté des empereurs qui, durant les démêlés ſanglans & interminables qu’ils avoient avec les papes & avec leurs vaſſaux, ſe trouvoient trop heureux de vendre des privilèges que leur poſition ne leur permettoit pas de refuſer. Il y eut même des princes aſſez ſages pour ſacrifier la partie de leur autorité que la fermentation des eſprits leur fît prévoir qu’ils ne tarderoient pas à perdre. Pluſieurs de ces villes reſtèrent iſolés. Un plus grand nombre unirent leurs intérêts. Toutes formèrent des ſociétés politiques gouvernées par des loix que les citoyens eux-mêmes avoient dictées.

Le ſuccès, dont cette révolution dans le gouvernement fut ſuivie, frappa les nations voiſines. Cependant, comme les rois & les barons qui les opprimoient n’étoient pas forcés par les circonſtances de renoncer à leur ſouveraineté, ils ſe contentèrent d’accorder aux villes de leur dépendance des immunités précieuſes & conſidérables. Elles furent autorisées à s’entourer de murs, à prendre les armes, à ne payer qu’un tribut régulier & modéré. La liberté étoit ſi eſſentielle à leur conſtitution, qu’un ſerf qui s’y réfugioit devenoit citoyen, s’il n’étoit réclamé dans l’année. Ces communautés ou corps municipaux proſpérèrent, en raiſon de leur poſition, de leur population, de leur induſtrie.

Tandis que la condition des hommes réputés libres s’amélioroit ſi heureuſement, celle des eſclaves reſtoit toujours la même, c’eſt-à-dire la plus déplorable qu’il fût poſſible d’imaginer. Ces malheureux appartenoient ſi entièrement à leur maître, qu’il les vendoit ou les échangeoit ſelon ſes déſirs. Toute propriété leur étoit refusée, même de ce qu’ils épargnoient, lorſqu’on leur aſſignoit une ſomme fixe pour leur ſubſiſtance. On les mettoit à la torture pour la moindre faute. Ils pouvoient être punis de mort, ſans l’intervention du magiſtrat. Le mariage leur fut long-tems interdit : les liaiſons entre les deux ſexes étoient illégales ; on les ſouffroit, on les encourageoit même : mais elles n’étoient pas honorées de la bénédiction nuptiale. Les enfans n’avoient pas d’autre condition que celle de leur père : ils naiſſoient, ils vivoient, ils mouroient dans la ſervitude. Dans la plupart des cours de juſtice, leur témoignage n’étoit pas reçu contre un homme libre. Ils étoient aſſervis à un habillement particulier ; & cette diſtinction humiliante leur rappelloit à chaque moment l’opprobre de leur exiſtence. Pour comble d’infortune, l’eſprit du ſyſtême féodal contrarioit l’affranchiſſement de cette eſpèce d’hommes. Un maître généreux pouvoit, à la vérité, quand il le vouloit, briſer les fers de ſes eſclaves domeſtiques : mais il falloit des formalités ſans nombre pour changer la condition des ſerfs attachés à la glèbe. Suivant une maxime généralement établie, un vaſſal ne pouvoit pas diminuer la valeur d’un fief qu’il avoit reçu ; & c’étoit la diminuer que de lui ôter ſes cultivateurs. Cet obſtacle devoit ralentir, mais ne pouvoit pas empêcher entièrement la révolution : & voici pourquoi.

Les Germains & les autres conquérans s’étoient approprié d’immenſes domaines, à l’époque de leur invaſion. La nature de ces biens ne permit pas de les démembrer. Dès-lors le propriétaire ne pouvoit pas retenir ſous ſes yeux tous ſes eſclaves ; & il fut forcé de les diſperſer ſur le ſol qu’ils devoient défricher. Leur éloignement empêchant de les ſurveiller, il fut jugé convenable de les encourager par des récompenſes proportionnées à l’étendue & au ſuccès de leur travail. Ainſi, on ajouta à leur entretien ordinaire des gratifications qui étoient communément une portion plus ou moins conſidérable du produit des terres.

Par cet arrangement, les villains formèrent une eſpèce d’aſſociation avec leurs maîtres. Les richeſſes qu’ils acquirent, dans ce marché avantageux, les mirent en état d’offrir une rente fixe des terres qu’on leur confioit, à condition que le ſurplus leur appartiendroit. Comme les ſeigneurs retiraient alors ſans riſque & ſans inquiétude de leurs poſſeſſions autant ou plus de revenu qu’ils n’en avoient anciennement obtenu, cette pratique s’accrédita, & devint peu-à-peu univerſelle. Le propriétaire n’eut plus d’intérêt à s’occuper d’eſclaves qui cultivoient à leurs propres frais, & qui étoient exacts dans leurs paiemens. Ainſi finit la ſervitude perſonnelle.

