Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 11

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XI. Importance, gouvernement, population, cultures & autres travaux de Cuba.

Elle dut ſa renaiſſance au pilote Alaminos, qui le premier paſſa, en 1519, le canal de Bahama, en allant porter à Charles Quint les premières nouvelles des ſuccès de Cortès. On ne tarda pas à comprendre que ce ſeroit la ſeule route convenable pour les vaiſſeaux qui voudroient ſe rendre du Mexique en Europe ; & la Havane fut bâtie pour les recevoir. L’utilité de ce port fameux s’étendit depuis aux bâtimens expédiés de Porto-Belo & de Carthagène. Tous y relâchoient & s’y attendoient réciproquement pour arriver enſemble avec plus d’appareil ou de sûreté dans la métropole. Les dépenſes prodigieuſes que faiſoient, durant leur séjour, des navigateurs chargés des plus riches tréſors de l’univers, jetèrent un argent immenſe dans cette ville, qui elle-même étoit forcée d’en verſer une partie dans les campagnes plus ou moins éloignées qui la nourriſſoient. De cette manière, Cuba eut quelques principes de vie, tandis que les autres iſles ſoumiſes à la même domination, reſtoient dans le néant où la conquête les avoit plongées.

Pour accélérer les progrès trop lents de cet établiſſement, on forma, en 1735, une aſſociation particulière. Les fonds de la nouvelle ſociété étoient d’un million de piaſtres fortes, ou de 5 400 000 liv. Il fut partagé en deux mille actions, dont cent appartenoient à la couronne. Son privilège étoit excluſif. Elle eut des facteurs à Cadix : mais c’étoit Cuba même qui étoit le ſiège du monopole.

Les directeurs, éloignés de la métropole, ne s’occupèrent que de leur fortune particulière. Ils commirent des malverſations ſans nombre ; & le corps dont ils conduiſoient les intérêts ſe trouva ſi complètement ruiné, après vingt-cinq ans, qu’il ne lui fut plus poſſible de continuer ſes opérations. Alors le gouvernement autoriſa quelques négocians à faire ce commerce ; & en 1765, on ouvrit à tous les Eſpagnols une poſſeſſion qui n’auroit jamais dû leur être fermée.

Un gouverneur qui a le titre de capitaine général, préſide maintenant à la colonie. Il décide de tout ce qui appartient au civil & au militaire : mais un intendant régit les finances. Des Magiſtrats dont les ſentences peuvent être infirmées par l’Audience de Saint-Domingue, rendent la juſtice dans les dix-huit juriſdictions qui partagent l’iſle.

C’eſt la ville de Cuba qui eſt le ſiège de l’évêque & de ſon chapitre. Ni eux, ni les autres membres du clergé, ne perçoivent la dixme. Comme dans le reſte du Nouveau-Monde, elle appartient à la couronne : mais, ainſi qu’ailleurs, ſans être une reſſource pour le fiſc. La colonie compte vingt-trois couvens d’hommes & trois de femmes, dont, ſelon l’évaluation la plus modérée, les biens ſont eſtimés 14 589 590 livres. Dans ce calcul ne ſont pas compris les fonds de l’ordre de Saint-Jean-de-Dieu, deſtinés à des objets d’utilité publique.

Les enfans trouvent une éducation bonne ou mauvaiſe dans la plupart des cloîtres. Il y a même, depuis 1728, à la Havane, une univerſité qui a 37 800 livres de revenu, & moins de deux cens élèves.

Dix-neuf hôpitaux ſont répandus dans l’iſle ; & là, comme ailleurs, on n’eſt d’accord ni ſur l’utilité, ni ſur la meilleure forme de ces établiſſemens. Hélas ! en fait d’adminiſtration tout eſt donc encore problématique ; & les queſtions qui touchent au bonheur de l’eſpèce humaine, ſont peut-être celles qui ont été le moins réſolues.

