Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 13

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XIII. Après de longues diſcuſſions entre les cours de Londres & de Verſailles, Sainte-Lucie reſte à la France.

Les Anglois occupèrent ſans oppoſition cette iſle, dans les premiers jours de l’an 1639. Ils vivoient paiſiblement depuis dix-huit mois, lorqu’un navire de leur nation, qui avoit été ſurpris par un calme devant la Dominique, enleva quelques Caraïbes accourus ſur leurs pirogues avec des fruits. Cette violence décida les ſauvages de Saint-Vincent, de la Martinique, à ſe réunir aux ſauvages offensés ; & ils fondirent tous enſemble, au mois d’août 1640, ſur la nouvelle colonie. Dans leur fureur, ils maſſacrèrent tout ce qui ſe préſenta. Le peu qui échappa à cette vengeance, abandonna pour toujours un établiſſement qui étoit encore au berceau.

Dans les premiers âges du monde, avant qu’il ſe fût formé des ſociétés civiles & policées, tous les hommes en général avoient droit ſur toutes les choſes de la terre. Chacun pouvoit prendre ce qu’il vouloit pour s’en ſervir, & même pour conſumer ce qui étoit de nature à l’être. L’uſage que l’on faiſoit ainſi du droit commun, tenoit lieu de propriété. Dès que quelqu’un avoit pris une choſe de cette manière, aucun autre ne pouvoit la lui ôter ſans injuſtice. C’eſt ſous ce point de vue, qui ne convient qu’à l’état de nature, que les nations de l’Europe enviſagèrent l’Amérique, lorſqu’elle eut été découverte. Comptant les naturels du pays pour rien, il leur ſuffiſoit, pour s’emparer d’une terre, qu’aucun peuple de notre hémiſphère n’en fût en poſſeſſion. Tel fut le droit public, conſtant & uniforme qu’on ſuivit dans le Nouveau-Monde, & qu’on n’a pas même eu honte de vouloir juſtifier en ce ſiècle, pendant les dernières hoſtilités.

Quoi, la nature de la propriété n’eſt pas la même par-tout, par-tout fondée ſur la priſe de poſſeſſion par le travail, & ſur une longue & paiſible jouiſſance ! Européens, pouvez-vous nous apprendre à quelle diſtance de votre séjour ce titre ſacré s’anéantit ? Eſt-ce à vingt pas ? eſt-ce à une lieue ? eſt-ce à dix lieues ? Non, dites-vous. Hé bien, ce ne ſeroit donc pas à dix mille lieues. Et ne voyez-vous pas que ce droit imaginaire que vous vous arrogez ſur un peuple éloigné, vous le conférez à ce peuple éloigné ſur vous ? Cependant que diriez-vous, s’il pouvoit arriver que le ſauvage entrât dans votre contrée, & que, raiſonnant à votre manière, il dit : cette terre n’eſt point habitée par les nôtres, donc elle nous appartient ? Vous avez l’Hobbiſme en horreur dans votre voiſinage ; & ce funeſte ſyſtême, qui fait de la force la ſuprême loi, vous le pratiquez au loin. Allez ! après avoir été des voleurs & des aſſaſſins, il ne vous reſtoit plus que d’être d’exécrables ſophiſtes ; & vous l’êtes devenus. D’après ces principes, que les eſprits juſtes & les cœurs droits réprouveront toujours, Sainte-Lucie devoit appartenir à toute puiſſance qui voudroit ou pourroit la peupler. Les François s’en avifèrent les premiers. Ils y firent paſſer, en 1650, quarante habitans ſous ſa conduite de Rouſſelan, homme brave, actif, prudent, & ſingulièrement aimé des ſauvages, pour avoir épousé une femme de leur nation. Sa mort, arrivée quatre ans après, ruina tout le bien qu’il avoit commencé à faire. Trois de ſes ſucceſſeurs furent maſſacrés par les Caraïbes, mécontens de la conduite qu’on tenoit avec eux ; & la colonie ne faiſoit que languir, lorſqu’elle fut priſe en 1664 par les Anglois, qui l’évacuèrent en 1666.

À peine étoient-ils partis, que les François reparurent dans l’iſle. Ils ne s’y étoient pas encore beaucoup multipliés, quelle qu’en fût la cauſe, lorſque l’ennemi qui les avoit chaſſés la première fois, les força de nouveau, vingt ans après, à quitter leurs habitations. Quelques-uns, au lieu d’évacuer l’iſle, ſe réfugièrent dans les bois. Dès que le vainqueur, qui n’avoit fait qu’une invaſion paſſagère, ſe fut retiré, ils reprirent leurs occupations. Ce ne fut pas pour long-tems. La guerre, qui bientôt après déchira l’Europe, leur fit craindre de devenir la proie du premier corſaire, qui auroit envie de les parler ; & ils allèrent chercher de la tranquilité dans les établiſſemens de leur nation, qui avoient plus de force, ou qui pouvoient ſe promettre plus de protection. Il n’y eut plus alors de culture ſuivie, ni de colonie régulière à Sainte-Lucie. Elle étoit ſeulement fréquentée par des habitans de la Martinique, qui y coupoient du bois, qui y faiſoient des canots, & y entretenoient des chantiers aſſez conſidérables.

Des ſoldats & des matelots déſerteurs s’y étant réfugiés après la paix d’Utrecht, il vint en pensée au maréchal d’Eſtrées d’en demander la propriété. Elle ne lui eut pas été plutôt accordée en 1718, qu’il y fit paſſer un commandant, des troupes, du canon, des cultivateurs. Cet éclat bleſſa la cour de Londres, qui avoit des prétentions ſur l’iſle, à raiſon de la priorité d’établiſſement ; comme celle de Verſailles, en vertu d’une poſſeſſion rarement interrompue. Ses plaintes déterminèrent le miniſtère de France à ordonner que les choſes ſeroient remiſes dans l’état où elles étoient, avant la conceſſion qui venoit d’être faite. Soit que cette complaiſance ne parût pas ſuffiſante aux Anglois ; ſoit qu’elle leur perſuadât qu’ils pouvoient tout oſer, ils donnèrent eux-mêmes, en 1722, Sainte-Lucie au duc de Montaigu, qui en envoya prendre poſſeſſion. Cette oppoſition d’intérêts donna de l’embarras aux deux couronnes. Elles en ſortirent, en 1731, en convenant que, juſqu’à ce que les droits reſpectifs euſſent été éclaircis, l’iſle ſeroit évacuée par les deux nations : mais qu’elles auroient la liberté d’y faire de l’eau & du bois.

Cet arrangement n’empêcha pas les François d’y établir de nouveau en 1744, un commandant, une garniſon, des batteries. Ou la cour de Londres ne fut pas avertie de cette infidélité, ou elle feignit de ne la pas voir, parce que ſes navigateurs ſe ſervoient utilement de ce canal, pour entretenir avec des colonies plus riches, des liaiſons interlopes que les ſujets des deux gouvernemens croyoient leur être également avantageuſes. Elles durèrent avec plus ou moins de vivacité, juſqu’au traité de 1763, qui aſſura à la France la propriété ſi long-tems & ſi opiniâtrement diſputée de Sainte-Lucie.