Il arrivoit quelquefois qu’un entrepreneur hardi, qui avoit jetté des fonds conſidérables dans ſa ferme, en étoit chaſſé, avant d’avoir recueilli le fruit de ſes avances. Cet inconvénient fît qu’on exigea des baux de pluſieurs années. Ils s’étendirent dans la ſuite à la vie entière du cultivateur ; & ſouvent ils furent aſſurés à ſa poſtérité la plus reculée. Alors finit la ſervitude réelle.

Ce grand changement, qui ſe faiſoit, pour ainſi dire, de lui-même, fut précipité par une cauſe qui mérite d’être remarquée. Tous les gouvernemens de l’Europe étoient ariſtocratiques. Le chef de chaque république étoit perpétuellement en guerre avec ſes barons. Hors d’état, le plus ſouvent, de leur réſiſter par la force, il étoit obligé d’appeler les ruſes à ſon ſecours. Celle que les ſouverains employèrent le plus utilement fut de protéger les eſclaves contre la tyrannie de leurs maîtres, & de ſaper le pouvoir des nobles, en diminuant la dépendance de leurs ſujets. Il n’eſt pas, ſans vraiſemblance, que quelques rois favorisèrent la liberté par le ſeul motif d’une utilité générale : mais la plupart furent viſiblement conduits à cette heureuſe politique, plutôt par leur intérêt perſonnel que par des principes d’humanité & de bienfaiſance.

Quoi qu’il en ſoit, la révolution fut ſi entière, que la liberté devint plus générale, dans la plus grande partie de l’Europe, qu’elle ne l’avoit été ſous aucun climat ni dans aucun ſiècle. Dans tous les gouvernemens anciens, dans ceux même qu’on nous propoſe toujours pour modèles, la plupart des hommes furent condamnés à une ſervitude honteuſe & cruelle. Plus les ſociétés acquéroient de lumières, de richeſſes & de puiſſance, plus le nombre des eſclaves s’y multiploit, plus leur ſort étoit déplorable.

Athènes eut vingt ſerfs pour un citoyen. La diſproportion fut encore plus grande à Rome, devenue la maîtreſſe de l’univers. Dans les deux républiques, l’eſclavage fut porté aux derniers excès de la fatigue, de la misère & de l’opprobre. Depuis qu’il eſt aboli parmi nous, le peuple eſt cent fois plus heureux, même dans les empires les plus deſpotiques, qu’il ne le fut autrefois dans les démocraties les mieux ordonnées.

Mais à peine la liberté domeſtique venoit de renaître en Europe, qu’elle alla s’enſevelir en Amérique. L’Eſpagnol, que les vagues vomirent le premier ſur les rivages de ce Nouveau-Monde, ne crut rien devoir à des peuples qui n’avoient, ni ſa couleur, ni ſes uſages, ni ſa religion. Il ne vit en eux que des inſtrumens de ſon avarice, & il les chargea de fers. Ces hommes foibles & qui n’avoient pas l’habitude du travail, expirèrent bientôt dans les vapeurs des mines, ou dans d’autres occupations preſque auſſi meurtrières. Alors, on demanda des eſclaves à l’Afrique. Leur nombre s’eſt accru, à meſure que les cultures ſe ſont étendues. Les Portugais, les Hollandois, les Anglois, les François, les Danois : toutes ces nations, libres ou aſſervies, ont cherché ſans remords une augmentation de fortune dans les ſueurs, dans le ſang, dans le déſeſpoir de ces malheureux. Quel affreux ſyſtême !

La liberté, eſt la propriété de ſoi. On diſtingue trois ſortes de liberté. La liberté naturelle, la liberté civile, la liberté politique : c’eſt-à-dire, la liberté de l’homme, celle du citoyen & celle d’un peuple. La liberté naturelle, eſt le droit que la nature a donné à tout homme de diſpoſer de ſoi, à ſa volonté. La liberté civile, eſt le droit que la ſociété doit garantir à chaque citoyen de pouvoir faire tout ce qui n’eſt pas contraire aux loix. La liberté politique, eſt l’état d’un peuple qui n’a point aliéné ſa ſouveraineté, & qui fait ſes propres loix, ou eſt aſſocié, en partie, à ſa légiſlation.