Les pays prétendus policés du globe ſont couverts d’hommes pareſſeux, qui trouvent plus doux de tendre la main dans les rues, que de ſe ſervir de leurs bras dans les ateliers. Certes, notre deſſein n’eſt pas d’endurcir les cœurs : mais nous prononcerons, ſans balancer, que ces misérables ſont autant de voleurs du véritable pauvre, & que celui qui leur donne des ſecours ſe rend leur complice. La connoiſſance de leur hypocriſie, de leurs vices, de leurs débauches, de leurs nocturnes ſaturnales, affoiblit la commisération qui eſt due à l’indigence réelle. On ſouffre, ſans doute, à priver un citoyen de ſa liberté, la ſeule choſe qu’il poſſède, & d’ajouter la priſon à la misère. Cependant, celui qui préfère la condition abjecte de mendiant à un afyle où il trouveroit le vêtement & la nourriture à côté du travail, eſt un vicieux qu’il faut y conduire par la force. Il y a beaucoup de pays où, par un ſentiment de compaſſion mal raiſonné, on n’enferme pas les mendians de profeſſion. L’adminiſtration de ces pays montre en cela plus d’humanité que de lumières.

Mais indépendamment de la mendicité qu’entraîne l’eſprit de pareſſe, il faut qu’il y ait des pauvres ſans nombre par-tout où il y a ſans nombre des hommes qui n’ont que leurs bras à oppoſer à la misère. Pour tous ces malheureux, un jour de maladie eſt un jour d’indigence. Tout vieillard eſt un pauvre. Tout eſtropié par accident ou maléficié par nature, jeune ou vieux, eſt un pauvre. Tout ouvrier, tout ſoldat, tout matelot, hors de ſervice ou hors d’état de ſervir, eſt un pauvre. La pauvreté engendre la pauvreté ; ne fût-ce que par l’impoſſibilité où ſe trouve le pauvre de donner aucune ſorte d’éducation ou d’induſtrie à ſes enfans. Un grand incendie, une inondation, une grêle, un long & rigoureux hiver, une épidémie, une diſette, une guerre, de grandes & ſubites réductions de rentes, des faillites, de mauvaiſes, quelquefois même de bonnes opérations de finance, l’invention d’une nouvelle machine : toutes les cauſes qui privent les citoyens de leur état & ſuſpendent ou diminuent bruſquement les travaux journaliers, font éclore en un inſtant une foule incroyable de pauvres.

Cependant, qui ſont tant d’infortunés réduits innocemment & peut-être par l’injuſtice de nos loix conſtitutives à une indigence inévitable ? Des hommes utiles qui ont cultivé les terres, taillé la pierre, conſtruit nos édifices, nourri nos enfans, fouillé nos mines & nos carrières, défendu la patrie, ſecondé le génie, ſervi l’induſtrie dans toutes ſes branches.

Pour ſecourir ces êtres intéreſſans, on a imaginé les hôpitaux. Mais ces établiſſemens rempliſſent-ils le but de leur inſtitution ? Preſque par-tout, ils ont une foule de vices moraux & phyſiques, qui, dans leur état actuel, font mettre en doute leur utilité.

Des ſecours particuliers & momentanés, ſagement diſpensés par le gouvernement dans le tems de grandes calamités populaires, vaudroient peut-être mieux que des hôpitaux entretenus à perpétuité. Ils préviendroient la mendicité, & les hôpitaux ne font que la fomenter. Ces aſyles du malheur ſont preſque par-tout dotés en biens fonds. Cette nature de propriété eſt ſujette à trop d’embarras & d’infidélité dans ſa geſtion, à trop de viciſſitudes dans ſes produits. Les adminiſtrateurs en ſont permanens. De-là le zèle ſe ralentit ; l’eſprit de fraude & de rapine, ou tout au moins celui d’inſouciance prend ſa place. Ces dépôts ſacrés finiſſent par devenir l’uſufruit de ceux qui les gèrent. L’adminiſtration de ces établiſſemens eſt preſque toujours un myſtère pour le gouvernement & pour le public, tandis que rien ne ſeroit plus honnête & plus néceſſaire que de l’expoſer au grand jour : elle eſt arbitraire, & il faudroit que tous les détails en fuſſent fournis à l’inſpection la plus aſſidue & la plus rigoureuſe. On parle de la déprédation qui exiſte dans la maiſon des rois. La, du moins, la magnificence, l’abondance, les étiquettes qui compoſent la fauſſe grandeur du trône, juſtifient en quelque ſorte la diſſipation, & l’on ſait qu’où il y a des rois, il faut qu’il y ait des abus. Mais les hôpitaux renferment plus de malverſations encore. Et ce ſont les maiſons des pauvres ! c’eſt le bien des pauvres ! tout devroit y rappeler les idées d’ordre & d’économie ; tout devroit y rendre ces devoirs ſacrés. Adminiſtrateurs de ces aſyles, quand vous êtes coupables de négligence, il faut que vos âmes ſoient de glace ! Quand vous vous permettez des concuſſions, quels noms vous donner ! Je voudrois qu’on vous trempât dans le ſang & dans la boue.

