Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 25

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XXV. Les terres de l’archipel Américain ont été cultivées juſqu’ici avec négligence.

Le ſol des iſles de l’Amérique a très-peu de rapport avec le nôtre. Ses productions ſont très-différentes, ainſi que la manière de les cultiver. À l’exception de quelques graines potagères, on n’y enſemence rien, tout s’y plante.

Comme le tabac fut la première production dont on s’occupa, que ſes racines ne prennent point de profondeur, & que la moindre écorchure la fait périr, on n’employa qu’un ſimple grattoir pour préparer les terres qui devoient la recevoir, & pour extirper les mauvaiſes herbes qui l’auroient étouffée. Cet uſage dure encore.

Lorſqu’on s’éleva à des cultures qui exigeoient plus de façons, & qui étoient moins délicates, on eut recours à la houe pour labourer & pour ſarcler : mais elle ne fut pas employée ſur tout l’eſpace qui devoit être mis en valeur. On ſe contenta de creuſer un trou pour placer la plante.

L’inégalité du terrein, le plus communément rempli de coteaux, donna vraiſemblablement naiſſance à cet uſage. On put craindre que des pluies, qui tombent toujours en torrens, ne ruinâſſent par des ravines, les terres remuées. L’indolence & le défaut des moyens, dans les premiers tems, étendirent cette pratique aux plaines les plus unies, & l’habitude la conſacra. Perſonne ne ſongeoit à s’en écarter. Enfin quelques colons, aſſez hardis pour s’élever au-deſſus du préjugé, ont imaginé de ſe ſervir de la charrue ; & il eſt vraiſemblable que cette méthode deviendra générale par-tout où elle ſera praticable. Il n’eſt rien qui ne porte à le déſirer & à l’eſpérer.

Toutes les terres des iſles étoient vierges, lorſque les Européens entreprirent de les défricher. Les premières occupées donnent depuis long-tems moins de productions qu’on n’en retiroit au commencement. Celles qu’on a miſes ſucceſſivement en valeur, participent de cet épuiſement plus ou moins, en raiſon de l’époque de leur défrichement. Quelle qu’ait été leur fertilité dans l’origine, toutes la perdent avec le tems ; & bientôt elles ceſſeront de répondre aux travaux des cultivateurs, ſi l’art ne vient au ſecours de la nature.

C’eſt un principe d’agriculture, généralement avoué par les phyſiciens, que la terre n’eſt vraiment productive, qu’autant qu’elle peut recevoir les influences de l’air & de tous les météores dirigés par ce puiſſant agent, tels que les brouillards, les rosées, les pluies. C’eſt aux labours, & à des labours fréquens, à lui procurer cet avantage : les iſles le réclament avec inſtance & ſans délai. C’eſt la ſaiſon humide qu’il faut choiſir pour remuer ces terres, dont la séchereſſe arrêteroit la fécondité. La pratique de la charrue ne ſauroit avoir d’inconvénient dans les campagnes bien égales. On préviendroit le danger de voir les terreins en pente ravagés par les orages, en faiſant les labours tranſverſalement ſur une ligne qui croiſeroit celle de la pente des coteaux. Si la pente étoit ſi rapide, que les terres, miſes en valeur, puſſent être entraînées malgré les ſillons, on ajouteroit d’eſpace en eſpace, & dans le même ſens, de petites ſaignées plus profondes, qui romproient en partie la force & la viteſſe que la roideur des collines ajoute à la chute des groſſes pluies.

L’utilité de la charrue ne ſe borneroit pas à procurer aux plantes plus de ſuc végétal. Elle aſſureroit encore leurs produits. Les iſles ſont le pays des inſectes. Leur multiplication y eſt favorisée par une chaleur continuelle, & ils ſe ſuccèdent ſans interruption. On connoît l’étendue des ravages qu’ils font. Des labours fréquens & ſucceſſifs fatigueroient ces eſpèces dévorantes, troubleroient leur reproduction, en feroient beaucoup périr, & détruiroient la plupart de leurs œufs. Peut-être ce moyen ne ſeroit-il pas ſuffiſant contre les rats que les vaiſſeaux ont apportés d’Europe en Amérique, où ils ſe ſont tellement multipliés, qu’ils détruiſent ſouvent un tiers des récoltes. On pourroit appeler au ſecours l’activité des eſclaves, & encourager leur vigilance par quelque gratification.