La première de ces libertés eſt, après la raifon, le caractère diſtinctif de l’homme. On enchaîne & on aſſujettit la brute, parce qu’elle n’a aucune notion du juſte & de l’injuſte, nulle idée de grandeur & de baſſeſſe. Mais en moi la liberté eſt le principe de mes vices & de mes vertus. Il n’y a que l’homme libre qui puiſſe dire, je veux ou je ne veux pas, & qui puiſſe par conſéquent être digne d’éloge ou de blâme.

Sans la liberté, ou la propriété de ſon corps & la jouiſſance de ſon eſprit, on n’eſt ni époux, ni père, ni parent, ni ami. On n’a ni patrie, ni concitoyen, ni dieu. Dans la main du méchant, inſtrument de ſa ſcélérateſſe, l’eſclave eſt au-deſſous du chien que l’Eſpagnol làchoit contre l’Américain : car la confcience qui manque au chien, reſte à l’homme. Celui qui abdique lâchement ſa liberté, ſe voue au remords & à la plus grande miſère qu’un être penſant & ſenſible puiſſe éprouver. S’il n’y a, ſous le ciel, aucune puiſſance qui puiſſe changer mon organiſation & m’abrutir, il n’y en a aucune qui puiſſe diſpoſer de ma liberté. Dieu eſt mon père, & non pas mon maître. Je ſuis ſon enfant, & non ſon eſclave. Comment accorderois-je donc au pouvoir de la politique, ce que je refuſe à la toute puiſſance divine ?

Ces vérités éternelles & immuables, le fondement de toute morale, la baſe de tout gouvernement raiſonnable, ſeront-elles conteſtées ? Oui ! & ce ſera une barbare & ſordide avarice qui aura cette homicide audace. Voyez cet armateur qui, courbé ſur ſon bureau, règle, la plume à la main, le nombre des attentats qu’il peut faire commettre ſur les côtes de Guinée ; qui examine à loiſir, de quel nombre de fuſils il aura beſoin pour obtenir un nègre, de chaînes pour le tenir garotté ſur ſon navire, de fouets pour le faire travailler ; qui calcule, de ſang-froid, combien lui vaudra chaque goutte de ſang, dont cet eſclave arroſera ſon habitation ; qui diſcute ſi la négreſſe donnera plus ou moins à ſa terre par les travaux de ſes foibles mains que par les dangers de l’enfantement. Vous frémiſſez… Eh ! s’il exiſtoit une religion qui tolérât, qui autorisât, ne fut-ce que par ſon ſilence de pareilles horreurs ; ſi occupée de queſtions oiſeuſes ou séditieuſes, elle ne tonnoit pas ſans ceſſe contre les auteurs ou les inſtrumens de cette tyrannie ; ſi elle faiſoit un crime à l’eſclave de briſer ſes fers ; ſi elle ſouffroit dans ſon ſein le juge inique qui condamne le fugitif à la mort : ſi cette religion exiſtoit, n’en faudroit-il pas étouffer les miniſtres ſous les débris de leurs autels ?

Hommes ou démons, qui que vous ſoyez, oſerez-vous juſtifier les attentats contre mon indépendance par le droit du plus fort ? Quoi ! celui qui veut me rendre eſclave n’eſt point coupable ; il uſe de ſes droits. Où ſont-ils ces droits ? Qui leur a donné un caractère aſſez ſacré pour faire taire les miens ? Je tiens de la nature le droit de me défendre ; elle ne t’a pas donc donné celui de m’attaquer. Que ſi tu te crois autorisé à m’opprimer, parce que tu es plus fort & plus adroit que moi ; ne te plains donc pas quand mon bras vigoureux ouvrira ton ſein pour y chercher ton cœur ; ne te plains pas, lorſque, dans tes entrailles déchirées, tu ſentiras la mort que j’y aurai fait paſſer avec tes alimens. Je ſuis plus fort ou plus adroit que toi ; ſois à ton tour victime ; expie maintenant le crime d’avoir été oppreſſeur.

Mais, dit-on, dans toutes les régions & dans tous les ſiècles, l’eſclavage s’eſt plus ou moins généralement établi.

Je le veux : mais que m’importe ce que les autres peuples ont fait dans les autres âges ? Eſt-ce aux uſages des tems où à ſa conſcience qu’il faut en appeler ? Eſt-ce l’intérêt, l’aveuglement, la barbarie, ou la raiſon & la juſtice qu’il faut écouter ? Si l’univerſalité d’une pratique en prouvoit l’innocence, l’apologie des uſurpations, des conquêtes, de toutes les ſortes d’oppreſſions ſeroit achevée.