Les vices phyſiques de nos hôpitaux ſont encore plus déplorables que leurs vices moraux. L’air y eſt corrompu par mille cauſes dont le détail révolteroit nos ſens. Qu’on en juge par une ſeule expérience inconteſtable. Trois mille hommes, renfermés dans l’étendue d’un arpent, forment par leur tranſpiration ſeule, une atmoſphère de ſoixante pouces de hauteur, qui devient contagieuſe ſi l’agitation ne la renouvelle. Toutes les perſonnes, habituellement occupées du ſervice des malades, ſont pâles & preſque généralement attaquées, même dans l’état de ſanté d’une fièvre, lente, qui a ſon caractère particulier. Quelle ne doit pas être l’influence de la même cauſe ſur celui qui ſe porte mal ? L’on ſort de l’hôpital guéri d’une infirmité ; mais on en remporte une autre. Les convaleſcences y ſont longues. Combien de fatales négligences ! combien de funeſtes mépriſes ! Leur fréquence en étouffe le remords.

À l’Hotel-Dieu de Paris & à Bicêtre, le cinquième & le ſixième des malades périſſent ; à l’hôpital de Lyon, le huitième & le neuvième.

O toi qui, deſcendant du premier trône de l’Europe, as parcouru ſes principales contrées avec la ſoif de connoître, & ſans doute le déſir de travailler au bien de ton pays, dis-nous quelle fut ton horreur, lorſque tu vis dans un de nos hôpitaux ſept ou huit malades entaſſés dans le même lit ; toutes les maladies mêlées ; tous les principes & les degrés de vie & de mort confondus ; un malheureux pouſſant le cri aigu de la douleur à côté de celui qui exhaloit le dernier ſoupir ; le mourant à côté du mort ; tous s’infectant, tous ſe maudiſſant réciproquement. Dis-nous pourquoi tu n’allas pas offrir ce tableau à l’imagination de la jeune & tendre sœur notre ſouveraine ? Elle en eût été touchée ſans doute : elle eût porté ſon émotion auprès de ſon époux ; & ſes larmes euſſent intercédé pour les malheureux. Quel auguſte uſage à faire de la beauté !

Ainſi, conſerver les hommes, veiller ſur leurs jours, écarter d’eux les horreurs de la misère, eſt une ſcience ſi peu approfondie par les gouvernemens, que même les établiſſemens qu’ils ſemblent avoir fait pour remplir cet objet, produiſent l’effet opposé. Étonnante mal-adreſſe que ne devra pas oublier celui de nos philoſophes qui écrira l’immenſe traité de la barbarie des peuples civilisés.

Des hommes de bronze ont dit que pour empêcher la multiplication, déjà trop grande, des pareſſeux, des inſoucians & des vicieux, il falloit que les pauvres & les malades ne fuſſent pas bien traités dans les hôpitaux. Certes, on ne peut nier que ce cruel moyen n’ait été mis en uſage dans toute ſa violence. Cependant, quel effet a-t-il produit ? On a tué beaucoup d’hommes ſans en corriger aucun.

Il ſe peut que les hôpitaux encouragent la pareſſe & la débauche. Mais ſi ce vice eſt eſſentiellement inhérent à ces établiſſemens, il faut le ſupporter. S’il peut être réformé, il faut y travailler. Laiſſons ſubſiſter les hôpitaux : mais occupons-nous à diminuer par l’aiſance générale, la multitude des malheureux qui ſont forcés de s’y réfugier. Qu’ils ſoient employés dans les maiſons de charité à des travaux sédentaires, que la pareſſe y ſoit punie, que l’activité y ſoit récompensée.

À l’égard des malades, qu’ils ſoient ſoignés comme des hommes doivent l’être par des hommes. La patrie leur doit ce ſecours par juſtice ou par intérêt. S’ils ſont vieux, ils ont ſervi l’humanité, ils ont mis d’autres citoyens au monde ; s’ils ſont jeunes, ils peuvent la ſervir encore, ils peuvent être la ſouche d’une génération nouvelle. Enfin, une fois admis dans ces aſyles de charité, que la ſainte hoſpitalité y ſoit exercée dans toute ſon étendue. Plus de vile lézine, plus de calculs homicides. Il faut qu’ils y trouvent les ſecours qu’ils trouveroient dans leurs familles, ſi leurs familles étoient en état de les recevoir.

