Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 12

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XII. En quoi conſiſtent les fortifications de Cuba. Quelles ſont les autres défenſes de cette iſle.

Le gouvernement a conſacré aux fortifications dont la place a été entourée, depuis 1763 juſqu’en, 1777, 22 413 989 livres. 18 s. 6 d. Ces ouvrages ont été élevés par quatre mille cent quatre-vingt-dix-huit noirs ; par quinze cens malfaiteurs dont l’Eſpagne & le Mexique ſe ſont purgés ; par les hommes libres qui n’ont pas dédaigné ce travail.

Le port eſt un des plus sûrs de l’univers. Les flottes du monde entier y pourroient mouiller en même tems. À ſon entrée ſont des rochers où ſe briſeroient infailliblement les bâtimens qui oſeroient s’éloigner du milieu de la paſſe. Le fort Morro & le fort de la Pointe le défendent. La première de ces deux citadelles eſt tellement élevée au-deſſus du niveau de la mer, qu’il ſeroit impoſſible, même aux navires du premier rang, de la battre. L’autre ne jouit pas du même avantage : mais on ne pourroit la canonner que par un canal ſi étroit, que les plus fiers aſſaillans ne ſoutiendroient jamais la nombreuſe & redoutable artillerie du Morro.

La Havane ne peut donc être attaquée que du côté de terre. Quinze ou ſeize mille hommes, qui ſont la plus grande force qu’il ſoit poſſible d’employer à cette expédition, ne pourront jamais inveſtir tous les ouvrages qui ont acquis une étendue immenſe. Il faudra tourner leurs efforts vers la droite ou vers la gauche du port, contre la ville ou contre le fort Morro. Si on ſe détermine pour le dernier parti, la deſcente ſe fera aisément à une lieue du fort, & l’on arrivera ſans peine à ſa vue par des chemins faciles, par des bois qui couvriront & aſſureront la marche.

La première difficulté ſera d’avoir de l’eau. Elle eſt mortelle aux environs du camp qu’il faudra choiſir. On ſera réduit à en aller chercher de potable avec des chaloupes, à une diſtance de trois lieues. On ne pourra s’en procurer qu’en arrivant en force ſur la rivière qui doit ſeule en fournir, ou qu’en y laiſſant un corps retranché, qui, loin du camp, iſolé, ſans ſoutien, ſera continuellement dans le riſque d’être enlevé.

Avant d’attaquer le Morro, il faudra prendre le Cavana, qui vient d’être conſtruit. C’eſt un ouvrage à couronne, composé d’un baſtion, de deux courtines, & deux demi-baſtions ſur ſon front. Sa droite & ſa gauche appuient ſur l’eſcarpement du port. Il a des caſemates, des citernes & des magaſins à poudre à l’abri de la bombe, un bon chemin couvert, & un large foſſé taillé dans le roc. Le ſol qui y conduit eſt tout de pierres ou de rocailles, & n’a point de terre. Le Cavana eſt placé ſur une hauteur qui domine le Morro ; mais il étoit exposé lui-même aux inſultes d’un tertre, qui, élevé à ſon niveau, n’étoit éloigné que de trois cens pas. Comme il eût été aisé d’ouvrir la tranchée derrière cette élévation, on l’a rasée ; & la place voit actuellement & domine au loin. Si la garniſon ſe trouvoit ſi preſſée qu’elle déſeſpérât de ſe ſoutenir, elle feroit ſauter les ouvrages qui ſont tous minés, & ſe replieroit ſur le Morro, avec lequel il n’eſt pas poſſible de lui couper la communication.

Le fameux fort Morro avoit du côté de la mer, où il eſt inattaquable, deux baſtions ; & deux baſtions du côté de la terre, avec un large & profond foſſé creusé dans le roc. Rebâti à neuf depuis qu’il a été pris, ſes parapets ont acquis plus d’élévation & plus d’épaiſſeur. On lui a donné un bon chemin couvert, & tout ce qui lui manquoit pour mettre les troupes & les munitions en sûreté. La tranchée n’eſt pas plus aisée à ouvrir que devant le Cavana. L’un & l’autre ont été conſtruits avec une pierre molle, qui fera courir moins de riſque à leurs défenſeurs qu’une pierre de taille ordinaire.

Indépendamment de ces moyens, les deux fortereſſes ont pour elles le ſecours du climat ſi dangereux pour les aſſiégeans, & la facilité de recevoir de la ville des reſſources de tous les genres, ſans qu’on puiſſe l’empêcher. Ces avantages doivent rendre ces deux places imprenables, très-difficiles du moins à prendre, pourvu qu’elles ſoient ſuffiſamment avitaillées & défendues avec valeur & capacité. Leur conſervation eſt d’autant plus importante, que leur perte entraîneroit néceſſairement la ſoumiſſion du port & de la ville, dominés & foudroyés de ces hauteurs.

Après avoir exposé les obſtacles qu’on trouveroit à ſe rendre maître de la Havane par le fort Morro ; il faut parler de ceux qu’on auroit à ſurmonter par le côté de la ville même.

Elle eſt ſituée dans le port, & un peu dans ſon enfoncement. Elle étoit couverte, tant du côté du port que de celui de la campagne, d’une muraille sèche qui ne valoit rien, & de vingt & un baſtions qui ne valoient pas mieux. Son foſſé étoit ſec & peu profond. En avant de ce foſſé, étoit une eſpèce de chemin couvert, preſque totalement détruit. La place, dans cet état, n’eût pas été à l’abri d’un coup de main, qui, fait pendant la nuit avec pluſieurs attaques, vraies ou fauſſes, l’auroit emportée. On a creusé les foſſés, on les a faits larges & profonds, & on y a joint un très-bon chemin couvert.