Mais les anciens peuples ſe croyoient, dit-on, maîtres de la vie de leurs eſclaves ; & nous, devenus humains, nous ne diſpoſons plus que de leur liberté, que de leur travail.

Il eſt vrai. Le cours des lumières a éclairé ſur ce point important les légiſlateurs modernes. Tous les codes, ſans exception, ſe ſont armés pour la conſervation de l’homme même qui languit dans la ſervitude. Ils ont voulu que ſon exiſtence fût ſous la protection du magiſtrat, que les tribunaux ſeuls en puſſent précipiter le terme. Mais cette loi, la plus ſacrée des inſtitutions ſociales, a-t-elle jamais eu quelque force ? L’Amérique n’eſt-elle pas peuplée de colons atroces, qui, uſurpant inſolemment les droits ſouverains, font expier par le fer ou dans la flamme, les infortunées victimes de leur avarice ? À la honte de l’Europe, cette ſacrilège infraction ne reſte-t-elle pas impunie ? Je vous défie, vous, le défenſeur ou le panégyriſte de notre humanité & de notre juſtice, je vous défie de me nommer un des aſſaſſins, un ſeul qui ait porté ſa tête ſur un échafaud.

Suppoſons, je le veux bien, l’obſervation rigoureuſe de ces réglemens qui à votre gré honorent ſi fort notre âge. L’eſclave ſera-t-il beaucoup moins à plaindre ? Eh quoi ! le maître qui diſpoſe de l’emploi de mes forces, ne diſpoſe-t-il pas de mes jours qui dépendent de l’uſage volontaire & modéré de mes facultés ? Qu’eſt-ce que l’exiſtence pour celui qui n’en a pas la propriété ? Je ne puis tuer mon eſclave : mais je puis faire couler ſon ſang goutte à goutte ſous le fouet d’un bourreau ; je puis l’accabler de douleurs, de travaux, de privations ; je puis attaquer de toutes parts & miner ſourdement les principes & les reſſorts de ſa vie ; je puis étouffer par des ſupplices lents le germe malheureux qu’une négreſſe porte dans ſon ſein. On diroit que les loix ne protègent l’eſclave contre une mort prompte, que pour laiſſer à ma cruauté le droit de le faire mourir tous les jours. Dans la vérité, le droit d’eſclavage eſt celui de commettre toutes ſortes de crimes. Ceux qui attaquent la propriété ; vous ne laiſſez pas à votre eſclave celle de ſa perſonne : ceux qui détruiſent la sûreté ; vous pouvez, l’immoler à vos caprices : ceux qui font frémir la pudeur…… Tout mon ſang ſe ſoulève à ces images horribles. Je hais, je fuis l’eſpèce humaine, composée de victimes & de bourreaux ; & ſi elle ne doit pas devenir meilleure, puiſſe-t-elle s’anéantir !

Mais les nègres font une eſpèce d’hommes nés pour l’eſclavage. Ils ſont bornés, fourbes, méchans ; ils conviennent eux-mêmes de la ſupériorité de notre intelligence, & reconnoiſſent preſque la juſtice de notre empire.

Les nègres ſont bornés, parce que l’eſclavage briſe tous les reſſorts de l’âme. Ils ſont méchants, pas aſſez avec vous. Ils ſont fourbes, parce qu’on ne doit pas la vérité à ſes tyrans. Ils reconnoiſſent la ſupériorité de notre eſprit, parce que nous avons perpétué leur ignorance ; la juſtice de nôtre empire, parce que nous avons abusé de leur foibleſſe. Dans l’impoſſibilité de maintenir notre ſupériorité par la force, une criminelle politique s’eſt rejetée ſur la ruſe. Vous êtes preſque parvenus à leur perſuader qu’ils étoient une eſpèce ſingulière, née pour l’abjection & la dépendance, pour le travail & le châtiment. Vous n’avez rien négligé, pour dégrader ces malheureux, & vous leur reprochez enſuite d’être vils.

Mais ces nègres étoient nés eſclaves.

À qui, barbares, ferez-vous croire qu’un homme peut être la propriété d’un ſouverain, un fils, la propriété d’un père ; une femme, la propriété d’un mari ; un domeſtique, la propriété d’un maître ; un nègre, la propriété d’un colon ? Être ſuperbe & dédaigneux qui méconnois tes frères, ne verras-tu jamais que ce mépris rejaillit ſur toi ? Ah ! ſi tu veux que ton orgueil ſoit noble, aie aſſez d’élévation pour le placer dans tes rapports néceſſaires avec ces malheureux que tu avilis. Un père commun, une âme immortelle, une félicité future : voilà la véritable gloire, voilà auſſi la leur.