La pratique du labourage paroîtroit devoir amener l’uſage des engrais, déjà connu ſur la plupart des côtes. Celui qu’on emploie ſe nomme varech. C’eſt une eſpèce de plante marine, qui, au tems de ſa maturité, ſe détachant des eaux, eſt portée au rivage par le mouvement des ondes. Il eſt un grand principe de fécondité : mais employé ſans préparation, il communique au ſucre une âpreté déſagréable, qui doit venir des ſels imprégnés de parties huileuſes qui abondent dans les plantes marines. Peut-être ne faudroit-il, pour faire ceſſer cette amertume, que brûler la plante & l’employer en cendres. Les ſels dégagés par cette opération des parties huileuſes, & bien triturés par la végétation, circuleroient plutôt dans la canne de ſucre, & lui porteroient des ſucs plus purs.

Les terres intérieures n’ont commencé que depuis peu à être fumées. Le beſoin étendra cette pratique indiſpenſable ; & avec le tems, le ſol d’Amérique recevra les mêmes ſecours que le ſol d’Europe : mais avec plus de difficulté. Dans des iſles, où les troupeaux ne ſont pas nombreux, & n’ont même que très-rarement le ſecours des étables, il faudra recourir à d’autres engrais, & les multiplier le plus qu’il fera poſſible, pour ſuppléer à la qualité par l’abondance. La plus grande reſſource ſera toujours dans les mauvaiſes herbes, dont il faut débarraſſer continuellement les plantes utiles. On les ramaſſera, on les fera pourrir. Les colons qui cultivent le café ont donné l’exemple de cette méthode, mais avec l’indolence que la chaleur du climat répand dans le travail même. Ils ont accumulé des herbes au pied des cafiers, ſans voir que ces herbes, qu’on ne prenoit pas même la peine de couvrir de terre, échauffoient l’arbre & ſervoient d’afyle à des inſectes qui le dévoroient. On n’a guère été moins négligent dans le ſoin des troupeaux.

Tous les quadrupèdes domeſtiques de l’Europe ont été portés en Amérique par les Eſpagnols ; & c’eſt de leurs établiſſemens que les colonies des autres nations les ont tirés. À l’exception du cochon qui, fait pour réuſſir dans les régions abondantes en fruit aquatiques, en inſectes, en reptiles, eſt devenu plus grand & d’un meilleur goût, ces animaux ont tous dégénéré, & l’on n’en trouve dans les iſles que de très-petites races. Quoique le vice du climat puiſſe avoir quelque part à cette dégradation, le défaut de ſoin en eſt peut-être la principale cauſe. Ils couchent toujours en plein champ. On ne leur donne jamais ni ſon ni avoine, & ils ſont au verd toute l’année. On leur refuſe juſqu’à l’attention de diviſer les prairies en pluſieurs quartiers, pour les faire paſſer alternativement de l’un dans l’autre. Ils paiſſent toujours ſur le même eſpace, ſans laiſſer à l’herbe le tems de renaître. Ces fourrages ne peuvent avoir qu’un ſuc aqueux & foible. Une végétation trop prompte les empêche d’être ſuffiſamment digérés par la nature. Auſſi les animaux deſtinés à la nourriture des hommes ne donnent-ils qu’une chair coriace & ſans ſubſtance.

Ceux qu’on réſerve aux divers travaux, ne rendent qu’à peine un foible ſervice. Les bœufs ne traînent que de légers fardeaux, & ne les traînent pas toute la journée. Ils ſont toujours au nombre de quatre. On ne les attelle pas par la tête, mais par le col, à la manière d’Eſpagne. Ce n’eſt pas l’aiguillon, c’eſt le fouet qui les excite. Deux conducteurs règlent leur marche.

Lorſque les chemins ne permettent pas l’uſage des voitures, les bœufs ſont remplacés par les mulets. Ceux-ci ſont bâtés d’une manière plus ſimple qu’en Europe, mais beaucoup moins ſolide. On leur met ſur le dos un paillaſſon auquel on ſuſpend deux crochets de chaque côté, pris au haſard dans les bois. Ainſi équipés, ils portent au plus la moitié de ce que portent les nôtres, & font la moitié moins de chemin.

Le pas des chevaux n’eſt pas ſi lent. Ils ont conſervé quelque choſe de la viteſſe, du feu, de la docilité des chevaux Andalous, dont ils tirent leur origine : mais leurs forces ne répondent pas à leur ardeur. On eſt réduit à les multiplier beaucoup, pour en tirer le ſervice qu’un petit nombre rendroit en Europe. Il faut en atteler trois ou quatre aux voitures extrêmement légères, dont les habitans aisés ſe ſervent pour des courſes, qu’ils appellent des voyages, & qui ne ſeroient chez nous que des promenades.

On auroit empêché, retardé ou diminué la dégradation des animaux aux iſles, ſi on eût eu l’attention de les renouveler par des races étrangères. Des étalons, venus des contrées plus froides ou plus chaudes, auroient corrigé à un certain point l’influence de la température, de la nourriture, de l’éducation. Avec les femelles du pays, ils auroient produit de nouvelles races d’autant meilleures, qu’ils ſeroient partis d’un climat plus différent de celui où ils auroient été portés.

