Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 25

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XXV. La Martinique peut-elle eſpérer de voir améliorer ſa condition ?

Tous ceux qui, par inſtinct ou par devoir, s’occupent des intérêts de leur patrie, déſireroient de voir les productions ſe multiplier à la Martinique. On ſait, il eſt vrai, que l’intérieur de cette iſle, rempli de rochers affreux, n’eſt point propre à la culture du ſucre, du café, du coton ; qu’une trop grande humidité y nuiroit à ces productions ; & que ſi elles y réuſſiſſoient, les frais de tranſport, au travers des montagnes & des précipices, rendroient inutile le ſuccès des récoltes. Mais on pourroit former dans ce grand eſpace d’excellentes prairies ; & le ſol n’attend que la faveur du gouvernement pour fournir aux habitans ce genre de fécondité reproductive des beſtiaux ſi néceſſaires à la culture & à la ſubſiſtance. L’iſle a d’autres quartiers d’une nature ingrate : des terreins eſcarpés, que les torrens & les pluies ont dégradés ; des terreins marécageux, qu’il eſt difficile & peut-être impoſſible de deſſécher ; des terreins pierreux, qui ſe refuſent à tous les travaux. Cependant les obſervateurs qui connoiſſent le mieux la colonie s’accordent tous à dire que ſes cultures ſont ſuſceptibles d’augmentation, & que l’augmentation pourroit être de près d’un tiers. On arriveroit même, ſans nouveaux défrichemens, à cette amélioration, par une culture meilleure & plus ſuivie. Mais pour atteindre ce but, il faudroit un plus grand nombre d’eſclaves. C’eſt beaucoup que les habitans aient pu juſqu’à nos jours maintenir leurs ateliers dans l’état où ils les avoient reçus de leurs pères. Nous ne croyons pas qu’il ſoit en leur pouvoir de les augmenter.

À la Martinique, les propriétaires des terres peuvent être divisés en quatre claſſes. La première poſſède cent grandes ſucreries, exploitées par douze mille noirs. La ſeconde, cent cinquante, exploitées par neuf mille noirs. La troiſième, trente-ſix, exploitées par deux mille noirs. La quatrième, livrée à la culture du café, du coton, du cacao, du manioc, peut occuper vingt mille noirs. Ce que la colonie contient de plus en eſclaves des deux ſexes, eſt employé pour le ſervice domeſtique, pour la pêche, pour la navigation ; eſt dans l’enfance ou dans un état de décrépitude.

La première claſſe eſt toute composée de gens riches. Leur culture eſt pouſſée auſſi loin qu’elle puiſſe aller ; & leurs facultés la maintiendront ſans peine dans l’état floriſſant où ils l’ont portée. Les dépenſes même qu’ils ſont obligés de faire pour la reproduction, ſont moins conſidérables que celles du colon moins opulent, parce que les eſclaves qui naiſſent ſur leurs habitations, doivent remplacer ceux que le tems & les travaux détruiſent.

La ſeconde claſſe, qu’on peut appeler celle des gens aisés, n’a que la moitié des cultivateurs dont elle auroit beſoin, pour atteindre à la fortune des riches propriétaires. Euſſent-ils les moyens d’acheter les eſclaves qui leur manquent, ils en ſeroient détournés par une funeſte expérience. Rien de ſi mal entendu que de placer un grand nombre de nègres à la fois ſur une habitation. Les maladies que le changement de climat & de nourriture occaſionne à ces malheureux ; la peine de les former à un travail dont ils n’ont ni l’habitude, ni le goût, ne peuvent que rebuter un colon par les ſoins fatigans & multipliés que demanderoit cette éducation des hommes pour la culture des terres. Le propriétaire le plus actif eſt celui qui peut augmenter ſon atelier d’un ſixième d’eſclaves tous les ans. Ainſi la ſeconde claſſe pourroit acquérir quinze cens noirs par an, ſi le produit net de ſa culture le lui permettoit. Mais elle ne doit pas compter ſur des crédits. Les négocians de la métropole ne paroiſſent pas diſposés à lui en accorder ; & ceux qui faiſoient travailler leurs fonds dans la colonie, ne les y ont pas plutôt vus oiſifs ou haſardés, qu’ils les ont portés en Europe ou à Saint-Domingue.

La troiſième claſſe qui eſt à-peu-près indigente, ne peut ſortir de ſa ſituation par aucun moyen pris dans l’ordre naturel du commerce. C’eſt beaucoup qu’elle puiſſe ſubſiſter par elle-même. Il n’y a que la main bienfaiſante du gouvernement qui puiſſe lui donner une vie utile pour l’état, en lui prêtant, ſans intérêt, l’argent néceſſaire pour monter convenablement ſes habitations. La recrue des noirs peut s’y éloigner ſans inconvénient des proportions que nous avons fixées pour la ſeconde claſſe ; parce que chaque colon ayant moins d’eſclaves à veiller, ſera en état de s’occuper davantage de ceux dont il fera l’acquiſition.

La quatrième claſſe, livrée à des cultures moins importantes que les ſucreries, n’a pas beſoin de ſecours auſſi puiſſans pour recouvrer l’état d’aiſance d’où la guerre, les ouragans & d’autres malheurs l’ont fait décheoir. Il ſuffiroit à ces deux dernières claſſes d’acquérir chaque année quinze cens eſclaves, pour monter au niveau de la proſpérité que la nature permet à leur induſtrie.

Ainſi, la Martinique pourroit eſpérer de porter ſes cultures languiſſantes juſqu’où elles peuvent aller, ſi, outre les remplacemens, elle recevoit chaque année une augmentation de deux ou trois mille nègres. Mais elle eſt hors d’état de payer ces recrues, & les raiſons de ſon impuiſſance ſont connues. On ſait qu’elle doit à la métropole, comme dettes de commerce, à-peu-près un million. Une ſuite d’infortunes l’a réduite à en emprunter quatre aux négocians établis dans le bourg Saint-Pierre. Les engagemens qu’elle a contractés à l’occaſion des partages de famille, ceux qu’elle a pris pour l’acquiſition d’un grand nombre de plantations l’ont rendue inſolvable. Cette ſituation déſeſpérée ne lui permet pas de remplir, du moins de long-tems, toute la carrière de fortune qui lui étoit ouverte.