Mais c’eſt le gouvernement lui-même qui vend les eſclaves.

D’où vient à l’état ce droit ? Le magiſtrat, quelque abſolu qu’il ſoit, eſt-il propriétaire des ſujets fournis à ſon empire ? A-t-il d’autre autorité que celle qu’il tient du citoyen ? Et jamais un peuple a-t-il pu donner le privilège de diſpoſer de ſa liberté ?

Mais l’eſclave a voulu ſe vendre. S’il s’appartient à lui-même, il a le droit de diſpoſer de lui. S’il eſt maître de ſa vie, pourquoi ne le ſeroit-il pas de ſa liberté ? C’eſt à lui à ſe bien apprécier. C’eſt à lui à ſtipuler ce qu’il croit valoir. Celui dont il aura reçu le prix convenu l’aura légitimement acquis.

L’homme n’a pas le droit de ſe vendre, parce qu’il n’a pas celui d’accéder à tout ce qu’un maître injuſte, violent, dépravé pourroit exiger de lui. Il appartient à ſon premier maître, Dieu, dont il n’eſt jamais affranchi. Celui qui ſe vend fait avec ſon acquéreur un pacte illuſoire : car il perd la valeur de lui-même. Au moment qu’il la touche, lui & ſon argent rentrent dans la poſſeſſion de celui qui l’achète. Que poſſède celui qui a renoncé à toute poſſeſſion ? Que peut avoir à ſoi, celui qui s’eſt ſoumis à ne rien avoir ? Pas même de la vertu, pas même de l’honnêteté, pas même une volonté. Celui qui s’eſt réduit à la condition d’une arme meurtrière, eſt un fou & non pas un eſclave.

L’homme peut vendre ſa vie, comme le ſoldat ; mais il n’en peut conſentir l’abus, comme l’eſclave : & c’eſt la différence de ces deux états.

Mais ces eſclaves avoient été pris à la guerre, & ſans nous on les auroit égorgés.

Sans vous, y auroit-il eu des combats ? Les diſſenſions de ces peuples, ne ſont-elles pas votre ouvrage ? Ne leur portez-vous pas des armes meurtrières ? Ne leur inſpirez-vous pas l’aveugle déſir d’en faire uſage ? Vos vaiſſeaux abandonneront-ils ces déplorables plages, avant que la misérable race qui les occupe, ait diſparu du globe ? Et que ne laiſſez-vous le vainqueur abuſer comme il lui plaira de ſa victoire ? Pourquoi vous rendre ſon complice ?

Mais c’étoient des criminels dignes de mort ou des plus grands ſupplices, & condamnés dans leur propre pays à l’eſclavage.

Êtes-vous donc les bourreaux des peuples de l’Afrique ? D’ailleurs qui les avoit jugés ? Ignorez-vous que dans un état deſpotique, il n’y a de coupable que le deſpote ? Le ſujet d’un deſpote eſt, de même que l’eſclave, dans un état contre nature. Tout ce qui contribue à y retenir l’homme, eſt un attentat contre ſa perſonne. Toutes les mains qui l’attachent à la tyrannie d’un ſeul, ſont des mains ennemies. Voulez-vous ſavoir quels ſont les auteurs & les complices de cette violence ? Ceux qui l’environnent. Sa mère, qui lui a donné les premières leçons de l’obéiſſance ; ſon voiſin, qui lui en a tracé l’exemple ; ſes ſupérieurs, qui l’y ont forcé ; ſes égaux, qui l’y ont entraîné par leur opinion. Tous ſont les miniſtres, & les inſtrumens de la tyrannie. Le tyran ne peut rien par lui-même ; il n’eſt que le mobile des efforts que ſont tous ſes ſujets pour s’opprimer mutuellement. Il les entretient dans un état de guerre continuelle qui rend légitimes les vols, les trahiſons, les aſſaſſinats. Ainſi que le ſang qui coule dans ſes veines, tous les crimes partent de ſon cœur & reviennent s’y concentrer. Caligula diſoit que ſi le genre-humain n’avoit qu’une tête, il eût pris plaiſir à la faire tomber ; Socrate auroit dit, que ſi tous les crimes pouvoient ſe trouver ſur une même tête, ce ſeroit celle-là qu’il faudroit abattre.

