Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 14

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XIV. Premières opérations de la France à Sainte-Lucie.

Un entrepôt fut le premier uſage que la cour de Verſailles ſe propoſa de faire de ſon acquiſition. Depuis que ſes iſles du Vent avoient abattu leurs forêts, étendu leurs cultures, & perdu la reſſource du Canada & de la Louyſiane, il étoit devenu impoſſible de s’y paſſer des bois & des beſtiaux de l’Amérique Septentrionale. On avoit cru voir de grands inconvéniens à l’admiſſion directe de ces ſecours étrangers ; & Sainte-Lucie fut choiſie pour les échanger contre les ſirops de la Martinique, de la Guadeloupe. L’expérience ne tarda pas à démontrer que c’étoit un plan chimérique.

Pour que cet arrangement pût avoir ſon exécution, il faudroit que les américains déposâſſent leurs cargaiſons, qu’ils les gardâſſent ſur leurs navires, ou qu’ils les vendiſſent à des négocians établis dans l’iſle : trois combinaiſons dont aucune n’eſt praticable.

Jamais les navigateurs ne ſe détermineront à mettre à terre leur bétail, dont la garde, la nourriture, les accidens les ruineroient infailliblement, ni à dépoſer dans des magaſins des bois d’un trop mince prix, d’un trop gros volume, pour ſoutenir les frais d’un loyer. Jamais ils n’attendront ſur leur bord des acheteurs éloignés qui pourroient ne pas arriver. Jamais ils ne trouveront des acheteurs intermédiaires, dont le miniſtère ſeroit néceſſairement ſi cher, qu’on ne pourroit pas l’employer.

Le propriétaire des ſirops a les mêmes raiſons d’éloignement pour ce marché. Les voitures, le coulage & la commiſſion réduiroient à rien ſa denrée. Si l’Anglois ſe déterminoit à acheter les ſirops plus cher qu’il ne les payoit, il ſe verſoir forcé d’augmenter dans la proportion ſes marchandiſes, dont le conſommateur ne voudroit plus après ce furhauſſement.

Détaché de la première idée qu’il avoit eue, ſans y renoncer formellement, le miniſtère de France, s’occupa, dès 1763, du ſoin de former des cultures à Sainte-Lucie. Le projet étoit ſage, mais l’exécution fut folle. Si le gouverneur & l’intendant de la Martinique dont cette iſle n’eſt éloignée que de ſept lieues, avoient été chargés de l’opération, les colons qu’on y auroit fait paſſer, auroient obtenu les ſecours que peut aisément fournir un établiſſement qui remonte à plus d’un ſiècle. La précipitation, la paſſion des nouveautés, le déſir de placer des parens ou des protégés, d’autres motifs peut-être encore plus blâmables, firent préférer l’envoi d’une adminiſtration indépendante qui ne devoit avoir des liaiſons qu’avec la métropole. Cette mauvaiſe combinaiſon coûta 7 000 000 au fiſc, & à l’état huit ou neuf cens hommes, dont la fatale deſtinée inſpire plus de pitié que de ſurpriſe. Sous les tropiques, les colonies le mieux établies coûtent habituellement la vie au tiers des ſoldats qui y ſont envoyés, quoique ce ſoient des hommes ſains, robuſtes & bien ſoignés : eſt-il étonnant que des misérables, ramaſſés dans les boues de l’Europe & livrés à tous les fléaux de l’indigence, à toutes les horreurs du déſeſpoir, aient misérablement péri dans une iſle inculte & déſerte ?

L’avantage de la peupler étoit réſervé aux établiſſemens voiſins. Des François, qui avoient vendu très-avantageuſement leurs plantations de la Grenade aux Anglois, ont porté à Sainte-Lucie une partie de leurs capitaux. Un grand nombre des cultivateurs de Saint-Vincent, indignés de ſe voir réduits à acheter un ſol qu’ils avoient défriché avec des fatigues incroyables, ont pris la même route. La Martinique a fourni des habitans, dont les poſſeſſions étoient peu fécondes ou bornées, & des négocians qui ont retiré quelques fonds de leur commerce pour les confier à l’agriculture. On leur a diſtribué à tous gratuitement des terres.