Ce plan n’eſt pas impraticable ; il ne ſera pas même diſpendieux, quand de meilleures loix, quand une adminiſtration plus vigilante, plus éclairée & ſur-tout plus humaine préſidera à ces établiſſemens. L’eſſai s’en fait aujourd’hui avec ſuccès ſous nos yeux par les ſoins de madame Necker. Tandis que ſon mari travaille plus en grand à diminuer le nombre des malheureux, elle s’occupe des détails qui peuvent ſoulager ceux qui exiſtent. Elle vient de former dans le fauxbourg Saint-Germain, un hoſpice où les malades, couchés un à un, ſoignés comme ils le ſeroient chez une mère tendre, coûtent un tiers de moins que dans les hôpitaux de Paris. Étrangers, devenus membres de la nation par la plus méritoire de toutes les naturaliſations, par le bien que vous lui faites, couple généreux, j’oſe vous nommer, quoique vivans, quoique environnés du crédit d’une grande place ; & je ne crains pas qu’on m’accuſe d’adulation. Je crois avoir aſſez prouvé que je ne ſavois ni craindre ni flatter le vice puiſſant ; & j’ai acquis par-là le droit de rendre hautement hommage à la vertu.

Veuille le ciel que l’heureuſe épreuve dont nous venons de parler amène la réformation générale des hôpitaux, fondés par la généroſité de nos pères ! veuille le ciel qu’un ſi bel établiſſement ſerve de modèle à ceux qu’une pitié tendre, que le déſir d’expier une grande opulence, qu’une philoſophie bienfaiſante pourroient un jour inſpirer aux générations qui nous ſuccéderont. Ce ſouhait de mon cœur embraſſe tout le globe : car ma pensée n’a jamais de limites que celles du monde, quand elle eſt occupée du bonheur de mes ſemblables. Citoyens de l’univers, uniſſez-vous tous à moi. Il s’agit de vous. Qui eſt-ce qui vous a dit que quelqu’un de vos ancêtres n’eſt pas mort dans des hôpitaux ? qui eſt-ce qui vous a promis qu’un de vos deſcendans n’ira pas mourir dans la retraite de la misère ? un malheur inattendu qui vous y conduiroit vous-même eſt-il ſans exemple ? À mes vœux, uniſſez donc les vôtres.

Pour rentrer dans notre ſujet, ſelon le dénombrement de 1774, l’iſle de Cuba compte cent ſoixante & onze mille ſix cens vingt-huit perſonnes, dont vingt-huit mille ſept cens ſoixante-ſix ſeulement ſont eſclaves. La population doit être même un peu plus conſidérable, parce que la crainte bien fondée de quelque nouvel impôt, a dû empêcher l’exactitude dans les déclarations.

On ne trouve guère d’autres arts dans l’iſle que ceux de néceſſité première. Ils ſont entre les mains des mulâtres ou des noirs libres & très-imparfaits. La ſeule menuiſerie y a été portée à un degré de perfection remarquable. D’autres mulâtres, d’autres noirs font naître des ſubſiſtances. Ce ſont quelques fruits du Nouveau-Monde & quelques légumes de l’ancien : du maïs & du manioc, dont la conſommation a diminué à meſure que la liberté de la navigation a fait baiſſer le prix des farines apportées d’Eſpagne ou du Mexique, & quelquefois auſſi de l’Amérique Septentrionale : du cacao aſſez bon, mais en ſi petite quantité, qu’il en faut tirer tous les ans plus de deux mille quintaux de Caraque ou de Guayaquil : de nombreux troupeaux de bœufs & ſur-tout de cochons, dont la chair a été juſqu’ici préférée généralement & le ſera toujours, à moins que les moutons qu’on vient d’introduire dans l’iſle ne la faſſent un jour négliger. Tous ces animaux errent dans des pâturages, dont chacun a quatre ou du moins deux lieues d’étendue. On y voit auſſi paître des mulets & des chevaux qu’il faudroit multiplier encore, puiſque leur nombre actuel ne diſpenſe pas d’en demander une grande quantité au continent.