Mais ils ſont plus heureux en Amérique, qu’ils ne l’étoient en Afrique.

Pourquoi donc ces eſclaves ſoupirent-ils ſans ceſſe après leur patrie ? Pourquoi reprennent-ils leur liberté dès qu’ils le peuvent ? pourquoi préfèrent-ils des déſerts & la ſociété des bêtes féroces à un état qui vous paroît ſi doux ? Pourquoi le déſeſpoir les porte-t-il à ſe défaire ou à vous empoiſonner ? Pourquoi leurs femmes ſe font-elles ſi ſouvent avorter, afin que leurs enfans ne partagent pas leur triſte deſtinée ? Lorſque vous nous parlez de la félicité de vos eſclaves, vous vous mentez à vous-même ou vous nous trompez. C’eſt le comble de l’extravagance de vouloir tranſformer en un acte d’humanité, une ſi étrange barbarie.

Mais en Europe, comme en Amérique, les peuples ſont eſclaves. L’unique avantage que nous ayons ſur les nègres, c’eſt de pouvoir rompre une chaîne pour en prendre une autre.

Il n’eſt que trop vrai. La plupart des nations ſont dans les fers. La multitude eſt généralement ſacrifiée aux paſſions de quelques oppreſſeurs privilégiés. On ne connoît guère de région où un homme puiſſe ſe flatter d’être le maître de ſa perſonne, de diſpoſer à ſon gré de ſon héritage, de jouir paiſiblement des fruits de ſon induſtrie. Dans les contrées même le moins aſſervies, le citoyen, dépouillé du produit de ſon travail par les beſoins ſans ceſſe rennaiſſans d’un gouvernement avide ou obéré, eſt continuellement gêné ſur les moyens les plus légitimes d’arriver au bonheur. Par-tout, des ſuperſtitions extravagantes, des coutumes barbares, des loix ſurannées étouffent la liberté. Elle renaîtra, ſans doute, un jour de ſes cendres. À meſure que la morale & la politique feront des progrès, l’homme recouvrera ſes droits. Mais pourquoi faut-il, qu’en attendant ces tems heureux, ces ſiècles de lumière & de proſpérité, il y ait des races infortunées à qui l’on refuſe juſqu’au nom conſolant & honorable d’hommes libres, à qui l’on raviſſe juſqu’à l’eſpoir de l’obtenir, malgré l’inſtabilité des événemens ? Non, quoi qu’on en puiſſe dire, la condition de ces infortunés n’eſt pas la même que la nôtre.

Le dernier argument qu’on ait employé pour juſtifier l’eſclavage, a été de dire que c’étoit le ſeul moyen qu’on eût pu trouver, pour conduire les nègres à la béatitude éternelle par le grand bienfait du baptême.

O débonnaire Jéſus, euſſiez-vous prévu qu’on feroit ſervir vos douces maximes à la juſtification de tant d’horreur ! Si la religion, chrétienne autorifoit ainſi l’avarice des empires, il faudroit en proſcrire à jamais les dogmes ſanguinaires. Qu’elle rentre dans le néant, ou qu’à la face de l’univers, elle déſavoue les atrocités dont on la charge. Que ſes miniſtres ne craignent pas de montrer trop d’enthouſiaſme, dans un tel ſujet. Plus leur âme s’enflammera, mieux ils ſerviront leur cauſe. Leur crime ſeroit de reſter calmes & leur tranſport ſera ſageſſe.

Le défenſeur de l’eſclavage trouvera, nous n’en doutons point, qu’on n’a pas donné à ſes raiſons toute l’énergie dont elles étoient ſuſceptibles. Cela pourroit être. Quel eſt l’homme de bien qui proſtitueroit ſon talent à la défenſe de la plus abominable des cauſes, qui emploieroit ſon éloquence, s’il en avoit, à la juſtification de mille aſſaſſinats commis, de mille aſſaſſinats prêts à commettre ? Bourreau de tes frères, prends toi-même la plume, ſi tu l’oſes, calme le trouble de ta conſcience, & endurcis tes complices dans leur crime. J’aurois pu repouſſer avec plus de force & plus d’étendue les argumens que j’avois à combattre ; mais en valoient-ils la peine ? Doit-on de grands efforts, toute la contention de ſon eſprit, à celui qui parle de mauvaiſe-foi ? Le mépris du ſilence ne conviendroit-il pas mieux que la diſpute avec celui qui plaide pour ſon intérêt contre la juſtice, contre ſa propre conviction ? J’en ai trop dit pour l’homme honnête & ſenſible ; je n’en dirois jamais allez pour le commerçant inhumain.

