Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 7

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VII. Moyens qui rendroient Porto-Rico floriſſant.

Tout cela eſt bien peu de choſe : mais on eſpère beaucoup d’un arrangement qui qui vient d’être fait. Aucun citoyen de Porto-Rico n’étoit véritablement le maître du ſol qu’il occupoit. Les commandans, qui s’étoient ſuccédés, n’en avoient jamais accordé que l’uſufruit. Ce déſordre inconcevable a ceſſé enfin. Une loi du 14 janvier 1778, aſſure aux poſſeſſeurs la propriété de ce qui ſe trouvera dans leurs mains, ſous la condition d’une redevance annuelle d’un réal & un quart ou ſeize ſols ſix deniers & demi pour chaque portion de terre de vingt-cinq mille ſept cens huit toiſes qu’on mettra en culture, & de trois quarts de réal ou dix ſols un denier & demi pour celle qui reſtera en pâture. Ce léger tribut doit ſervir à l’habillement des milices, composées de dix-neuf cens hommes d’infanterie & de deux cens cinquante chevaux. Sous les mêmes clauſes, le reſte de l’iſle ſera diſtribué à ceux qui ont peu ou qui même n’ont rien. Ces derniers, déſignés par le nom d’agrégés, ſont au nombre de ſept mille huit cens trente-cinq.

Ce plan n’opérera pas la révolution que le conſeil d’Eſpagne en attend, quoique contre la diſpoſition formelle des loix, tout colon qui voudra établir des ſucreries ſoit autorisé à appeler les étrangers qui pourront le former à cette culture. Il faudroit autoriſer ces colons à vendre librement aux François, aux Hollandois, aux Anglois, aux Danois les beſtiaux qui ne leur ont été livrés juſqu’ici qu’en fraude.

L’homme ne ſouffre que parce qu’il ignore les moyens de faire ceſſer ſa peine. S’il languit dans le mal-aiſe, c’eſt par imbécillité. L’imaginer dans cet état brut, comme on le voit dans l’état policé, s’agitant, obſervant ſans ceſſe, & ſe portant à toutes ſortes d’eſſais, ce ſeroit une erreur groſſière. L’expérience prouve qu’il lui faut des ſiècles pour ſortir de ſa torpeur naturelle ; & que ſon induſtrie une fois captive, ſous une routine étroite & circonſcrite par le petit nombre de ſes beſoins, ne s’éveillera jamais d’elle-même. Quel eſt donc le moyen d’abréger la durée de ſon oiſiveté, de ſa ſtupidité, de ſa misère ? C’eſt de lui montrer des êtres actifs ; c’eſt de le mettre en communication ſuivie avec des peuples laborieux. Bientôt, il ouvrira des yeux étonnés. Il ſentira qu’il a des bras auſſi. Il aura peine à concevoir comment il ne s’eſt pas avisé plutôt d’en faire uſage. Le ſpectacle des jouiſſances qu’on obtient du travail lui inſpirera le déſir de les partager, & il travaillera. L’invention eſt le propre du génie. L’imitation eſt le propre de l’homme. C’eſt par l’imitation que toutes les choſes rares ſont devenues & deviendront communes. C’eſt ce penchant que la cour de Madrid devroit employer, ſinon par humanité, du moins par l’eſpoir des avantages politiques qu’elle pourroit s’en promettre.

On pourroit, on devroit peut-être aller plus loin. Que l’Eſpagne déclare Porto-Rico une iſle neutre, & que cette neutralité ſoit reconnue par toutes les puiſſances qui ont des poſſeſſions en Amérique : que les terreins qui ne ſont pas encore en valeur y ſoient accordés aux hommes entreprenans de toutes les nations qui auront des fonds ſuffiſans pour établir des cultures : que pendant cinquante ans ou plus, les perſonnes, les terres, les productions ſoient exemptes de toute impoſition : que les rades ſoient indifféremment ouvertes à tous les navigateurs, ſans douanes, ſans gênes, ſans formalités : qu’il n’y ait que les troupes néceſſaires pour la police, & que ces troupes ſoient étrangères : qu’on trace un code de loix très-ſimples, convenables à un état agricole ou commerçant : que ce ſoient les citoyens eux-mêmes qui ſoient magiſtrats ou qui les choiſiſſent : que la propriété, cette première & grande baſe de toute ſociété politique, ſoit établie ſur des fondemens inébranlables. Avant un demi-ſiècle, Porto-Rico ſera très-certainement une des plus floriſſantes colonies du Nouveau-Monde. Alors, elle pourra redevenir, ſans inconvénient, une poſſeſſion vraiment nationale. Ses abondantes productions, qui n’auront coûté, ni ſoins, ni dépenſe, ni inquiétude, ni guerre à l’Eſpagne, groſſiront la maſſe de ſes richeſſes nationales & le revenu public.

Mais ce plan d’adminiſtration ſeroit une inſpiration de la ſageſſe même ; l’intérêt le mieux entendu l’auroit dicté ; le ſuccès en ſeroit géométriquement démontré qu’il ne s’exécuteroit pas : & pourquoi cela ? C’eſt qu’il n’eſt pas venu dans la tête d’un indigène, & qu’il ſuppoſe le concours des étrangers. Par une vanité déteſtable, par une ridicule puérilité, on ne peut rien, & l’on voudroit tout faire par ſoi-même ; on eſt aveugle, & l’on repouſſe la lumière exotique. Dans les états monarchiques, un moyen d’exclure un habile homme d’une place importante, moyen que la haine ou la jalouſie ne manque guère d’employer, c’eſt d’anticiper ſur la nomination de la cour par le choix populaire. Le même moyen réuſſiroit auſſi sûrement entre les cours. Pour détourner un miniſtre d’une bonne opération, un autre miniſtre n’auroit qu’à s’emparer de la gloire de s’en être avisé le premier, en la divulgant, pour empêcher qu’elle ne ſe fit. Rien de plus rare entre les miniſtres d’une même cour que d’en voir un aſſez grand, aſſez honnête, aſſez bon citoyen pour ſuivre un projet commencé par ſon prédéceſſeur. C’eſt ainſi que les abus s’éterniſent chez la même nation. C’eſt ainſi que tout s’entame & que rien ne s’achève par un fol orgueil, dont l’influence fatale ſe répand ſur toutes les branches de l’adminiſtration, qui ſuſpend les progrès de la civiliſation, & qui auroit fixé les peuples dans l’état barbare, ſi leurs chefs en avoient été conſtamment & dans tous les tems également entêtés.

Cependant, ſi la combinaiſon qu’on oſe propoſer à la cour de Madrid lui paroiſſoit ſuſceptible d’inconvéniens qui nous auroient échappé, elle pourroit tirer de ſon propre ſein une partie des avantages qu’il nous ſeroit doux de lui voir obtenir. La navigation aux Indes Eſpagnoles eſt interdite aux Biſcayens. Comme leurs rades ſont débarraſſées, à l’entrée & à la ſortie, des droits dont toutes les autres douanes ſont ſurchargées, le gouvernement a craint qu’ils n’euſſent une trop grande ſupériorité ſur les ſujets de la monarchie qui ne jouiſſent pas des mêmes prérogatives. Qu’on ouvre à ces hommes actifs Porto-Rico, où leur concurrence ne ſauroit nuire à des rivaux qui ne s’en ſont jamais occupés ; & bientôt cette iſle deviendra de quelque importance. Le même ordre de choſes pourroit s’étendre à Saint-Domingue.