Les denrées deſtinées pour l’exportation occupent le plus grand nombre des eſclaves. Depuis 1748 juſqu’en 1753, les travaux de ces malheureux ne produiſirent chaque année pour la métropole que dix-huit mille ſept cens cinquante quintaux de tabac qui valurent en Europe 1 293 570 liv. Cent ſoixante-treize mille huit cens quintaux de ſucre qui valurent 79 947 861. Quinze cens ſoixante-neuf cuirs qui valurent 138 817 livres ; & 1 064 505 livres, en or & en argent. Sur cette ſomme de 10 491 678 livres, le tabac ſeul appartenoit au gouvernement, tout le reſte étoit pour le commerce.

Depuis cette époque, les travaux ont beaucoup augmenté. Cependant ils ne ſe ſont pas encore tournés vers l’indigo & vers le coton, quoiqu’ils croiſſent naturellement dans l’iſle.

La culture du café, adoptée depuis peu n’a pas fait des progrès conſidérables. On ne les verra pas s’accroître. L’Eſpagne conſomme peu de cette production ; & tous les marchés de l’Europe en ſont, en ſeront long-tems ſurchargés. Il faut mieux augurer de la cire.

Lorſqu’en 1763, la Floride fut cédée par la cour de Madrid à celle de Londres, les cinq ou ſix cens misérables qui végétoient dans cette région, ſe réfugièrent à Cuba, & y portèrent quelques abeilles. Cet inſecte utile ſe jeta dans les forêts, s’y établit dans le creux des vieux arbres, & ſe multiplia avec une célérité qui ne paroît pas croyable. Bientôt la colonie, qui achetoit beaucoup de cire pour ſes ſolemnités religieuſes, en recueillit aſſez pour ce pieux uſage & pour d’autres conſommations. Elle eut un peu de ſuperflu en 1770 ; & ſept ans après on en exporta ſept mille cent cinquante quintaux & demi pour l’Europe ou pour l’Amérique. Cette production augmentera néceſſairement ſous un ciel, ſur un ſol qui lui ſont également favorables ; dans une iſle où les ruches donnent quatre récoltes chaque année & où les eſſaims ſe ſuccèdent ſans interruption.

Le tabac eſt une des plus importantes productions de Cuba. Chaque récolte en donne environ cinquante-cinq mille quintaux. Une partie eſt conſommée dans le pays ou ſort en fraude. Le gouvernement en fait acheter tous les ans, pour ſes domaines de l’ancien & du Nouveau-Monde où il en fait également le monopole, quarante-ſix mille ſept cens cinquante quintaux, dont le prix varie avec la qualité ; mais qui, l’un dans l’autre, lui revient à 48 livres 12 ſols le cent. De ſorte que le roi verſe annuellement dans l’iſle, pour ce ſeul objet, 2 272 050 livres.

Les progrès que faiſoit la culture du tabac, ont été naguère arrêtés à Cuba. On a fait même arracher cette plante dans quelques quartiers où elle croiſſoit moins heureuſement. Le miniſtère n’a pas voulu que les récoltes fuſſent portées au-delà des beſoins de la monarchie. Il a craint ſans doute que les étrangers qui auroient acheté la production en feuilles ne l’introduſſiſſent clandeſtinement dans ſes provinces, après l’avoir manufacturée. On a pensé que l’induſtrie des colons ſeroit plus utilement tournés vers le ſucre.

Cette denrée étoit peu connue, avant la découverte du Nouveau-Monde. Elle eſt devenue graduellement l’objet d’un commerce immenſe. Les Eſpagnols étoient réduits à l’acheter de leurs voiſins, lorſqu’enfin ils s’avisèrent de la demander à Cuba. La métropole en reçoit annuellement depuis deux cens juſqu’à deux cens cinquante mille quintaux, moitié blanc & moitié brut. Ce n’eſt pas tout ce que ſes habitans en peuvent conſommer : mais ils ſeront diſpensés de recourir aux marchés étrangers, lorſque cette culture ſera auſſi ſolidement établie dans le reſte de l’iſle qu’elle l’eſt déjà ſur le territoire de la Havane.