Hâtons-nous donc de ſubſtituer à l’aveugle férocité de nos pères les lumières de la raiſon, & les ſentimens de la nature. Briſons les chaînes de tant de victimes de notre cupidité, duſſions-nous renoncer à un commerce qui n’a que l’injuſtice pour baſe, & que le luxe pour objet.

Mais non. Il n’eſt pas néceſſaire de faire le ſacrifice de productions que l’habitude nous a rendues ſi chères. Vous pourriez les tirer de l’Afrique même. Les plus importantes y croiſſent naturellement, & il ſeroit facile d’y naturaliſer les autres. Qui peut douter que des peuples qui vendent leurs enfans pour ſatiſfaire quelques fantaiſies paſſagères, ne ſe déterminâffent à cultiver leurs terres, pour jouir habituellement de tous les avantages d’une ſociété vertueuſe & bien ordonnée ?

Il ne feroit pas même peut-être impoſſible d’obtenir ces productions de vos colonies, ſans les peupler d’eſclaves. Ces denrées pourſoient être cueillies par des mains libres, & dès-lors conſommées ſans remords.

Pour atteindre à ce but, regardé ſi généralement comme chimérique, il ne faudroit pas, ſelon les idées d’un homme éclairé, faire tomber les fers des malheureux qui ſont nés dans la ſervitude, ou qui y ont vieilli. Ces hommes ſtupides qui n’auroient pas été préparés à un changement d’état, ſeroient incapables de ſe conduire eux-mêmes. Leur vie ne ſeroit qu’une indolence habituelle, ou un tiſſu de crimes. Le grand bienfait de la liberté doit être réſervé pour leur poſtérité, & même avec quelques modifications. Juſqu’à leur vingtième année, ces enfans appartiendront au maître dont l’atelier leur aura ſervi de berceau, afin qu’il puiſſe être payé des frais qu’il aura été obligé de faire pour leur conſervation. Les cinq années ſuivantes, ils ſeront obligés de le ſervir encore, mais pour un ſalaire fixé par la loi. Après ce terme, ils ſeront indépendans, pourvu que leur conduite n’ait pas mérité de reproche grave. S’ils s’étoient rendus coupables d’un délit de quelque importance, le magiſtrat les condamneroit aux travaux publics pour un tems plus ou moins conſidérable. On donnera aux nouveaux citoyens une cabane avec un terrein ſuffiſant pour créer un petit jardin ; & ce ſera le fiſc qui fera la dépenſe de cet établiſſement, Aucun règlement ne privera ces hommes devenus libres de la faculté d’étendre la propriété qui leur aura été gratuitement accordée. Mettre ces entraves injurieuſes à leur activité, à leur intelligence, ſeroit vouloir perdre follement le fruit d’une inſtitution louable.

Cet arrangement produiroit, ſelon les apparences, les meilleurs effets. La population des noirs, actuellement arrêtée par le regret de ne donner le jour qu’à des êtres voués à l’infortune & à l’infamie, fera des progrès rapides. Elle recevra les ſoins les plus tendres de ces mêmes mères qui trouvoient ſouvent des délices inexprimables à l’étouffer ou à la voir périr. Ces hommes accoutumés à l’occupation dans l’attente d’une liberté aſſurée, & qui n’auront pas une poſſeſſion aſſez vaſte pour leur ſubſiſtance, vendront leurs ſueurs à qui voudra ou pourra les payer. Leurs journées ſeront plus chères que celles des eſclaves, mais elles ſeront auſſi plus fructueuſes. Une plus grande maſſe de travail donnera une plus grande abondance de productions aux colonies, que leurs richeſſes mettront en état de demander plus de marchandiſes à la métropole.

Craindroit-on que la facilité de ſubſiſter ſans agir, ſur un ſol naturellement fertile, de ſe paſſer de vêtemens ſous un ciel brûlant, plongeât les hommes dans l’oiſiveté ? Pourquoi donc les habitans de l’Europe ne ſe bornent-ils pas aux travaux de première néceſſité ? Pourquoi s’épuiſent-ils dans des occupations laborieuſes, qui ne ſatiſfont que des fantaiſies paſſagères ? Il eſt parmi nous mille profeſſions plus pénibles les unes que les autres, qui ſont l’ouvrage de nos inſtitutions. Les loix ont fait éclore ſur la terre un eſſaim de beſoins factices, qui n’auroient jamais exiſté ſans elles. En diſtribuant toutes les propriétés au gré de leur caprice, elles ont aſſujetti une infinité d’hommes à la volonté impérieuſe de leurs ſemblables, au point de les faire chanter & danſer pour vivre. Vous avez parmi vous des êtres faits comme vous, qui ont conſenti à s’enterrer ſous des montagnes pour vous fournir des métaux, du cuivre qui vous empoiſonne peut-être : pourquoi voulez-vous que des nègres ſoient moins dupes, moins fous que des Européens ?

