Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 13

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XIII. L’Eſpagne a-t-elle pris les moyens convenables, les prend-elle encore pour rendre ſes iſles utiles ?

Cette puiſſance poſſède la partie la plus étendue, la plus fertile de l’archipel Américain. En des mains actives, ces iſles ſeroient devenues la ſource d’une proſpérité ſans bornes. Dans l’état actuel, ce ſont de vaſtes forêts où règne une ſolitude affreuſe. Bien loin de contribuer à la force, à la richeſſe de la monarchie qui en a la propriété ; elles ne font que l’affoiblir, que la ruiner par les dépenſes qu’abſorbe leur conſervation. Si l’Eſpagne eût étudié convenablement la marche politique des autres peuples, elle auroit vu que pluſieurs d’entre eux devoient uniquement leur prépondérance à quelques iſles inférieures en tout, à celles qui n’ont ſervi juſqu’ici qu’à groſſir ignominieuſement la liſte de ſes innombrables & inutiles poſſeſſions. Elle auroit appris que la fondation des colonies, de celles ſur-tout qui n’ont point de mines, ne pouvoit avoir d’autre but raiſonnable, que celui d’y établir des cultures.

C’eſt calomnier les Eſpagnols, que de les croire incapables par caractère, de ſoins laborieux & pénibles. Si l’on jette un regard ſur les fatigues exceſſives que ſupportent ſi patiemment ceux de cette nation qui ſe livrent au commerce interlope, on s’apercevra que leurs travaux ſont infiniment plus durs que ceux de l’économie rurale d’une habitation. S’ils négligent de s’enrichir par la culture, c’eſt la faute du gouvernement. Ah ! s’il étoit permis à l’écrivain déſintéreſſé, qui ne cherche & ne ſouhaite que le bonheur de l’humanité, de prêter à ces colons des ſentimens & des diſcours, que l’habitude de l’oiſiveté, les entraves de l’adminiſtration, les préjugés de toute eſpèce, ſemblent leur avoir interdits, ne pourroit-il pas dire en leur nom à la cour de Madrid, à la nation entière ?

« Conſidérez les ſacrifices que nous attendons de vous ; & voyez ſi vous n’en ſerez pas dédommagés au centuple, par les riches productions que nous offrirons à votre commerce expirant. Votre marine accrue par nos travaux, formera le ſeul boulevard qui puiſſe défendre des poſſeſſions prêtes à vous échapper. Devenus plus riches, nous conſommerons davantage ; & alors la terre que vous habitez, qui languit avec vous quand la nature l’appelle à la fécondité ; ces plaines qui n’offrent à vos yeux que des déſerts, & qui ſont la honte de vos loix & de vos mœurs, ſe changeront en des champs fertiles. Votre patrie fleurira par l’induſtrie, & par l’agriculture qui fuyoient loin de vous. Les ſources de vie & d’activité que vous aurez fait couler juſqu’à nous par la mer, reflueront autour de vos demeures, en fleuves d’abondance. Mais ſi vous êtes inſenſibles à nos plaintes & à nos malheurs ; ſi vous ne régnez pas pour nous ; ſi nous ne ſommes que les victimes de notre obéiſſance : rappelez-vous ceſſe époque à jamais célèbre, où des ſujets malheureux & mécontens ſecouèrent le joug de votre domination ; & par leurs travaux, leurs ſuccès & leur opulence, juſtifièrent leur révolte aux yeux du monde entier. Quand ils ſont libres depuis deux ſiècles, nous faudra-t-il encore gémir de vous avoir pour maîtres ? Lorſque la Hollande briſa le ſceptre de fer qui l’écraſoit ; lorſqu’elle ſortit du fond des eaux pour régner ſur les mers, le ciel élevoit ſans doute ce monument de la liberté pour montrer aux nations la route du bonheur, & pour effrayer les rois infidèles qui les en écartent ».

On pourroit ſoupçonner que la cour de Madrid a vu qu’il étoit poſſible de lui faire ces reproches. En 1735, les miniſtres imaginèrent une compagnie pour Cuba. Vingt ans après, ils eurent l’idée d’un nouveau monopole pour Saint-Domingue & pour Porto-Rico. La ſociété qui devoit défricher ces déſerts, fut établie à Barcelone avec un fonds de 1 785 000 livres, divisé en actions de cent piſtoles chacune. Ce corps ne paya jamais d’intérêt à ſes membres ; il ne fit aucune répartition ; il obtint l’importante, permiſſion d’expédier pluſieurs bâtimens pour Honduras. Cependant, le 30 avril 1771, ſes dettes, en y comprenant ſon capital, s’élevoient à 3 121 692 livres, & il n’avoit que 3 775 540 livres. De ſorte qu’en quinze ans de tems, avec un privilège excluſif & des faveurs très-ſignalées, il n’avoit gagné que 653 848 livres. Le déſordre s’eſt mis depuis dans ſes affaires. Actuellement, il eſt ſans activité. On travaille à une liquidation ; & ſes actions ne trouvent pas des acheteurs à cinquante pour cent de perte.

