Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 10

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X. Quels bras pourra-t-on deſtiner aux cultures dont la Guyane eſt ſuſceptible ?

On crut en 1763 que les Européens y ſeroient très-propres. Douze mille furent la victime de cette opinion. La mort n’épargna qu’une ſoixantaine de familles Allemandes ou Acadiennes. Elles s’établirent ſur le Sinamary qui leur offroit des bords qui ne ſont jamais inondés par la mer, quelques prairies naturelles, & une grande abondance de tortues. Cette foible peuplade augmente & vit heureuſe le long de ce fleuve. La pêche, la chaſſe, l’éducation des troupeaux, la culture d’un peu de riz & de maïs : telles ſont ſes reſſources. Quelques ſpéculatifs ont voulu conclure de cet exemple que les blancs pourroient cultiver la Guyane : mais ils n’ont pas fait réflexion qu’on ne fondoit des colonies que pour obtenir des productions vénales, & que ces productions exigent des ſoins plus ſuivis & plus fatigans que ceux auxquels on ſe livre ſur les rives du Sinamary.

Les naturels du pays pourroient, dit-on, opérer ſans inconvénient ce qui eſt deſtructeur pour nous. Ces ſauvages étoient aſſez multipliés ſur la côte, lorſqu’elle fut découverte. La férocité Européenne en a ſi fort diminué le nombre, qu’il n’y en reſte pas actuellement plus de quatre ou cinq cens en état de porter les armes. Mais quelques aventuriers qui ont pénétré depuis peu dans l’intérieur des terres, y ont découvert beaucoup de petites nations, toutes plus barbares les unes que les autres. Par-tout ils ont aperçu l’oppreſſion des femmes, des ſuperstitions qui empêchent la multiplication des hommes, des haines qui ne s’éteignent que par la deſtruction des familles & des peuplades, l’abandon révoltant des vieillards & des malades, l’uſage habituel des poiſons les plus variés & les plus ſubtils ; cent autres déſordres dont la nature brute offre trop généralement le hideux tableau. Cependant le voyageur eſt accueilli avec reſpect, ſecouru avec la généroſité la plus illimitée & la plus touchante ſimplicité. Il entre dans la cabane du ſauvage ; il s’aſſied à côté de ſa femme & de ſes filles nues ; il partage leurs repas. La nuit, il prend ſon repos ſur un même lit. Au jour, on le charge de proviſions, on l’accompagne aſſez loin ſur ſa route, & l’on s’en sépare avec les démonſtrations de l’amitié. Mais cette ſcène d’hoſpitalité peut devenir ſanglante en un moment. Ce ſauvage eſt jaloux à l’extrême ; & au moindre ſigne de familiarité qui l’alarmeroit, on ſeroit égorgé.

Il faudroit commencer par aſſembler ces peuples toujours errans. Quelques préſens de leur goût, diſtribués à propos, rendroient cette première opération facile. On éviteroit, avec la plus ſcrupuleuſe attention, de réunir dans le même lieu celles de ces nations qui ont les unes pour les autres une averſion inſurmontable.

Ces peuplades ne ſeront pas formées au haſard. Il conviendra de les diſtribuer de manière à ſe procurer des facilités pour pénétrer dans l’intérieur du pays. À meſure que ces établiſſemens acquerront des forces, ils fourniront des facilités pour établir des habitations nouvelles.

Juſqu’ici, aucune conſidération n’a pu fixer ces Indiens. La plus sûre voie, pour y réuſſir, ſeroit de leur diſtribuer des vaches qu’ils ne pourroient nourrir qu’en abattant des bois & en formant des prairies. Les légumes, les arbres fruitiers dont on enrichiroit leur demeure, ſeroient un moyen de plus pour prévenir leur inconſtance. Il eſt vraiſemblable que ces reſſources qu’ils n’ont jamais connues, les dégoûteroient avec le tems, de la chaſſe & de la pêche, qui ſont actuellement les ſeuls ſoutiens de leur misérable & précaire exiſtence.

Un préjugé bien plus funeſte reſteroit à vaincre. Il eſt généralement établi chez ces peuples que les occupations sédentaires ne conviennent qu’à des femmes. Cet orgueil inſensé avilit tous les travaux aux yeux des hommes. Un miſſionnaire intelligent ne perdroit pas ſon tems à combattre cet aveuglement. Il anobliroit la culture, en travaillant lui-même avec les enfans ; & il réuſſiroit par ce noble & heureux ſtratagême, à donner aux jeunes gens des mœurs nouvelles. Peutêtre parviendroit-on à vaincre l’indolence des pères même, ſi l’on ſavoit leur donner des beſoins. Il n’eſt pas ſans vraiſemblance qu’ils demanderoient à la terre des productions pour les échanger contre des marchandiſes dont l’uſage leur ſeroit devenu néceſſaire.

Ce but ſalutaire s’éloigneroit infiniment, ſi l’on aſſujettiſſoit les ſauvages réunis à une capitation & à des corvées, comme ſe le ſont permis les Portugais & les Eſpagnols ſur les bords de l’Amazone, de Rio-Negro & de l’Orénoque. Il faut que ces peuples aient joui pendant des ſiècles, des bienfaits de la civiliſation, avant d’en porter les charges. Cependant, après cette révolution heureuſe, la Guyane ne rempliroit encore que très-imparfaitement les vues étendues que peut avoir la cour de Verſailles. Jamais les foibles mains des Indiens ne feront croître que des denrées de valeur médiocre. Pour obtenir de riches productions, il faudra recourir néceſſairement aux bras nerveux des nègres.

On craint la facilité qu’auront ces eſclaves pour déſerter de leurs ateliers. Ils ſe réfugieront, ils s’attrouperont, ils ſe retrancheront, dit-on, dans de vaſtes forêts, où l’abondance du gibier & du poiſſon rendra leur ſubſiſtance aisée ; où la chaleur du climat leur permettra de ſe paſſer de vêtement ; où les bois propres à faire des arcs & des flèches ne leur manqueront jamais. Cent d’entr’eux avoient pris ce parti, il y a environ trente ans. Les troupes envoyées pour les remettre ſous la chaîne, furent repouſſées. Cet échec faiſoit craindre une défection générale. La colonie entière étoit conſternée. On ne ſavoit à quoi ſe réſoudre, lorſqu’un miſſionnaire part, ſuivi d’un ſeul noir, arrive à l’endroit où s’étoit livré le combat, dreſſe un autel, appelle les déſerteurs par le moyen d’une clochette, leur dit la meſſe, les harangue, & les ramène tous, tous ſans exception, à leurs anciens maîtres. Mais les Jéſuites qui avoient mérité & obtenu la confiance de ces malheureux, ne ſont plus dans la colonie ; & leurs ſucceſſeurs n’ont montré ni la même activité, ni une connoiſſance égale du cœur de l’homme. Cependant, il ne ſeroit peut-être pas impoſſible de prévenir l’évaſion de ces infortunées victimes de notre cupidité, en rendant leur condition ſupportable. La loi de la néceſſité, qui commande même aux tyrans, preſcrira, dans cette région, une modération que l’humanité ſeule devroit inſpirer par-tout.