En rendant à ces malheureux la liberté, ayez foin de les aſſervir à vos loix & à vos mœurs, de leur offrir vos ſuperfluités. Donnez-leur une patrie, des intérêts à combiner, des productions à faire naître, une conſommation analogue à leurs goûts ; & vos colonies ne manqueront pas de bras, qui, ſoulagés de leurs chaînes, en ſeront plus actifs & plus robuſtes.

Pour renverſer l’édifice de l’eſclavage, étayé par des paſſions ſi univerſelles, par des loix ſi authentiques, par la rivalité de nations ſi puiſſantes, par des préjugés plus puiſſans encore, à quel tribunal porterons-nous la cauſe de l’humanité, que tant d’hommes trahiſſent de concert ? Rois de la terre, vous ſeuls pouvez faire cette révolution. Si vous ne vous jouez pas du reſte des humains : ſi vous ne regardez pas la puiſſance des ſouverains comme le droit d’un brigandage heureux, & l’obéiſſance des ſujets comme une ſurpriſe faite à l’ignorance, penſez à vos devoirs. Refuſez le ſceau de votre autorité au trafic infâme & criminel d’hommes convertis en vils troupeaux, & ce commerce diſparoîtra. Réuniſſez une fois pour le bonheur du monde, vos forces & vos projets ſi ſouvent concertés pour ſa ruine. Que ſi quelqu’un d’entre vous oſoit fonder ſur la généroſité de tous les autres l’eſpérance de ſa richeſſe & de ſa grandeur, c’eſt un ennemi du genre humain qu’il faut détruire. Portez chez lui le fer & le feu. Vos armées ſe rempliront du ſaint enthouſiaſme de l’humanité. Vous verrez alors quelle différence met la vertu entre des hommes qui ſecourent des opprimés, & des mercenaires qui ſervent des tyrans.

Que dis-je ? ceſſons de faire entendre la voix inutile de l’humanité aux peuples & à leurs maîtres : elle n’a peut-être jamais été conſultée dans les opérations publiques. Eh bien ! ſi l’intérêt a ſeul des droits ſur votre âme, nations de l’Europe, écoutez-moi encore. Vos eſclaves n’ont beſoin ni de votre généroſité, ni de vos conſeils, pour briſer le joug ſacrilège qui les opprime. La nature parle plus haut que la philoſophie & que l’intérêt. Déjà ſe ſont établies deux colonies de nègres fugitifs, que les traités & la force mettent à l’abri de vos attentats. Ces éclairs annoncent la foudre, & il ne manque aux nègres qu’un chef aſſez courageux, pour les conduire à la vengeance & au carnage.

Où eſt-il, ce grand homme, que la nature doit à ſes enfans vexés, opprimés, tourmentés ? Où eſt-il ? Il paroîtra, n’en doutons point, il ſe montrera, il lèvera l’étandard ſacré de la liberté. Ce ſignal vénérable raſſemblera autour de lui les compagnons de ſon infortune. Plus impétueux que les torrens, ils laiſſeront par-tout les traces ineffaçables de leur juſte reſſentiment. Eſpagnols, Portugais, Anglois, François, Hollandois, tous leurs tyrans deviendront la proie du fer & de la flamme. Les champs Américains s’enivreront avec tranſport d’un ſang qu’ils attendoient depuis ſi long-tems, & les oſſemens de tant d’infortunés entaſſés depuis trois ſiècles, treſſailliront de joie. L’ancien monde joindra ſes applaudiſſemens au nouveau. Par-tout on bénira le nom du héros qui aura rétabli les droits de l’eſpèce humaine, par-tout on érigera des trophées à ſa gloire. Alors diſparoîtra le code noir, & que le code blanc ſera terrible, ſi le vainqueur ne conſulte que le droit de repréſailles !

En attendant cette révolution, les nègres gémiſſent ſous le joug des travaux, dont la peinture ne peut que nous intéreſſer de plus en plus à leur deſtinée.