Le miniſtère n’avoit pas attendu ces revers, pour juger qu’il s’étoit égaré dans les voies qu’il avoit choiſies pour faire fructifier les iſles. Dès 1765, les adminiſtrateurs de ce grand empire furent forcés de voir que ces poſſeſſions n’avoient pas fait le moindre pas vers le bien, ſous le joug du monopole. Ils comprirent qu’elles n’en feroient jamais aucun dans ces entraves deſtructives. Cette perſuaſion les détermina à recourir à l’unique principe des proſpérités, la liberté ; mais ſans avoir le courage ou la ſageſſe de lever les obſtacles qui devoient en empêcher les heureux effets.

L’an 1778 vit enfin ceſſer une partie des prohibitions, des gênes, des impoſitions qui arrêtoient les travaux : mais il reſte toujours trop de ces fléaux oppreſſeurs, pour pouvoir eſpérer une grande activité. Euſſent-ils tous ceſſé, ce ne ſeroit encore qu’un préliminaire.

Toutes les cultures du Nouveau-Monde exigent quelques avances : mais il faut des fonds conſidérables pour ſe livrer, avec ſuccès, à celle du ſucre. Si l’on en excepte Cuba, il n’y a pas peut-être dans les autres iſles cinq ou ſix habitans aſſez riches pour demander au ſol cette production. Si le miniſtère Eſpagnol ne prodigue pas les tréſors du Mexique & du Pérou à ces inſulaires, jamais ils ne ſortiront du long & profond ſommeil où ils ſont enſevelis. Cette généroſité eſt facile dans un empire où le revenu public s’élève à 140 400 000 livres ; où les dépenſes ne paſſent pas 129 600 000 livres ; & où il reſte 10 800 000 livres qu’on peut employer en amélioration. Sans d’auſſi puiſſans ſecours de leur gouvernement, d’autres peuples ont, il eſt vrai, fondé des colonies floriſſantes : mais outre qu’ils n’étoient pas abrutis par trois ſiècles d’orgueil, de végétation & de pauvreté, ils ſe trouvoient dans des circonſtances différentes & plus favorables.

Heureux l’homme qui naît après l’extinction de cette longue ſuite d’erreurs, qui ont infeſté ſa nation ! heureuſe la nation qui s’éleveroit au centre des nations éclairées, ſi elle étoit aſſez ſage pour profiter & des fautes qu’elles auroient commiſes & des lumières qu’elles auroient acquiſes ! elle n’auroit qu’à jeter les yeux autour d’elle, pour y voir les matériaux épars de ſon bonheur, & qu’à s’incliner pour les recueillir. Un des principaux avantages qu’elle devroit, ſoit à la nouveauté de ſon origine, ſoit à ſa lenteur à travailler ou à ſa longue enfance, ce ſeroit à n’avoir point à ſe délivrer de ces vieux préjugés, que l’inexpérience des premiers inſtituteurs enfanta ; qui furent conſacrés par le tems, & qui ſe maintinrent contre la raiſon & les faits ; ſoit par la puſillanimité, qui craint toute innovation ; ſoit par l’orgueil qui craint de revenir ſur ſes pas ; ſoit par un reſpect imbécile pour tout ce qui date de loin.

Que la cour de Madrid ſe hâte d’ouvrir ſes tréſors ; & les iſles ſoumiſes à ſon empire ſe couvriront de productions. Placés ſur un ſol vaſte & vierge, ſes ſujets ne ſeront pas ſeulement diſpensés d’acheter à grand frais ce qui ſert à leur conſommation ; dans peu, ils ſupplanteront dans tous les marchés leurs maîtres dans cette carrière. Les nations les plus actives, les plus induſtrieuſes, les plus éclairées, n’auront travaillé, pendant des ſiècles, à perfectionner leurs cultures, leurs méthodes & leurs ateliers, que pour un rival plus favorisé qu’elles de la nature. Mais ſouffriront-elles patiemment cette infortune ? Il eſt difficile de l’eſpérer.