Ces défenſes ſont ſoutenues par le fort de la Pointe. C’eſt un quarré bâti en pierre, & qui, quoique petit, a des caſemates. On l’a rebâti à neuf, parce qu’il avoit été extrêmement endommagé pendant le ſiège. Il eſt entouré d’un bon foſſé ſec, creusé dans le roc. Indépendamment de ſa deſtination principale, qui eſt de défendre avec le Morro l’entrée du port, objet qu’il remplit très-bien, il a pluſieurs batteries dégorgées ſur la campagne, & qui flanquent quelques parties de l’enceinte de la ville.

Son feu va ſe croiſer avec celui d’un fort de quatre baſtions, avec foſſé, chemin couvert, poudrière, caſemates & citernes. Ce nouveau fort qu’on conſtruit à un quart de lieue de la place, ſur une hauteur appellée Aroſteguy, demandera un ſiège en forme, ſi l’on veut attaquer la ville de ce coté-là, d’autant plus qu’il a l’avantage de voir la mer, de battre au loin ſur la campagne, & de gêner extrêmement l’ennemi, qui eſt obligé de venir prendre de l’eau tout auprès.

En continuant de faire le tour de la ville, on trouve le fort d’Atarès, conſtruit depuis le ſiège. Il eſt de pierre & a quatre baſtions, avec un chemin couvert, une demi-lune en avant de la porte, un large foſſé, un bon rempart, des citernes, des caſemates, un magaſin à poudre. Il eſt à un petit quart de lieue de la ville, & au-delà d’une rivière & d’un marais impraticable, qui la couvrent de ce côté-là. On l’a placé ſur une hauteur qu’il embraſſe en entier, & qu’on a iſolé en creuſant un large foſſé, où la mer entre du fond du port. Outre qu’il domine la communication de la ville avec l’intérieur de l’iſle, il défend, en croiſant ſes feux avec ceux d’Aroſteguy, l’enceinte de la place, qui ſe trouve protégée encore dans l’intervalle de ces deux forts, par une groſſe redoute. Il croiſe auſſi ſon feu avec le Morro qui eſt fort élevé, & placé ſur la pointe du fort la plus avancée.

S’il étoit permis d’avoir une opinion ſur une matière qu’on ne connoit point par profeſſion, on ſe haſarderoit à dire, que ceux qui feront le ſiège de la Havane, doivent le commencer par le Cavana & le Morro ; parce que ces deux forts pris, il faudra bien que la ville ſe rende, ſous peine d’être écrasée par l’artillerie du Morro. Si l’on ſe déterminoit au contraire par le côté de la ville, l’aſſaillant ne ſe trouveroit guère avancé, même après l’avoir priſe. À la vérité, il ſeroit le maître de détruire les chantiers, les vaiſſeaux qui ſeroient dans le port : mais il n’en réſulteroit pour lui aucun avantage permanent. Pour former un établiſſement, il lui faudroit prendre encore le Cavana & le Morro, ce qui lui ſeroit vraiſemblablement impoſſible, après la perte d’hommes qu’il auroit eſſuyée à l’attaque de la ville & de ſes forts.

Mais quelque plan que l’on ſuive dans le ſiège de cette place, la nation qui l’attaquera, n’aura pas ſeulement à combattre la nombreuſe garniſon qui ſera enterrée dans les ouvrages ; on lui oppoſera auſſi douze mille quatre cens ſoixante & douze hommes de milice que, depuis la paix, on a accoutumés à manœuvrer d’une manière ſurprenante, qui tiendront la campagne & qui troubleront ſes opérations. Ces corps armés, habillés, équipés aux dépens du gouvernement, & payés en tems de guerre ſur le pied des troupes réglées, ont pour guide & pour modèle des bas-officiers envoyés d’Europe, & tirés des régimens les plus diſtingués. La formation de ces milices coûte un argent immenſe. La cour d’Eſpagne attend les événemens pour juger de l’utilité de ces dépenſes. Mais on peut aſſurer dès-à-préſent, que quel que ſoit l’eſprit militaire de ces troupes, cette opération politique eſt inexcuſable. Voici pourquoi.

Le projet de rendre à Cuba les colons ſoldats, ce projet inique & ruineux pour toutes les colonies, a été pouſſé très-vivement. La violence qu’il a fallu faire aux habitans pour les aſſujettir à des exercices qui leur déplaiſoient, n’a fait que redoubler en eux leur goût naturel pour le repos. Ils ont déteſté des mouvemens méchaniques & forcés qui, ne leur procurant aucune jouiſſance, devoient leur paroître doublement inſupportables ; quand bien même ils ne ſeroient pas effrayans ou ridicules pour des peuples qui ne croient peut-être avoir aucun intérêt à défendre un gouvernement qui les opprime. La manie d’avoir des troupes ; cette fureur qui, ſous prétexte de prévenir les guerres, les allume ; qui, en amenant le deſpotiſme des gouvernemens, prépare de loin la révolte des peuples ; qui, arrachant perpétuellement l’habitant de ſon foyer, & le cultivateur de ſon champ, éteint l’amour de la patrie, en éloignant l’homme de ſon berceau ; qui bouleverſe les nations & les tranſplante au-delà des terres & des mers : cet eſprit mercenaire de milice, qui n’eſt pas l’eſprit militaire, perdra tôt ou tard l’Europe : mais bien plutôt les colonies, & peut-être celles d’Eſpagne avant les autres.