Il eſt bien extraordinaire qu’une idée ſi ſimple ne ſoit venue à aucun colon ; & qu’il n’y ait eu aucune légiſlation aſſez occupée de ſes intérêts pour ſubſtituer dans ſes établiſſemens le bœuf à boſſe au bœuf commun. Tous les gens inſtruits doivent ſe rappeler que le bœuf à boſſe a le poil plus doux & plus luſtré, le naturel moins lourd, moins brut que notre bœuf, & une intelligence, une docilité fort ſupérieures. Il eſt léger à la courſe, & il peut ſuppléer au cheval, puiſqu’on le monte. Il ſe plaît autant dans les contrées méridionales, que celui dont nous nous ſervons aime les zones froides ou tempérées. On ne connoît que cette race dans les iſles orientales, & dans la plus grande partie de l’Afrique. Si l’habitude prenoit moins d’empire qu’elle n’en a communément, même ſur les gouvernemens les plus éclairés, on auroit vu que cet animal utile convenoit ſingulièrement au grand archipel de l’Amérique, & qu’il n’y avoit rien de ſi aisé que de le tirer à peu de frais de la côte d’Or, ou de celle d’Angole.

Deux riches cultivateurs également frappés, l’un à la Barbade, l’autre à Saint-Domingue, de la foibleſſe des animaux de trait & de charge dont ils trouvoient l’uſage établi, ont tenté de leur ſubſtituer le chameau. Cette expérience faite autrefois ſans ſuccès au Pérou par les Eſpagnols, n’a pas été heureuſe & ne devoit pas l’être. Il eſt connu que le chameau, quoique naturel aux pays chauds, craint les chaleurs exceſſives, & qu’il peut auſſi peu réuſſir, auſſi peu ſe perpétuer ſous le ciel brûlant de la Zone Torride, que dans les zones tempérées. On auroit mieux fait de ſe tourner du côté du buffle.

Le buffle eſt un animal très-ſale & d’un naturel violent. Il a des fantaiſies bruſques & fréquentes. Son cuir eſt ſolide, léger, preſque impénétrable, & ſa corne propre à beaucoup d’uſages. On trouve ſa chair noire & dure, déſagréable au goût & à l’odorat. Le lait de la femelle eſt moins doux, mais plus abondant que celui de la vache. Nourri comme le bœuf, avec lequel il a une reſſemblance marquée, il le ſurpaſſe prodigieuſement en force & en viteſſe. Deux buffles enchaînés à un charriot, au moyen d’un anneau qu’on leur paſſe dans le nez, traînent autant que quatre bœufs des plus vigoureux, & en moitié moins de tems. Ils doivent cette double ſupériorité à l’avantage d’avoir les jambes plus hautes, & une maſſe de corps plus conſidérable, dont tout le poids eſt employé à tirer, parce que leur cou & leur tête ſe portent naturellement en bas. Comme cet animal eſt originaire de la Zone Torride, & qu’il eſt plus gros, plus fort, plus docile à meſure qu’il habite des pays plus chauds, on n’a jamais dû douter qu’il ne pût être d’une grande utilité dans les Antilles, & qu’il ne s’y perpétuât aisément. Il faut le croire, ſur-tout depuis les heureuſes expériences qui ont été faites à la Guyane.

L’indolence & la routine qui ont empêché la propagation des animaux domeſtiques, n’ont pas moins arrêté le ſuccès de la tranſplantation de nos végétaux. On a porté ſucceſſivement aux iſles, pluſieurs eſpèces d’arbres fruitiers. Ceux qui n’ont pas péri, ſont des eſpèces de ſauvageons dont les fruits ne ſont ni beaux, ni bons. La plupart ont dégénéré fort vite ; parce qu’on les a abandonnés à la force d’une végétation, toujours active, toujours excitée par la rosée abondante des nuits, par les vives chaleurs du jour, double principe de fécondité. Peut-être un obſervateur intelligent en auroit-il ſu profiter pour ſe procurer des fruits paſſables : mais on ne trouve pas de ces hommes dans les colonies. Si nos plantes potagères y ont réuſſi ; ſi elles ſont toujours renaiſſantes, toujours vertes, toujours mures ; c’eſt qu’elles n’ont pas eu à lutter contre le climat où elles rencontroient une terre humide & pâteuſe qui leur eſt propre ; c’eſt qu’elles n’exigeoient pas le moindre ſoin. Les ſueurs des eſclaves arroſent des productions plus utiles.