Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 11

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XI. Avant de jeter des capitaux dans la Guyane, il convient d’examiner ſi la colonie eſt bien organisée ; il en faut régler les limites.

Ce nouvel ordre de choſes engagera le gouvernement dans des dépenſes conſidérables. Avant de s’y livrer, il examinera ſi la colonie a eu juſqu’à notre âge, l’organiſation qui devoit la faire proſpérer, & ſi Cayenne eſt le lieu le plus convenable pour être le chef-lieu d’un grand établiſſement. C’eſt notre opinion : mais d’habiles gens penſent le contraire ; & leurs raiſons doivent être diſcutées.

Ces vues peuvent être excellentes, ſans que les avantages en aient été plutôt aperçus ; & il ne faut pas s’en étonner. Les choſes ſont quelquefois d’une difficulté qui ne peut être ſurmontée que par l’expérience ou par le génie. Mais l’expérience qui marche à pas lents, demande du tems ; & le génie qui, ſemblable aux courſiers des dieux, franchit un intervalle immenſe d’un ſaut, ſe fait attendre pendant des ſiècles. A-t-il paru ? il eſt repouſſé ou persécuté. S’il parle, on ne l’entend pas. Si, par haſard, il eſt entendu, la jalouſie traduit ſes projets comme des rêves ſublimes, & les fait échouer. L’intérêt général de la multitude ſuppléeroit peut-être à la pénétration du génie, ſi on le laiſſoit agir en liberté : mais il eſt ſans ceſſe contrarié par l’autorité dont les dépoſitaires ne s’entendent à rien, & prétendent ordonner de tout. Quel eſt celui qu’ils honoreront de leur confiance & de leur intimité ? c’eſt le flatteur impudent qui, ſans en rien croire, leur répétera continuellement qu’ils ſont des êtres merveilleux. Le mal ſe fait par leur ſottiſe, & ſe perpétue par une mauvaiſe honte qui les empêche de revenir ſur leurs pas. Les fauſſes combinaiſons s’épuiſent avant qu’ils aient rencontré les vraies, ou qu’ils puiſſent ſe réſoudre à les approuver, après les avoir rejetées. C’eſt ainſi que le déſordre règne par l’enfance des ſouverains, l’incapacité ou l’orgueil des miniſtres, & la patience des victimes. On ſe conſoleroit des maux paſſés & des maux préſens, ſi l’avenir devoit changer cette deſtinée : mais c’eſt une eſpérance dont il eſt impoſſible de ſe bercer. Et ſi l’on demandoit au philoſophe à quoi fervent les conſeils qu’il s’opiniâtre d’adreſſer aux nations & à ceux qui les gouvernent, & qu’il répondît avec ſincérité, il diroit qu’il ſatiſfait un penchant invincible à dire la vérité, au haſard d’exciter l’indignation, & même de boire dans la coupe de Socrate.

Avant de prendre ſur la Guyane une réſolution finale, il conviendra de fixer les bornes encore incertaines de cette colonie. Au Nord, les Hollandois voudroient bien étendre les frontières de Surinam juſqu’aux bords du Sinamary : mais le poſte militaire que la cour de Verſailles a fait établir depuis longtems ſur la rive droite du Maroni, paroit avoir anéanti ſans retour cette prétention ancienne. Du côté du Midi, les difficultés ſont moins applanies. L’Amazone fut autrefois inconteſtablement la borne des poſſeſſions Françoiſes, puiſque, par une convention du 4 Mars 1700, les Portugais s’obligèrent à démolir les forts qu’ils avoient élevés ſur la rive gauche de cette rivière. À la paix d’Utrecht, la France qui recevoit la loi, fut forcée de céder la navigation de ce fleuve avec les terres qui s’étendent juſqu’à la rivière de Vincent Pinçon, ou de l’Oyapock. Lorſque le tems fut venu d’exécuter le traité, il ſe trouva que ces deux noms employés comme ſynonymes, déſignoient dans le pays, ainſi que ſur les anciennes cartes, deux rivières éloignées l’une de l’autre de trente lieues. Chacune des deux cours voulut tourner cette erreur à ſon avantage celle de Liſbonne s’étendre juſqu’à l’Oyapock, & celle de Verſailles juſqu’à Vincent Pinçon. On ne put convenir de rien ; & les terres conteſtées ſont reſtées déſertes depuis cette époque aſſez reculée.

On n’aura pas la préſomption de s’ériger en juge de ce grand procès. L’unique obſervation qu’on ſe permettra de faire, c’eſt que le but de la ceſſion exigée par le Portugal, a été de lui aſſurer la navigation excluſive de l’Amazone. Or les ſujets de cette couronne jouiront paiſiblement de cet avantage, en éloignant les limites des poſſeſſions Françoiſes de vingt lieues ſeulement & juſqu’à la rivière de Vincent Pinçon, ſans qu’il ſoit néceſſaire de les reculer de cinquante juſqu’à l’Oyapock.