Avant 1765, Cuba ne recevoit annuellement que trois ou quatre grands navires partis de Cadix, & les bâtimens qui, après avoir fait leur vente ſur les côtes du continent, venoient chercher un chargement qu’ils n’avoient pas trouvé à Vera-Crux, à Honduras & à Carthagène. L’iſle manquoit alors ſouvent des choſes les plus néceſſaires ; & il falloit bien qu’elle les demandât à ceux de ſes voiſins avec qui elle avoit formé des liaiſons interlopes. Lorſque les gênes ont été diminuées, le nombre des expéditions a multiplié les productions qui réciproquement ont étendu la navigation.

En 1774, il arriva d’Eſpagne dans la colonie cent & un navires qui y portèrent des farines, des vins, des eaux-de-vie, tout ce qui eſt néceſſaire à un grand établiſſement, & qui en emportèrent toutes les denrées qu’un meilleur ordre de choſes avoit fait naître.

La même année, Cuba reçut ſur cent dix-huit petits bâtimens ; de la Louyſiane, du riz & des bois pour ſes caiſſes à ſucre ; du Mexique, des farines, des légumes, du maroquin & du cuivre ; des autres parties de ce grand continent, des bœufs, des mulets, du cacao ; de Porto-Rico deux mille eſclaves qu’on y avoit entreposés.

Ces navires de l’ancien & du Nouveau-Monde n’eurent pas le choix des ports où il leur auroit convenu d’aborder. Ils furent obligés de dépoſer leurs cargaiſons à la Havane, au Port-au Prince, à Cuba, à la Trinité, les ſeuls endroits où l’on ait établi des douanes. Il n’y a que les bateaux pêcheurs & les caboteurs auxquels il ſoit permis de fréquenter indifféremment toutes les rades.

Un homme qui fait maintenant honneur à l’Eſpagne & qui en feroit à quelque nation que ce pût être, M. Campo Manès dit que le produit des douanes, qui avant 1765 n’avoit jamais paſſé 565 963 livres, s’élève maintenant à 1 620 000 l. que la métropole retire de la colonie en métaux 8 100 000 liv. au lieu de 1 620 000 livres qui lui arrivoient autrefois. C’eſt, en faveur de la liberté, un argument dont il eſt à déſirer qu’on ſente toute la force.

Les impôts levés à Cuba, ou du moins ceux qui entrent dans les caiſſes de l’état ne paſſent pas 2 430 000 l. & le gouvernement verſe dans l’iſle 2 272 050 liv. pour le tabac ; 1 350 000 liv. pour l’entretien des fortifications ; 2 160 000 liv. pour les garniſons ordinaires, & 3 780 000 liv. pour les beſoins de la marine.

Des bois d’un cèdre propre à la conſtruction couvroient la colonie, ſans qu’on eût jamais ſongé à les employer. Enfin on y forma, en 1724, des ateliers, dont, juſqu’à ce jour, il eſt ſorti cinquante-huit vaiſſeaux ou frégates. Cet établiſſement ſe ſoutient, malgré la néceſſité où l’on eſt réduit de porter pour ces bâtimens du fer & des cordages que l’iſle ne fournit pas ; malgré l’habitude contractée depuis 1750 de leur porter du nord de l’Europe des mâtures qu’on tiroit autrefois, mais d’une qualité inférieure, du golfe du Mexique.

La flottille, deſtinée à purger les côtes Eſpagnoles de fraudeurs ou de pirates, & qui, hors de la ſaiſon des croiſières, ſe tenoit à la Vera-Crux, fut ſupprimée en 1748. Son action étoit devenue inutile, depuis que le gouvernement avoit pris le parti de laiſſer habituellement à Cuba des forces maritimes plus ou moins conſidérables. En tems de paix, ces vaiſſeaux portent aux iſles, à Cumana, à la Louyſiane les fonds conſacrés aux beſoins annuels de ces divers établiſſemens ; ils en écartent le plus qu’ils peuvent la contrebande, ils font reſpecter le nom de leur maître. Durant la guerre, ils protègent les navigateurs & le territoire de leur nation.

La Havane, où on les conſtruit, vient de recevoir par les ſoins de M. le marquis de la Torre des commodités & des embelliſſemens qu’on y déſiroit inutilement depuis long-tems. Ce gouverneur actif lui a donné une ſalle de ſpectacle ſagement décorée, deux promenades délicieuſes, des cazernes commodes, & à ſon territoire cinq ponts très-bien entendus. Ces établiſſemens utiles ou agréables n’ont coûté à la ville que 482 066 liv.