Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 8

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VIII. Quels furent les événement qui firent décheoir S. Domingue de la ſplendeur où cette iſle s’étoit élevée.

Cette iſle, célèbre dans l’hiſtoire pour avoir été le berceau des Eſpagnols dans le Nouveau-Monde, jeta d’abord un grand éclat par l’or qu’elle fourniſſoit. Ces richeſſes diminuèrent avec les habitans du pays qu’on forçoit de les arracher aux entrailles de la terre ; & elles tarirent enfin entièrement, lorſque les iſles voiſines ne fournirent plus de quoi remplacer les déplorables victimes de l’avidité des conquérans. La paſſion de r’ouvrir cette ſource d’opulence inſpira la pensée d’aller chercher des eſclaves en Afrique : mais outre qu’ils ne ſe trouvèrent pas propres aux travaux auxquels on les deſtinoit, l’abondance des mines du continent qu’on commençoit à exploiter, réduiſit à rien les grands avantages qu’on avoit tirés juſqu’alors de celles de Saint-Domingue. La ſanté, la force, la patience des nègres firent imaginer qu’il étoit poſſible de les employer utilement à la culture ; & on ſe détermina par néceſſité à un parti ſage, qu’avec plus de lumières on auroit embraſſé par choix.

Le produit de leur induſtrie fut d’abord extrêmement borné, parce qu’ils étoient en petit nombre. Charles-Quint, qui, comme la plupart des ſouverains, préféroit ſes favoris à ſes peuples, avoit excluſivement accordé la traite des noirs à un ſeigneur Flamand, qui abandonna ſon privilège aux Génois. Ces avares républicains firent de ce honteux commerce l’uſage qu’on fait toujours du monopole : ils voulurent vendre cher, & ils vendirent peu. Lorſque le tems & la concurrence eurent amené le prix naturel & néceſſaire des eſclaves, ils ſe multiplièrent. On doit bien penſer que l’Eſpagnol, accoutumé à traiter les Indiens, preſque auſſi blancs que lui, comme des animaux, n’eut pas une meilleure opinion de ces nous Africains qu’il leur ſubſtituoit. Ravalés encore à ſes yeux par le prix même qu’ils lui coûtoient, ſa religion ne l’empêcha pas d’aggraver le poids de leur ſervitude. Elle devint intolérable. Ces malheureux eſclaves tentèrent de recouvrer des droits que l’homme ne peut jamais aliéner. Ils furent battus : mais ils tirèrent ce fruit de leur déſeſpoir, qu’on les traita depuis avec moins d’inhumanité.

Cette modération, s’il faut appeler ainſi la tyrannie qui craint la révolte, eut des ſuites favorables. La culture fut pouſſée avec une eſpèce de ſuccès. Un peu après le milieu du ſeizième ſiècle, la métropole tiroit annuellement de ſa colonie, dix millions peſant de ſucre, beaucoup de bois de teinture, de tabac, de cacao, de café, de gingembre, de coton, une grande quantité de cuirs. On pouvoit penſer que ce commencement de proſpérité inſpireroit le goût & donneroit les moyens d’en étendre les progrès. Un enchaînement de cauſes plus funeſtes les unes que les autres, ruina ces eſpérances.

Le premier malheur vint du dépeuplement de Saint-Domingue. Les conquêtes des Eſpagnols dans le continent devoient contribuer naturellement à rendre floriſſante, une iſle que la nature paroiſſoit avoir placée pour devenir le centre de la vaſte domination qui ſe formoit autour d’elle, pour être l’entrepôt de ſes différentes colonies. Il en arriva tout autrement. À la vue des fortunes prodigieuſes qui s’élevoient au Mexique ou ailleurs, les plus riches habitans de Saint-Domingue méprisèrent leurs établiſſemens, & quittèrent la véritable ſource des richeſſes, qui eſt, pour ainſi dire, à la ſurface de la terre, pour aller fouiller dans ſes entrailles des veines d’or qui tariſſent bientôt. Le gouvernement entreprit en vain d’arrêter cette émigration. Les loix furent toujours éludées avec adreſſe, ou violée avec audace.

La foibleſſe, qui étoit une ſuite néceſſaire de cette conduite, enhardit les ennemis de l’Eſpagne à ravager des côtes ſans défenſe. On vit même le célèbre navigateur Anglois, François Drake, prendre & piller la capitale. Ceux des corſaires qui n’avoient pas de ſi grandes forces, ne manquoient guère d’intercepter les bâtimens qui étoient expédiés de ces parages, alors les mieux connus du Nouveau-Monde. Pour comble de calamité, les Caſtillans eux-mêmes ſe firent pirates. Ils n’attaquoient que les navires de leur nation, plus riches, plus mal équipés, plus mal défendus que tous les autres. L’habitude qu’ils avoient contractée d’armer clandeſtinement pour aller chercher partout des eſclaves, empêchoit qu’on ne pût les reconnoître ; & l’appui qu’ils achetoient des vaiſſeaux de guerre chargés de protéger la navigation, les aſſuroit de l’impunité.

Le commerce que la colonie faiſoit avec les étrangers, pouvoit ſeul la relever, ou empêcher du moins ſa ruine entière : il fut défendu. Comme il continuoit, malgré la vigilance des commandans, ou peut-être par leur connivence, une cour aigrie & peu éclairée prit le parti de raſer la plupart des places maritimes, & d’en concentrer les malheureux habitans dans l’intérieur des terres. Cet acte de violence jeta dans les eſprits un découragement, que les incurſions & l’établiſſement des François dans l’iſle, portèrent depuis au dernier période.

L’Eſpagne, uniquement occupée du vaſte empire qu’elle avoir formé dans le continent, ne fit jamais rien pour diſſiper cette léthargie. Elle ſe refuſa même aux ſollicitations de ſes ſujets Flamands, qui déſiroient vivement d’être autorisés à défricher des contrées ſi fertiles. Plutôt que de courir le riſque de leur voir faire ſur les côtes un commerce frauduleux, elle conſentit à laiſſer dans l’oubli une poſſeſſion qui avoit été importante, & qui pouvoit le redevenir.